En souvenir de Gena Rowlands (1930-2024), icône phare du cinéma indépendant américain

par Vincent Delaury
jeudi 22 août 2024

Lundi 19 août dernier, au cinéma le Reflet Médicis, Paris, 20h : hommage ô combien bienvenu à l'actrice américaine Gena Rowlands (1930-2024), disparue, à son domicile d'Indian Wells en Californie, le 14 août dernier à l’âge de 94 ans (elle souffrait depuis cinq ans de la maladie d’Alzheimer, son fils cinéaste, Nick, nous l’avait fait savoir, ©photos VD, souvent d’après la presse), comédienne indissociable du cinéma « free jazz » de son mari défunt, le grand John Cassavetes (1929-1989), icône glamour, et torturée (via ses grands rôles), aux cheveux pleins de soleil, du cinéma étatsunien indépendant : projection, en copie restaurée, de Love Streams, 1984, un film torrentiel signé Cassavetes, animé par la pulsion de vie et de cinéma : la séance affiche complet : « On l’a choisi, me glisse à l’oreille un membre de l’équipe du ciné, parce qu’en général, il est peu diffusé.  »

Rassurez-vous, dans ce même cinéma, ce long-métrage (114 minutes) est encore visible, pour quelques séances (ven., lun., 20h30...), toute cette semaine. Ce que la télé française ne fait pas (à l’exception d’Arte et, ouf, il y a aussi Libération, le seul quotidien à ma connaissance, à avoir mis l'irremplaçable Gena à sa Une à l'annonce de sa disparition, pour le n°13410), ce cinéma estampillé art & essai le fait, lui rendre l’hommage qu’elle mérite amplement : pourquoi, dernièrement, les chaînes hexagonales de téloche ne bouleversent-elles pas leurs programmes, selon la formule consacrée, pour cette actrice bouleversante, afin de la faire encore mieux connaître ?

Le bel Alain (1935-2024) a ça, Delon en large et en travers, au risque de l’overdose (certes il est Français, deuil national oblige, et il est assurément, ceci n’est pas un scoop !, un monument du cinéma made in France des années 60, 70 et 80), pourquoi pas l’incandescente Gena ? Juste, la voir jouer, contempler, one more time, sa palette de gammes émotionnelles infinie, mâtinant rire, liberté et larmes, se risquant jusqu’à la folie, au risque de sérieusement, et définitivement, nous chambouler : eh oui, quand elle déboule dans un plan, la Gena, on ne voit qu’elle, étant un effet spécial à elle toute seule ! C’est un Stradivarius, ou une Formule 1 (au choix). Et, de ce fait, les apprenties comédiennes, entre autres, verraient ainsi ce que c’est que le travail d’une actrice, au demeurant sidérante. Perso, je pense qu’il faut rendre à César, clin d’œil à un film dispensable où jouait Delon le cabotin (Astérix aux Jeux olympiques, 2008), ce qui appartient à Cléopâtre, la femme est puissance (de frappe) également, il n'y a pas que l'aura masculine, en matière de star. Aussi, avec cet article (peut-être trop truffé de références, je m'en excuse par avance, elle m’impressionne beaucoup), j’essaie de lui rendre hommage, à ma manière, pour la mettre en lumière encore une fois. Elle était si lumineuse, si fascinante, si touchante, si tranchante, un diamant brut.

Gena Rowlands (1930-2024) à Londres, le 17 octobre 1968, ©photo Evening Standard/Getty Images

Forever Gena, une figure hollywoodienne marginale follement attachante 

Gena Rowlands est « Une femme sous influence » (1974, John Cassavetes), ©Photo (détail) Prod DB KCS Aurimages

Depuis sa mort, ému, j’ai beaucoup lu de retours écrits sur cette actrice essentielle, indispensable, cette Femme sous influence, lui offrant en 1974 le plus grand rôle de sa carrière, a été et est toujours une femme très influente, son jeu est époustouflant, mais on n'a pas assez parlé, je crois, de ses petits plis, à la naissance du nez, qui se créent quand elle sourit. Si Clint a sa veine temporale saillante, Gena a pour elle ses petits plis de lionne. Face(s) : Gena, je me souviendrai de votre visage. « Gena Rowlands, un regard qui ne s’oublie pas », est-il dit, très justement, au début du documentaire formidable (2017) de Sabine Carbon – je m’appuierai d’ailleurs beaucoup sur lui pour brasser les grandes lignes de sa carrière -, diffusé sur Arte le samedi 17 août dernier, à 15h20, Gena Rowlands, actrice et muse par amour (quel beau titre).

Avec sa longue chevelure blonde opulente, offrant une large mèche retombant sur un côté de son visage, cachant souvent un œil humide trop maquillé (Faces), Gena aurait pu lorgner vers l’icône hollywoodienne Marilyn, blonde incendiaire pin-up aux formes girondes pouvant réveiller un mort, ou vers la froideur glaciale des sacro-saintes blondes hitchcockiennes (avec qui, en début de parcours, elle a tourné, en l’occurrence pour une série télé, Suspicion). Mais non, pas de copycat chez elle, elle bien trop grande et trop authentique pour ça. Sa « marque de fabrique » à elle, c’est d’être définitivement belle et tourmentée, sans oublier une forte dose d’humour (pas pour rien que son modèle absolu était Bette Davis, 1908-1989). Plus jeune, avec son regard en coin, fier, elle peut faire penser à Lauren Bacall (1924-2014), « The Look », mais, très vite, grâce notamment à son mari franc-tireur John Cassavetes (quel nom !), acteur-réalisateur, un véritable iconoclaste à Hollywood, elle s’affranchira du système qui la destinait à en faire une grande vedette américaine « classique », dans la lignée de l'âge d'or des majors, elle en avait l’étoffe, côtoyant pour un temps de grandes stars masculines (Frank Sinatra, Kirk Douglas, Rock Hudson, excusez du peu), pour préférer participer au cinéma libre de son époux, bien plus aventureux - en 2001, elle déclarait à Gary Oldman, histoire de rappeler combien elle avait sciemment choisi les films labellisés Cassavetes au détriment de toute autre proposition des studios : « Beaucoup de gens pensaient savoir mieux que moi ce que je devais faire et me disaient : "Tu devrais accepter tel film". Et je répondais : "Vous savez, je pense que je suis l’actrice la plus chanceuse qui ait jamais existé, j’ai peut-être eu huit ou neuf grands rôles… et l’homme qui les a écrits et réalisés m’a aimée" » - et ainsi marquer de sa griffe inimitable, à savoir un être-là à l’écran qui dépasse très largement le jeu ordinaire en allant s’égarer dans la folie, sans jamais rien cacher de ses paupières lourdes, malgré ses solaires de star (Opening Night, 1977), de femme vieillissante comme perdue dans l’alcool, le cinéma américain puis, par la même occasion, nos mémoires.

Le visage ineffaçable de Gena Rowlands/Jeannie Rapp dans « Faces » (1968, John Cassavetes)

Avec John, en tout, elle tournera dix films, dont sept ont pour réalisateur Cassavetes : Un enfant attend (1963), Faces (1968), Minnie and Moskowitz (1971), Une femme sous influence (1974), rôle qui vaut à Rowlands une nomination pour l’Oscar de la meilleure actrice, Opening Night (1977), Gloria (1980), nouvelle nomination à l’Oscar, et Love Streams (1984) ; John saluait son travail ainsi : « Donnez-lui n’importe quoi et elle saura toujours être créative. Elle n’essaie pas de faire la différence, elle EST différente. » Oh que oui. Hormis ce corpus cassavetien de haute volée, les époux jouent ensemble à trois reprises, car ce couple d’artistes amoureux a fasciné les réalisateurs, comme on les comprend, appréciant grandement les voir ensemble : Les Intouchables (1969), Un tueur dans la foule (1976) et Tempête (1982). 

L’amour ouf, à la ville comme à la scène : John Cassavetes & Gena Rowlands. Image tirée du doc sur Gena Rowlands, « Actrice et muse par amour », 2017, de Sabine Carbon

Au passage, merci à Gérard Depardieu d'avoir permis la redécouverte des films de John Cassavetes en salles en France au début des années 1990. Pour ma part, c’est au cinéma, dans Paname, que j'ai découvert le continent Cassavetes, je me souviendrai toujours d'un propos d'un bon copain jetant l'éponge après que je l'ai entraîné au Saint-André-des-Arts voir Faces (1968, l'un de ses plus ardus, c'est vrai, en noir et blanc, lent, long, bavard, en huis clos, limite asphyxiant, son plus bergmanien) - « Vinz', allons voir un Schwarzie, ces films ne sont pas pour nous, on les aimera quand on aura une vie chiante d'adultes !  » [Rires]

Allez, un mot d'Isabelle Adjani (in Libé n°13410, 16 août 2024, notule Gena Rowlands était une sainte, p. 4) : « (...) Gena Rowlands nous est arrivée de nulle part comme la peinture de Francis Bacon, et ça a tout foudroyé, tout démodé, tout déclassé, tout en restant inimitable ! Le jeu de Gena, sublimé car porté, provoqué par le regard d'un Cassavetes amoureux à la folie, fut à lui seul son alpha et son oméga. Elle est pour toujours ailleurs, en haut, en bas, sur les côtés et au milieu, et c'est fou comme toute cette puissance alchimique, ce baroque, ce too much, cette emphase nous touchent en plein cœur et corps, individuellement, universellement. » Merci Isabelle, la Reine Margot, pour ces mots. Au passage, on appréciera la jolie intuition de « la » Adjani (tranche de Bacon), le critique, et cinéaste, Thierry Jousse, dans son remarquable ouvrage sur le metteur en scène d'Opening Night (1977), paru en 1989 pour sa première édition aux éditions des Cahiers du cinéma (collection "Auteurs"), parle du cinéma cassavetien, puissant « torrent d'amour » s'il en est, comme d'« un cinéma des flux, alcool, hallucination, amour  ». Bien vu. Intelligence, et vista, d'une actrice... à l’origine truffaldienne. 

Gena est « Gloria » (1980, John Cassavetes)
Gena Rowlands, au côté de Gérard Depardieu, dans « Décroche les étoiles » (1996, Nick Cassavetes)

Et, pour ce rapprochement opérant, relire, par exemple, ce qu'écrit le philosophe Gilles Deleuze sur la peinture de Francis Bacon (in Francis Bacon. Logique de la sensation, publié en 1981 aux éditions de la Différence), ceci par exemple, étant au passage complètement raccord avec l'univers cassavetien montrant des figures qui tombent, les nerfs à vif, ou des corps hystériques, boules de sensations brutes qui n’en peuvent plus d’exister : « Il y a deux manières de dépasser le figuratif, c’est-à-dire à la fois l’illustratif et le narratif : ou bien vers la forme abstraite ou bien vers la Figure. Cette voie de la Figure, Cézanne lui donne un nom simple : la sensation. La Figure, c’est la forme sensible rapportée à la sensation, elle agit immédiatement sur le système nerveux, qui est de la chair. Tandis que la Forme abstraite s’adresse au cerveau, agit par l’intermédiaire du cerveau, plus proche de l’os. »

John Cassevetes et Gena Rowlands dans « Tempête » (1982, Paul Mazursky). ©Photo12 (détail)

Gena Rowlands, c’est quoi ?

L’électron libre John Cassavetes, en tournage à New York, pour « Gloria » (1980), produit par la Columbia

Au fait, qui était Gena Rowlands ? Virginia Cathryn Rowlands, dite Gena Rowlands, est née le 19 juin 1930, à Cambria (Wisconsin), d’une mère peintre et d’un père banquier. Dès l’adolescence (entre 14 et 17 ans), elle prend des cours de théâtre, encouragée tant par sa mère – « Ça a l’air fascinant. C’est merveilleux ! » - que par son paternel lui déclarant, tout de go, « Je me fiche que tu veuilles devenir dresseuse d’éléphants si ça te rend heureuse », pour autant elle hésite encore entre la « vraie vie » et l’activité théâtrale, « J’ai voulu reprendre pied dans le monde réel, reprendre mes études. Mais c’était trop tard, déclarera-t-elle à Stig Björkman (Cahiers du cinéma, 2001), le théâtre ne me lâchait plus.  »

Enthousiaste, elle part alors croquer la Grosse Pomme en allant suivre les cours à la American Academy of Dramatic Arts de New York (obtenant son diplôme en 1952, à tout juste 22 ans). Mais le théâtre ne la nourrit pas encore, elle se fait momentanément ouvreuse dans un cinéma de Manhattan, L’Ange bleu est à l’affiche, et il se murmure qu’un jeune homme fougueux, un certain John Cassavetes (beau gosse revêche), a certes remarqué, sur l'écran, la Dietrich mais surtout, dans la salle obscure propice aux rêves, cette jeune femme, si sexy et si charismatique, avec sa lampe de poche agissant sur lui comme un phare ; ça tombe bien car il fréquente le même établissement théâtral, ils vont donc se revoir : bingo ! Ils se marient quatre mois plus tard, après cette rencontre providentielle de 1954, alors qu’elle s’était jurée de ne pas devenir accro à un homme ! « J’étais déterminée à devenir actrice donc à ne surtout pas tomber amoureuse, me marier et avoir des enfants. Sous le charme de John, j’ai donc tout fait pour l’éviter. Jusqu’au jour où il est venu me voir jouer au théâtre. Il était avec un ami et lui a dit : ‘C’est plié : je vais me marier avec cette fille’ ! Je raconte rarement cette histoire, elle est tellement guimauve.  », dixit Gena Rowlands, qui avait l’habitude de dire en interview - « Vous avez vu mes films ? Alors vous connaissez tout de moi  ». Quant à Cassavetes, il affirmait, de son côté, que ses films-sgnatures « parlent mieux de moi que n’importe quel discours. »

Elle est attirée par le théâtre et la télévision en direct, John, lui, s’avère davantage fasciné par le monde du cinéma. Gena note : « Il savait si bien transmettre son enthousiasme que nous l’avons suivi les yeux fermés. » Aussi, en parallèle du théâtre, c’est parti pour un long périple, à eux deux, dans le cinéma, en vue d’un échappement libre, à travers la déflagration d'un art qu'ils veulent dévastateur, tel un uppercut en pleine face, criant de vérité et d’échappées belles revigorantes. De film en film, ô combien difficiles à monter (Faces n’étant par exemple tourné que le soir, à partir de 20h, parce qu’en journée, Gena et son mari, pour faire bouillir la marmite, nourrir leurs gosses et produire leurs productions libertaires si personnelles, bossent pour le système), John Cassavetes deviendra un pionnier du cinéma-vérité américain, considéré désormais, à juste raison, au sein de l’Histoire du cinéma, comme l’un des pères du cinéma indépendant, se tenant résolument, en ce qui le concerne, à distance des diktats de l’establishment d’Hollywood, même s’il pouvait en apprécier néanmoins son savoir-faire évident, des histoires bien ficelées, ainsi que ses grandes figures, tels Humphrey Bogart, avec qui il partageait un air de ressemblance certain, et James Cagney. Cet écorché vif, tour à tour délicieusement cinglé, provocateur, impétueux, surréaliste et impulsif à l'excès, milite alors coûte que coûte, via sa liberté de ton salvatrice et son anticonformisme chevillé au corps, en faveur du rêve, afin d'exprimer au mieux la véracité émotionnelle et l'expressivité singulière des individus, offrant par la même occasion à sa femme adorée des rôles et des personnages majeurs, restant fort longtemps en tête, si ce n'est pour toujours, après les avoir vus, à cran, à l’écran.

Cassavetes avouera à Ray Carney, critique de cinéma américain (au sujet du couple créatif qu'il formait avec sa femme actrice), dans un livre admirable, de souvenirs et sur la fabrique cinéma, Cassavetes par Cassavetes, publié par Capricci en France, selon le cinéaste non-conformiste Harmony Korine (Spring Breakers, 2012), il s'agit du « meilleur livre jamais écrit sur le cinéma ») : « Gena et moi on est des malades. Vraiment, on est maladivement obsédés par la volonté de communiquer quelque chose qu'il nous est très difficile d'exprimer dans notre vie. » Puis, sur Une femme sous influence, qu’ils tournent ensemble l’année 1973, « Pendant des années, j’ai revendiqué ce privilège de l’artiste de n’être obligé à rien, par qui que ce soit. Mais j’ai voulu faire un film pour Gena, pour me faire pardonner d’avoir détruit ma femme toutes ces années en faisant des films, en buvant, en délaissant le domicile conjugal. Et pourtant elle est restée à mes côtés, enceinte, enfant après enfant. Alors j’ai fait le film pour me racheter de toutes les saloperies que je lui ai infligées.  » 

L’existence quotidienne, à Gena et John, leur sert comme vivier pour créer, Cassavetes, c’est bien connu, puisait directement son inspiration dans leur vie de tous les jours (« John, dixit Gena, mettait dans ses films des moments très privilégiés de notre vie. Tout se mélangeait »), filmant sentimentalement ses proches, à savoir sa femme, leurs enfants, leurs amis et ses acteurs fétiches, qui ne sont autres que ses potes Peter Falk, Ben Gazzara, Seymour Cassel, dans leur villa californienne, ouverte ainsi aux quatre vents (et à l’improvisation, tout de même très travaillée, et corrigée) : « Gena dit à tout le monde que c’est difficile de vivre avec moi parce que tout ce qu’elle dit, je finis par le noter. Je vois Gena dans le jardin avec les enfants et j’enregistre ce que je vois. »

Ainsi, pour moi, Gena Rowlands, jouant toujours admirablement juste, avec sa méthode de jeu si particulière qu’elle n’a jamais pour autant théorisée (« Si vous voyiez l’état dans lequel je mets les scripts ! De vrais torchons, annotés, raturés, pliés, froissés : je lis des centaines de fois ce que je dois apprendre, je m’imprègne en permanence. Je dois dire que même la nuit, systématiquement, je rêve du rôle sur lequel je travaille », aimait-elle préciser, lorsqu’on lui demandait des conseils), incarne une haute idée du cinéma, au plus près de l’os de la vérité nue.

Elle est plus précisément La Figure du cinéma libre, allant inéluctablement de pair avec ce farouche indépendant qu’était son grand complice John Cassavetes, son mari canaille, fumeur et buveur invétéré, hélas trop tôt disparu (mort d’une cirrhose du foie). Elle est l’Actrice (Opening Night, 1977). Elle est la femme joyeuse et tourmentée, la femme quoi (Une femme sous influence, 1974), notamment quand, dans la rue, du côté d’Hollywood, avec ses socquettes blanches de petite fille et sa jupe bien trop courte, affolée, bondissante, excentrique, dérangée, via la séquence magistrale du bus scolaire, elle - Mabel Longhetti la dépressive - attend ses gosses... oubliés ! Le métier de maman, doublé à celui de femme attractive, pas évident ! Trop sous influences, et conditionnement sociétal (faire obligatoirement bonne figure, Gena, dedans, face au conformisme social, y incarne l’aliénation de la femme au foyer), elle craque littéralement, sous nos yeux, avec elle un simple goûter entre voisins tourne fissa à l’affrontement ; elle aime (son mari submergé par le boulot, ses gamins), mais elle aime mal, maladroite et malaisante qu’elle est à force de vouloir trop bien faire, le mieux étant l’ennemi du bien. Lecture de Gena Rowlands quant à son personnage, autoportrait possible et miroir réfléchissant : « Nous avons tous une Mabel en nous. » Oui ! Homme comme femme, car Miss Gena Rowlands est universelle.

Mabel/la si belle Gena, en attendant le bus, dans une séquence renversante d’« Une femme sous influence », 1974, signé Gena Rowlands et... John Cassavetes - un jour, peut-être, l’appellera-t-on, dixit Éric Neuhoff du « Figaro », « M. Rowlands »

Puis la musique démarre, via quelques notes de piano bien senties, et la poésie cassavetienne tangente se met soudain en branle, poils dressés illico sur les bras, et c’est génial, « l’art et la vie confondus », Allan Kaprow (1927-2006), plasticien américain pionnier du Happening, voit alors son rêve exaucé en CinemaScope, et pas seulement que pour quelques happy few évoluant dans le confinement douillet des galeries d’art marchandes, au profil de white cube propret. C’est si limpide, si évident, si naturel, ça fait BOUM ! Une femme sous influence, puissant film-trip qui prend aux tripes, sans oublier la séquence culte, en roue libre, du déjeuner des spaghettis avec Peter Falk, à table, en contremaître de chantier, genre work in progress ! Et ce si regretté Cassavetes, sa femme-actrice, il la filme magistralement, pour ce moment urbain comme en suspension, un peu de loin (l’esthétique de la longue focale), en filmeur amoureux fou, elle n’est jamais corsetée, si vivante, si sexy, l’éternel féminin en mouvement, avec un léger tremblement. C'est inouï, vraiment. 

Gena ? Elle a un physique inoubliable (Faces, 1968, le titre est parlant), belle tant en gros plan qu'en plan d'ensemble, tant en couleur qu'en noir et blanc, elle donne tant à la caméra, façon Actors Studio (même si elle n’est pas directement issue de cette formation), avec le grain épais caractéristique de ces années-là, les seventies avec le Nouvel Hollywood rugissant, s’opposant très souvent à l’ordre établi et à la citadelle hollywoodienne formatée, avec un fort penchant pour les marginaux, les énervés, les laissés-pour-compte, des plus méfiants vis-à-vis de toutes les formes d’autorité - pas par hasard qu'elle tourna aussi pour un autre cador de cette tendance, le nerveux William Friedkin (1935-2023), Têtes vides cherchent coffres pleins, 1978, quel titre ! 

Suit, après Une femme sous influence, Opening Night (1977, l’actrice sera couronnée d’un Ours d’argent à Berlin pour ce long-métrage), dans lequel Gena Rowlands, lunettes fumées sur le nez, incarne brillamment à nouveau la folie au féminin, aux côtés de Peter Falk et de Ben Gazzara, campant une actrice vieillissante, une certaine Myrtle Gordon, autrement dit une actrice de théâtre en perte de vitesse, en proie à ses démons, constamment au bord du gouffre (la sortie de piste), n’en pouvant plus de jouer, voire d’être, tout court. Femme jusqu’au bout des ongles, élégante même dans sa chute, oscillant entre flux d’amour et flux d’alcool, répétitions sans fin, sorties de route et représentations hasardeuses. Joudet : « Gena Rowlands n’a cessé de creuser des tunnels, d’installer des scènes pour jouer le grand spectacle fatigué de la féminité », Myrtle est victime d’un désordre à la fois émotionnel, psychologique et relationnel.

Sur Opening Night (1977), remake en fait d’All about Eve (1950) de Joseph Mankiewicz avec Bette Davis, Murielle Joudet, dans Le Monde n°24766, poursuit, avec perspicacité : « Chaque séquence témoigne de leur complicité, comme amoureux, comme artistes. Myrtle Gordon est une femme que personne ne comprend, sauf le spectateur : voilà l’art de Gena Rowlands, qui exécute là sa figure préférée : elle ne cesse de tomber, s’effondre au sol, trébuche, ne parvient pas à se relever – jusqu’à effrayer l’équipe technique, qui croyait à un malaise. Elle ressuscite : Myrtle, tenant à peine debout, ivre, assure le spectacle un soir de première, puis s’effondre en coulisses. Cet art de la chute, Gena Rowlands l’a perfectionné au long de ses films : mieux que des dialogues, il raconte une féminité qui abdique, qui ne veut plus jouer. C’est la vérité ensevelie dans son jeu : chaque jour, partout, toutes les femmes jouent, toutes les femmes sont actrices, souvent fatiguées de l’être. »

Gena Rowlands est Myrtle Gordon dans « Opening Night », 1977, de son mari John Cassavetes

Une femme sous influence qui influence encore terriblement

Rowlands, Gena de son prénom (à prononcer Gina), était une Blonde « hollywoodienne » atypique qui, en n’ayant pas tant tourné que ça (on compte environ seulement une quarantaine de longs-métrages pour le septième art à son actif, plus quelques téléfilms et séries télé, dont Columbo !), n’a jamais lassé, elle a su se faire rare, désirée, aucunement lassante, sans avoir, par ailleurs, histoire de rester dans le registre de « la Blonde de service », la froideur d’une Catherine Deneuve, par exemple, ou encore le professionnalisme redondant, un brin cousu de fil blanc (on connaît, sans surprise, tous ses tours), de la Huppert tardive (trop vue).

La grande Gena Rowlands (1,68 m !) dans « Gloria », en 1980. ©Photo Columbia/collection Christophel via AFP

Gena est à jamais également, dans mon souvenir, sans oublier leur poignant chant du cygne (leur dernier film ensemble, à John et à sa femme, Love Streams, 1984, où ils campent un frère et une sœur en conflit vivants sous le même toit, noyés qu’ils sont dans les vapeurs d’alcool, les fous rires et les volutes de cigarettes, même s’ils s’aiment éperdument), Gloria (1980), qui montre avec brio une call-girl classieuse, Gloria Swenson, une voisine de palier n'ayant pas froid aux yeux, accompagnée tout au long du film - attention, polar produit par la Columbia avec flingage oblige, l’un des plus grands succès en salles de Cassavetes ! - par le score mémorable de Bill Conti (le compositeur de Rocky !) ainsi que par, alors qu’elle n’a pas du tout là-dedans la fibre maternelle (en tout cas au début), Phil, un moutard portoricain sans famille (assassinée) des plus collants, se prenant pour son homme… macho ; c’est un film, soit dit en passant féministe avant l’heure (Cassavetes visionnaire), aux allures matricielles, à la production hollywoodienne hautement improbable (ou quand l’industrie rejoint le film d’auteur, joli crossover), des plus attachants (mon long préféré de Gena Rowlands avec le bouleversant Une femme sous influence), et qui influencera grandement Luc Besson le caméléon, plus tard (1994), pour son prenant, et réussi, Léon, tourné également - en partie - à New York. 

Pour la petite histoire, quand on demandait à cette actrice si subtile qu’est Gena Rowlands quel film, dans lequel elle a joué, elle emporterait avec elle si elle finissait naufragée sur une île déserte, elle avait répondu à Stig Bjökrman, pour les Cahiers du cinéma : « Je ne pense pas que je prendrai Une femme sous influence  ; il est tellement bouleversant. Et Love Streams [choix du Reflet Médicis] m’attristerait trop : c’est le dernier film que John et moi avons fait ensemble. J’emmènerai probablement Gloria  : c’est un film qui me donnerait l’impression d’être forte. Il m’aiderait à survivre. » Tout pareil, moi, glory to Gloria !

Gena Rowlands au Festival de Cannes, en mai 1992. ©Photo (détail) Richard Dumas/Agence VU’

Et chère Gena, l’on a perdu décidément « VOTRE » (c’est aussi un peu le nôtre) John Cassavetes trop tôt, à Los Angeles, en 1989 (la même année noire que pour le maestro Sergio Leone, 1929-1989), à tout juste 59 balais. Gloria, oups pardon, Gena, désolé pour la confusion des genres (le cinéma et la vie, le personnage et l’actrice), je me tais, trop ému j’avoue, ces derniers temps, par votre disparition, certes à un âge avancé (94 printemps ! Au fait, bravo pour cette longévité, possible que le cinéma libre, loin des poncifs du cinéma-fric, conserve, ceci est une bonne nouvelle) ; des souvenirs cinématographiques me reviennent en cascade, comme un torrent d'amour - saluez juste de ma part, là-haut, si je peux me permettre, votre grand John, « filmmaker » hors pair, à la fois populaire et expérimental. Je vous admire tous deux et surtout ensemble (car ensemble, c’est tout), vous êtes à jamais un couple légendaire du cinéma américain indépendant, terriblement partageur.

Et on n'oubliera pas, au passage, leur frémissant et somptueux, tout chaud, Minnie et Moskowitz, 1971. Lové dans « l'humain, trop humain » (l'amour, la grande affaire du cinéaste génial de Husbands (1970) - « À mon avis, dixit John Cassavetes, tout le monde a besoin de dire : où et comment puis-je aimer ? Puis-je être amoureux ? Pour pouvoir vivre, pour pouvoir vivre en paix. C’est pour ça que mes personnages dissèquent vraiment l’amour, en discutent, le tuent, le détruisent, se blessent, etc… Dans cette polémique verbale de la vie. Le reste ne m’intéresse pas vraiment. Cela en intéresse peut-être d’autres, mais moi j’ai une idée fixe. Tout ce qui m’intéresse c’est l’amour  »), en vue d’un transport en commun grisant et puissamment hors limites, donnant l’illusion de l’improvisation facile, voire de l’easy filming, comme il existe, en peinture (les grands espaces, les plages immersives), l’action painting. Cassavetes, c’est de l’action filming  ! J’emprunte la formule, des plus heureuses, à Thierry Jousse, ex-rédacteur en chef des Cahiers du cinéma. Avec perche du son possible dans le cadre, on s’en fout, ce qu’il faut capter, à l'écran, c’est la vérité (de l’émotion) vingt-quatre fois par seconde. Cinéma si séditieux, si vivant, et robotatif, à chair de poule garantie. Love Streams : Gena & John, des stars… humaines, de toute évidence - oxymore possible. Total respect. Bon heureusement, en termes de jeu plus vrai que nature, il reste encore Meryl Streep ! Ouf, tout n'est pas perdu... 

Gena, à dire vrai, on n'a jamais l'impression qu'elle joue, elle est moins jeu que je, elle EST et ça suffit, c'est tout un art, bon sang. Oui, il y a quelque chose de miraculeux, d'épiphanique (Adjani a raison, toutes proportions gardées, de la comparer à une sainte), dans cette comédienne, dans cette femme, mais doit-on les distinguer ? Elle apparaît à l'écran et on accroche tout de suite. C’est un aimant, une aimante, une amante, une amie, pour la vie, dotée d’une sorte de grâce déjantée infinie (cf. la danse du cygne dans le jardin-terrain de jeux de l’admirable Une femme sous influence), avec par moments, chez elle, comme un dérèglement de tous les sens (Rimbaud), et c’est magnifique. Parce que remuant, unique, existentialiste. Puis, quel sourire ravageur, avec un p’tit côté cartoon. Elle est si forte, si fragile (elle chute souvent !), si sacrificielle, « de faïence, je sais sa défaillance », ajouterait Julien Clerc. Femme, je vous aime. C’est un transperce-cœur.

Gena et John (son premier mari), avec leur fils Nick, dans leur maison de Los Angeles, en 1964. ©Photo Leo Fuchs/Getty Images
Jim Jarmusch (©photo polaroid VD, circa 2005, Paris), réalisateur américain ayant fait tourner Gena Rowlands dans « Night On Earth », aux côtés de Winona Ryder, un film poétique à saynètes sorti en 1991

Certes, Gena Rowlands a tourné pour d'autres réalisateurs et pas des moindres - Robert Mulligan, Woody Allen, William Friedkin, Jim Jarmusch - mais la déferlante Cassavetes emporte tout sur son passage, venant direct droit au cœur, griffe ô combien inimitable, car si singulière, si humaine, si perturbante, si brinquebalante, défiant avec panache, et bricolage !, le système hollywoodien standardisé, croulant sous l'énorme machinerie capitaliste. Et dire qu’elle a été nominée deux fois, dans sa carrière, à l’Oscar de la Meilleure actrice, pour Une femme sous influence (1974) et Gloria (1980), faut voir ce qu’elle envoie dedans, sans jamais l’obtenir, quelle foutaise ! Mais Gena Rowlands, on le sait bien, vaut bien plus qu’une breloque dorée, si prestigieuse soit-elle. Elle est la vie même à l’écran, elle est plus que du cinéma, allant bien au-delà de la simple addition de tous ses films réunis et ça, ça n’a pas de prix, c’est définitivement hors compétition ; elle est toujours là, quelque part, dans un coin du cœur, comme une référence incontournable, y compris dans un film regardé où elle ne joue pas forcément, car elle « distille » très largement, au-delà de sa simple présence. Gena, la star ? C'est la classe américaine faite femme. En piqûre de rappel et séance de rattrapage, cette actrice légendaire, des plus essentielles, obtiendra tout de même un Oscar d'honneur en 2015, il était temps.

Ailleurs que chez Cassavetes, Gena Rowlands est parfois « Une autre femme » (1988, Woody Allen)

Dernière chose, et pas des moindres, de toute évidence, c’est le couple Cassavetes-Rowlands qui a confectionné cette poignée de films essentiels, frémissants de vie et de dangerosité (on y est souvent, avec eux, intrinsèquement liés, au bord du précipice, du chavirement complet), ils sont réalisés en duo, « à quatre mains », ces joyaux filmiques bricolés avec amour en quelque sorte et, à dire vrai, l’un ne va pas sans l’autre : sans Gena, pas de John Cassavetes, du même niveau en tout cas, et vice-versa.

Leur rencontre, associée à leur fureur de vivre et d’engendrer en commun (leurs films, leurs trois enfants, Nick, Alexandra et Zoé, tous comme par hasard travaillant dans le cinéma, les chiens ne font pas des chats), a la force de l’évidence pour créer du nouveau, si ce n’est du jamais-vu (ça l’est toujours), et offrir une plus-value artistique précieuse en matière cinématographique. Et, comme le disait Murielle Joudet, spécialiste de Gena Rowlands (elle a écrit un bouquin passionnant sur l’actrice (Gena Rowlands. On aurait dû dormir, paru chez Capricci en 2021), toujours dans Le Monde n°24766, « À partir de ce film [Faces], elle deviendra le cœur du réacteur, le moteur de la raison d’être de la mise en scène de Cassavetes. Elle n’a jamais été une muse, plutôt un motif obsédant, comme s’il n’en avait jamais terminé de sonder cette femme. (…) Sur l’écran, ils ont tout dit, tout livré d’eux-mêmes, semblant avoir fait le tour de ce que peuvent faire un homme et une femme  », c’est si beau, et surtout si juste, bravo à cette autrice.

Lady Rowlands, indépendante au cinéma et dans la vie, en 2017, dans le précieux documentaire de Sabine Carbon, « Gena Rowlands, actrice et muse par amour »

Puis, in fine, je donne raison à la comédienne Léa Drucker, restant dans le même ordre d’idées, quand elle déclare à la journaliste Sandra Onana pour Libé #13410, p. 6 (in notule Elle campe ses personnages brisés dans ses propres fringues) : « En fait, il faudrait dire que les films sont ceux de John Cassavetes et de Gena Rowlands au même titre, c’est la fusion des deux qui a inventé un certain cinéma. Jusqu’à ses choix de costumes, je crois que Cassavetes se servait dans son dressing et qu’elle campe ses personnages brisés dans ses propres fringues. Un que j’adore, c’est Minnie et Moskowitz, une de mes histoires d’amour préférée. Ce que j’ai toujours aimé en revoyant les films, c’est être de nouveau déstabilisée. Et puis qu’est-ce qu’elle fait rêver… C’est nous qui sommes sous influence de Gena Rowlands. C’est du grand art.  »

Oui, Gena Rowlands, c’est du grand art, assurément, jamais je n’oublierai son visage, ou Face, et ses pas de côté, peut-être est-ce le cas pour vous également (vos remarques sont les bienvenues) et ce texte, pour AgoraVox, n’avait d’autre visée que de tenter, modestement et affectueusement, de rappeler son importance dans l'acting en lui rendant l'hommage, je l’espère sincère, et pas ampoulé, qu'elle mérite très largement. Elle (nous) a tant donné. Salut, l’actrice, l'être humain, le personnage, TOUT, merci pour tous ces moments de cinoche, au bord du cinoque, extrêmement forts, répondant à cette belle définition du septième art par le cinéaste maudit Michael Cimino (Voyage au bout de l’enfer), un autre grand héraut, ravagé, du Nouvel Hollywood : « Faire du cinéma, c’est inventer une nostalgie pour un passé qui n’a jamais existé. » R.I.P., chère/chair Gena Rowlands, femme XXL. 


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