Il était une fois Alain Delon (1935-2024), hommage

par Vincent Delaury
lundi 26 août 2024

Selon Delon : « Le métier d’acteur est un métier de putain, mais un métier de putain où il faut garder une certaine pureté. Le plus grand exemple reste James Dean. Sans pureté, il n’y a pas de talent, il ne reste que la technique. » Mort d'Alain Delon (1935, Sceaux, France - 2024, Douchy, France, ©photos VD), à 88 printemps, pour cet homme de cinéma aux... 88 films, la boucle est donc bouclée, comptabilisant tout de même, au total, 136 millions de spectateurs dans les salles (excusez du peu - qui pour rivaliser dans l’Hexagone, hormis Bébel et Louis de Funès ?), décès survenu, sans surprise (sa fin sans fin était comme La Chronique d’une mort annoncée), apprenait-on un dimanche très tôt, celui du 18 août dernier, à un âge avancé, donc – in fine, pas de destin de météore à la Dean, ce qui avait poussé, un jour, une certaine Clélia Zernik, philosophe, à déclarer à raison ceci, au sujet du Mister/Mystère Delon : « Pour être absolument un mythe, il aurait dû être un James Dean, il n’est pas mort à temps. »

Alain Delon, avec Lino Ventura, dans « Les Aventuriers » (Robert Enrico, 1966)

Quelle douche froide pour autant, mythe à 200% ou pas, que sa disparition, avec comme un pan du cinéma, français et italien, qui s’échappe avec lui. J’ai appris cette nouvelle-choc par le SMS elliptique, d’un ami proche, des plus cinéphiles (nous partageons le même goût pour, entre autres, le cinéma français populaire « viril » des années 60, 70 et 80, genre Les Grandes gueules, Les Aventuriers et autres Ruffian – Lino, reviens !), et peut-être que ça suffit : « Mort d'Alain Delon 88 ans ».

Ça pourrait, me semble-t-il, suffire amplement, telle une épitaphe, auquel l’intéressé lui-même aimerait rajouter possiblement ceci : « Pour mon épitaphe, aimait-il à dire, je voudrais cette phrase de Musset‌  : "J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et par mon ennui." » Exit ainsi les bavardages inutiles et autres nécrologies officielles scolaires à rallonge de la part de journaleux-prompteurs lisses de télé officiels se sentant obligés de les faire. Laisser seul le cinéma agir, et faire silence. Car, à mes yeux, sans pour autant oublier sa voix chaude grisante, caverneuse, singulière et familière (soudain, comme un refrain exquis, me revient cette mélopée amoureuse enflammée d’un autre temps, « Tu es d’hier et de demain / De toujours, ma seule vérité. Tu es comme le vent qui fait chanter les violons / Et emporte au loin le parfum des roses. Tu es mon rêve défendu / Mon seul tourment et mon unique espérance »), c’était dans les silences, ceux, nombreux du Samouraï, du Cercle rouge, d’Un flic, du Professeur, de Monsieur Klein ou encore de Notre histoire, que Delon, aimantant grave la caméra et nos regards, tel un accident, ou un astre noir irradiant ayant grandement le sens du tragique, était le meilleur.

Delon avec Dalida pendant l’enregistrement de « Paroles, paroles » en novembre 1972

Mais bon, Alain Delon, avec son cinéma contradictoire (dandy et voyou), calé entre le populaire (Borsalino, Astérix aux Jeux olympiques) et le savant (Visconti, Antonioni, Losey, Blier, Godard), et par-delà même le septième art (zoom sur sa propre personne, paradoxale), était/est fondamentalement un personnage de roman : il est irrésistiblement une invitation aux mots, via quelques maux, ou ombres au tableau, pouvant s’y inviter pour les accompagner, d’où cet article-hommage avec quelques bémols par-ci par-là (sans en rajouter, d’autres s’en chargeront au centuple), au point, question littérature, qu’il existe désormais, et c’est écrit noir sur blanc dans cet ouvrage formidablement bien écrit de Laurent Galinon, Delon en clair-obscur, paru chez Mareuil Édition en 2022, un adjectif pour le qualifier, eh oui ! Épithète d’ailleurs associé au terme pictural de clair-obscur : « Delonien, delonienne, adj : caractère ou attitude qui relève d’un rapport exacerbé et solennel au sens funèbre de la Beauté (ex : "Tout en fixant Cathy Rosier dans le fond des yeux, le Samouraï passe ses phalanges dans une paire de gants blancs, plein de cette pesanteur delonienne empruntée à des siècles de tragédies grecques‌"). » Perso, en Dior teinté d’Eau sauvage ou pas, j’adore cette formule !

Romy Schneider sur le tournage de « La Piscine » (1969, Jacques Deray)

Bon, chers lecteurs, pas sûr que vous soyez tous… deloniens ici, et après tout tant mieux (il faut de tout pour faire un monde), mais je continue, un tant soit peu, de creuser le sillon, en clair-obscur, de cet Homme pressé qu’était cet Aventurier du Cercle rouge pour tenter, en vain ?, d’approcher le « jeune loup » du Guépard en tirant la chose jusqu’à son retrait voulu du cinéma, cet acteur passéiste, touchant très souvent du doigt le passif, s’étant éloigné inexorablement, à partir de 1990, de la fabrique Cinéma même si, quoiqu’on en dise, via quelques ombres portées fâcheuses, son mythe perdurait, son aura insistait : Delon, soit dit en passant, question cinéma, son dernier grand film en date ? Assurément Nouvelle Vague (1990), orchestré par Godard, puis après plus rien ou si peu ; en général, JLG était peu loquace, guère louangeur, mais il avait sorti ceci à Delon, lors du tournage compliqué de leur film commun, les deux n’ayant pas du tout la même façon de bosser : « Tu n’as fait que trois bons films, mais tu les as faits, toi et personne d’autre. Romy ne se serait pas suicidée si elle avait fait trois bons films, car cela l’aurait aidée à passer certaines choses. (…) Tous les personnages sont égaux dans mes films. Un plan de cheval est aussi beau qu’un plan de Delon » ; au passage, Godard, le réalisateur suisse à la dent dure, un tantinet jaloux, avait tort : Romy Schneider (1938-1982) a aussi fait une poignée de films importants, notamment avec Visconti, Sautet, Żuławski et Deray, cf. la sensuelle et vertigineuse Piscine.  

 

Qui est Alain Delon ?

« Oh non, pas lui, pas après Gena ! » Gena… pour feu Gena Rowlands, décédée juste avant, le 14 août 2024, de l’autre côté de l’Atlantique où Alain Delon avait essayé de faire carrière sans y parvenir (en termes de charisme masculin, et animalité tous terrains, la place était prise, via un certain Steve McQueen !) : ma première réaction fut ce « cri du cœur », ensuite viendra une écoute musicale nostalgique via des CD de musiques de films et de Dalida, mis sur ma sono maison, en vue de revivre des joies procurées dans le passé, dont celles plongées dans le jardin si précieux de l’enfance envolée, grâce à lui.

« L’Aventurier du Cercle rouge : hommage au dernier Samouraï du cinéma », dessin, et collage, ©par VD, feuille 24 x 32 cm, crayon, stylo-bille, pastel gras, white paint markers, août 2024

Émotion, j’avoue, pour le départ définitif d’une personne que pourtant je n’ai jamais rencontrée en chair et en os comme on dit (manquée hélas de peu une fois à la Cinémathèque française, en juin 2013, au cours d’une soirée spéciale pour un focus fêtant la restauration de Plein soleil, mais l’acteur s’était excusé, auprès de son public (salle pleine), de son absence pour motif de rage de dent), mais que je connais, où plutôt que je pense connaître, au travers de ses nombreux personnages (de Rocco à Borsalino, ou plutôt Roch Siffredi, en passant par Zorro, Jef Costello, Corey, Robert Klein, Tancrède et tant d’autres), de sa voix chaude de chanteur épisodique (Paroles, paroles, Laetitia, Comme au cinéma, Modern Style) ainsi que de sa personnalité publique, multipliant, au cours des décennies passées, les couvertures de Paris Match, devenue, en parallèle du monde du cinéma, une véritable icône de papier glacé, au risque de frôler l’auto-caricature, fortuite ou délibérée, avec notamment l’image démultipliée, dans les magazines people, du sempiternel porteur de la canonique écharpe blanche parlant de lui à la troisième personne du singulier, parodié ad nauseam par Laurent Gerra et Les Guignols de l’info du temps de l’âge d’or de Canal +, souvent en présence de ses femmes, de ses enfants (Anthony, Anouchka, Alain-Fabien, exit hélas Ari Boulogne (1962-2023), douloureusement absent, comme cancellé) et de ses gros chiens. Vedette absolue des plus clivantes, adorée ou détestée (pas de demi-mesure avec lui) ; en outre, cet instinctif, cet acteur inné, ce félin blessé, préférait très largement la compagnie de ses chers canidés à celle des humains, car il était, à l'intérieur, un animal, une bête de scène, se tenant résolument à distance du quotidien gris et des aigris.

Une pluie d’hommages, à travers le monde, n’a pas tardé, star internationale oblige, suite à sa disparition (attendue, un chant du cygne tortueux ces derniers temps, sur fond d’héritage posant question, et d’une vieillesse perçue inéluctablement comme naufrage, à l’instar de son héros De Gaulle, « Comme la voiture de 400 000 bornes, dixit Alain, il manque un peu d’eau, d’huile, tu as les pneus dégonflés… On ne peut rien y faire, c’est ce qu’on appelle l’âge. Tu perds la tronche, la vue. Tu te lèves et, merde, tu as mal à la cheville. Tu te cognes. Ah là là, ce n’est pas drôle du tout. Vieillir, c’est chiant ! »). 

Delon, alias César, dans « Astérix aux Jeux olympiques » (2008, Frédéric Forestier) !
Alain Delon est Monsieur Klein dans le chef-d’œuvre de Joseph Losey (1976)

Delon, en large et en travers, oui je sais ce jeu de mots a fait florès, dans la presse écrite, sur la Toile, à la téloche (moult diffusions de ses longs-métrages, dont le pénétrant Monsieur Klein (1976), signé Joseph Losey, un grand film, sur France 5 vendredi soir dernier), partout, malgré certains tropismes, et ratés, qu’on pouvait certes lui reprocher, concernant cet acteur légendaire, à la beauté du diable, et beau comme un dieu aux côtés de sa Romy si sexy, et si émouvante, dans La Piscine, évoluant très souvent, du fait de sa profession on ne peut plus visible (faire l’acteur), sous le feu des projecteurs et, pourtant, si opaque, si secret, si sibyllin, voire crypté.

Rappelons-nous, ses nombreuses zones d’ombre, dont celle de son « fils illégitime », eu avec la chanteuse underground Nico, enfant cruellement caché qu’il n’avait jamais voulu reconnaître, ou encore de l’obscure affaire Marković, du nom de cet employé personnel « d’Alain Delon », ressortissant yougoslave, un certain Stevan Marković, en fait son garde du corps et factotum, assassiné en octobre 1968 (son corps fut retrouvé dans une housse de matelas dans une décharge à Élancourt, dans les Yvelines) : meurtre nébuleux, ayant failli coûter à l’acteur du Guépard sa carrière, et qui remontera, au passage, jusqu’aux oreilles du président Pompidou, bien embarrassé pour le coup (sa propre femme, Claude, était mentionnée dans le récit du fait divers sordide), il faudra tasser les choses. Qui a tué l’ancien garde du corps d’Alain Delon ? Mystère. On s’interroge encore, ignorant toujours pourquoi il a été assassiné. Et, en fait, on ne peut plus bizarrement, cette histoire crapuleuse vraie ressemble étrangement à un film noir, aux allures de polar poisseux, qui se serait soudain infiltré dans le réel. Opacité d’un personnage, qui fuit par les bords (difficile à appréhender). Delon : ange voyou, un maître du clair-obscur ; son grand rival Bébel (1933-2021) était, disons, plus lumineux, plus lisible. Alain : charmeur canaille (un sourire irrésistible, gueule d’ange lovant des démons), homme/acteur oxymorique au possible.

Et très à droite, le bonhomme ! Ô combien gaulliste - à vrai dire, ceci est loin d'être une tare, au moins il annonçait la couleur, avec son franc-parler coutumier, c’était un Homme De Droite, la Barre bien à droite, même. Puis, avec son gaullisme chevillé au corps, il a tellement soigner sa droite, au fil du temps, qu’il a viré, vers les années 1980, vers le bleu marine et là, via des déclarations à l’emporte-pièce, des plus discutables, notamment sur les homosexuels, taxant en 2013 leur orientation sexuelle, je cite, de « contre nature  », alors que, pour rappel, on l’avait connu beaucoup plus ouvert par le passé (dans Le Nouvel Observateur, Delon avait fait cette réponse, en mars 1969, à Olivier Todd qui l’interrogeait sur certaines rumeurs : « Si j’avais eu d’envie d’avoir des aventures avec des hommes, où serait le mal ? De quoi serais-je coupable ? En amour, tout est permis. Vous connaissez la formule de Michel Simon : "Si j’ai envie de ma chèvre, je m’enverrai ma chèvre. La seule chose qui compte, c’est l’amour" », ça faisait tout de même sacrément tache, que ces déclarations tardives, ne témoignant pas d’une grande souplesse d’esprit. Passons !

Au fait, ce Delon, crânement antipathique ? Oui et non, c’est bien plus complexe que ça : j’avoue, j’aimais aussi, comme d’aucuns je pense, son goût pour la bravade et la castagne, relevant d’un certain panache et d’une liberté de penser courageusement assumée, à mille lieues des fourches caudines du prêt-à-penser, bien lisse, bien rasoir, qui prend des proportions incommensurables dans la France contemporaine. Ainsi je partage l’avis de Jacques Fieschi, critique de cinéma (évoqué dans le mook Schnock La revue des Vieux de 27 à 87 ans spécial Delon, n°37, hiver 2021, « Il vous en prie ») : « Ce qui sauve Delon complètement, c’est sa pratique de la provocation, qui est toujours amusante. Ça n’est jamais ennuyeux, bien-pensant. Chez Delon, il y a une sorte de luxe de déplaire, il met une petite perversité galopante à cette volonté de provoquer, pour mieux séduire ensuite. Il prend le risque d’être antipathique, il prend le risque de déplaire, je crois assez sciemment, quitte ensuite à tout rattraper. » 

Delon et Gabin, les monstres sacrés de « Deux hommes dans la ville » (1973, José Giovanni), patientant ensemble, entre deux prises de vue

Et là, fichtre, le bougre d’Alain, ce type de droite, il nous a passé l'arme à gauche, un dimanche de surcroît, et ce peu après le 15 août (entre guillemets, ça tombait bien, les Français, comme au bon vieux temps du dimanche soir sur TF1, avaient la journée, de vacance, pour se rappeler ses films, tant majeurs que mineurs, et leurs souvenirs de France allant avec, genre l’art et la vie confondus). Filmo somme toute magistrale, bien sûr, oscillant très habilement entre le cinéma commercial et les films d’auteur, mais avec aussi, faut bien le dire, des nanars certifiés à son actif, dont la nullité absolue de BHL, Le Jour et la Nuit  !, à la prétention crasse, daube XXL du siècle dernier (1997), échec critique et commercial retentissant au casting des plus improbables, puisque relevant du comique involontaire (Karl Zéro y côtoie Lauren Bacall), et qui a quand même décroché ce titre de gloire, celui d’avoir été qualifié, par Les Cahiers du cinéma, de « plus mauvais film français depuis 1945  » - entre nous, ça vaut bien une Palme d’or à Cannes.

Allez, Ave César ! Et sans rancune (ne dit-on pas qui aime bien châtie bien ?). Par ailleurs (toujours dans les réserves, il en faut bien quelques-unes), les années passant, aux côtés de sa coloration politique plus que douteuse (disons-le, un temps jeanmarielepéniste, ouille), il est tout de même à regretter également, pour ce vieux Lion qu’était Delon, une fin de carrière, non pas chaotique, ou en dents de scie, mais royalement inexistante : il a raté des Sofia Coppola, Quentin Tarantino (« Pulp fiction, je m’en fous ! », dixit Delon) et autres Johnny To, loin d’être des tâcherons quand même, et qui voulaient pourtant de lui, à savoir de l’acteur magnifique mythique, taillé en un seul bloc (celui de la solitude mutique et funèbre), du Samouraï (1967) - dommage. Il a certes dit qu'il voudrait bien encore tourner pour Besson et Polanski ou encore « une femme à poigne » (telle Lisa Azuelos), mais cela ne s'est pas fait, au final. C’est regrettable également. Mais bon, toute filmographie (surtout, chez un acteur/actrice, qui est fait du désir des autres), a ses manques, ses rendez-vous manqués, ses rencontres espérées, voire rêvées (pour l'intéressé ou les cinéphiles fans), non faites.

Delon reçoit une Palme d’or d’honneur en 2019. ©Photo (détail) Stéphane Mahé / Reuters

Plus précisément, le Delon vieillissant - n’ayant tout de même pas su se renouveler, contrairement à son grand modèle Gabin, le « Vieux » bougon, tonton flingueur tatoué sublimé par les dialogues savoureux de Michel Audiard comme parfumés de Prévert, qui nous a réjouis jusqu’à la fin (1976, l’année de sa disparition), ou à une Deneuve qui, jusqu’à encore récemment, n’hésite pas, histoire de se surprendre elle-même, à se tourner vers de jeunes réalisateurs pour participer à l’aventure de leur premier film - a dit tout de go ceci (et, j’avoue, c’est tellement cash que Delon la Star excessive peut même en devenir, à force, attachante, nous arrachant immanquablement un sourire, car il était loin d’avoir toujours tort) : « Le cinéma ne me manque pas. J’ai tout eu. Pourquoi voulez-vous que j’aille tout foutre en l’air pour jouer un gardien de la paix chez Kassovitz ? Je veux bien travailler avec Costa-Gavras, Luc Besson, François Ozon, Roman Polanski ou Steven Spielberg, mais tous les autres rigolos, là… » 

Alain Delon est une star au Japon

Delon sur le tournage de « La Piscine », en septembre 1968. ©Photo Agip Bridgeman Images

« Alain Delon est mort ». On dirait le titre d'un film (lui qui mourait d'ailleurs si souvent dans ses longs-métrages). C’est pas vrai, pas le bel Alain disparu, pas après Gena Rowlands (1930-2024). Coup sur coup. Deux mythes disparus, deux légendes à jamais endormies, L'Éclipse se faisant définitivement, avec la perte de Delon, ce Soleil rouge, souvent exposé en Plein Soleil, s'éteignant hélas pour toujours. Un immense acteur, venant de Sceaux/Bourg-la-Reine, dans le 92, les Hauts-de-Seine, très souvent incompris, ou sous-estimé, dans son jeu, à tort.

ALAIN DELON EST UNE STAR AU JAPON, et pas seulement, je me réfère ici au titre d’un bouquin humoristique axé sur lui, sorti en 2009, conçu par Benjamin Berton, écrivain imaginant, avec sa plume fantasque séduisante, le kidnapping du Grand Acteur Français, celui que le peuple japonais qualifiait assez tôt de « nimaime  », un terme honorifique issu du théâtre kabuki désignant « l’homme beau, séduisant, à la gestuelle et au paroles douces », rien que ça !, par deux jeunes afficionados nippons (il faut savoir, cocorico !, que dans les années 1960 et 1970 au Pays du Soleil Levant, rouge ou pas, la popularité d’Alain Delon était telle qu’elle dépassait celle des stars hollywoodiennes, c’est dire), ce couple de cinéphiles et méticuleux finissant par le détenir dans une maison isolée de la Creuse afin de le soumettre à un test de paternité (sic). Comme si, pour mieux l’évoquer, il fallait passer par la fiction pour parvenir à raconter l’homme derrière le mythe Alain Delon : bien vu.

Lors de la parution de son bouquin ironique, pop et ouvertement léger (282 p., chez Hachette Littératures pour sa publication d'origine), ce Berton, non sans recul, avait dit au Monde : « Il faisait moche et il y avait de vieux films avec Alain Delon sur le câble. (…) C’est là que l’idée a commencé à venir. Le personnage est devenu fascinant, avec son côté si romanesque, agaçant, sûr de lui. Je me suis mis en tête d’écrire un dernier Delon, un Delon vieillissant, un peu comme on pourrait imaginer écrire la dernière aventure d’un personnage de comics : Batman, par exemple », ajoutant, non sans une once d’humour plaisant, « Il faut être un peu attentif quand même. Il ne peut pas faire n’importe quoi et montrer soudain son zizi.  » On est d’accord. Delon, par Toutatis, c’est pas Gégé, Rocco Siffredi ou Houellebecq !

Les deux stars françaises ultimes, Jean-Paul Belmondo (1933-2021) et Alain Delon (1935-2024), dans « Borsalino » (1970, Jacques Deray)

Premier réflexe, pour ma part, à la nouvelle de sa mort, Comme au cinéma, plans-séquences, musique d'ambiance, sur l'écran noir de mes nuits blanches, moi, à la Nougaro, je me fais du cinéma, sans pognon et sans caméra : mettre, sur ma mini chaîne HiFi, Paroles, paroles, son tube increvable de 1973, quelle voix grave sensuelle !, en compagnie de la grande Dalida (qui fut son amante d’un moment, un parfum troublant de vérité passe de toute évidence), lui susurrant avec ironie des exquis « Caramels, bonbons et chocolats / Merci, pas pour moi / Mais tu peux bien les offrir à une autre  », puis passer, parce que la « chiale » mélancolique, au bord du mélancomique (rire de soi), peut faire du bien, la BO géniale du Clan des Siciliens (Ennio Morricone y revisitant en virtuose Bach, au point que son score exceptionnel s’avère bien meilleur que le film en question, même si bénéficiant d’un trio testostéroné top ! Ventura/Delon/Gabin) puis celle de Borsalino, signée Claude Bolling, à la ritournelle obsédante si généreuse qu’elle se permet d’inviter directement dans mon salon, par la même occasion, Jean-Paul Belmondo (1933-2021), son grand rival au box-office et complice de toujours : musiques de rêve, au demeurant, naviguant entre le réel et le miroir aux alouettes de la salle obscure, ou de la petite lucarne, agissant telle une longue Mélodie en sous-sol, à l'ombre de l'émotion, les larmes aux yeux, inondés d'eau, virant inévitablement au bleu de La Piscine - bonjour Monsieur Michel Legrand, au passage, et on n’oubliera non pas non plus, toujours dans le registre musical, l’immense François de Roubaix (1939-1975), hélas disparu bien trop tôt, compositeur hors pair, à l’inventivité des plus folles (La Scoumoune, Chapi Chapo !), qui a aussi, question sonorités (on l’appelait « le Morricone français »), beaucoup contribué à façonner le mythe Delon, à coups d’airs accrocheurs, alternant joies et désenchantements, larvés de douce nostalgie, pour Les Aventuriers, Le Samouraï, Diaboliquement vôtre et autres Adieu l’ami.

Soudain, il y a des Carambolages dans ma tête, le cinéma fusionne avec les souvenirs du vécu d'autrefois, Delon, ma foi, c’est, euh… pardon, c’était (j’ai encore du mal à en parler au passé), un acteur familial ; tout me revient, là. Comme un boomerang. C’était vraiment, dans les années 1980 (votre serviteur est né en 1973, l’année de la sortie de Scorpio par Michael Winner, Delon était astrologiquement Scorpion, et de Deux hommes dans la ville, signé du magnanime humaniste José Giovanni (1923-2004)), l’Acteur Numéro Un du dimanche soir devant la téloche, pour petits et grands, se démenant, devant nous (bien avant Tom Cruise), avant la reprise le lendemain, pour les enfants et leurs parents, du boulot (l'école obligatoire, le taf social), pour s’apparenter, in fine, à une sorte de Sortie de secours qui nous faisait vraiment du bien, agissant, à vrai dire, comme un échappement libre salutaire nous extirpant, avec distinction, de la morne plaine et du train-train quotidien. Soudain, un Zorro super chouette (eh oui, cher Alain, vous n’avez pas campé ce personnage que pour faire plaisir à votre fils Anthony, mais également pour tous les gamins des seventies, et même après : « Je ne sais pas si je le voyais, dixit Anouchka Delon au sujet de son vieux papa gâteau, comme un héros quand j’étais petite, mais j’étais super fière que mon père soit Zorro »), se pointait avec brio, pour défendre la veuve et l’orphelin, comme survitaminé par la musique trépidante, et décalée, d’un duo de musicos transalpins talentueux, Guido & Maurizio de Angelis, faisant inévitablement lorgner les aventures rocambolesques du vengeur masqué, redresseur de torts, vers le lyrisme échevelé du western spaghetti. Quel souffle métissé. Moment collectif savoureux. Néanmoins, Doucement les basses, place au silence respectueux, un ange (rebelle) passe.

Le cinéaste Jean-Pierre Melville (1917-1973) dirigeant, en février 1970, Alain Delon dans « Le Cercle rouge »

ALAIN DELON, quel nom qui sonne si bien, aimer l'écrire ou l'avoir en bouche, c'était, pour son meilleur, franchement bien. Du cinéma ample, ambitieux, majestueux, classieux. Et quel méta-cinéma (le cinéma autour du cinéma), avec son nom en haut de l’affiche et en lettres majuscules s’il vous plaît, en très gros et parfois répété plusieurs fois (ce qui avait pu agacer le Belmondo compétitif de Borsalino !). Un acteur superstar, et non pas un comédien, nuance qu'il faisait lui-même ! Même si Delon prendra plaisir à renouer avec le théâtre en fin de carrière, parce qu’en perte de vitesse au cinéma, il faut bien le dire, à force de se répéter et de rester, en mode gros biscottos, dans sa zone de confort. Mais, à son acmé, Delon, quelle cinégénie redoutable, avec une gueule d’ange exterminateur aux traits superbement dessinés, accrochant idéalement la lumière. Visage, parfois balafré, taillé pour le cinoche, il magnétise, c’est limite vaudou !, encore aujourd'hui (via ses grands rôles), les mirettes tant féminines que masculines : c'était un CINÉMAN, quoi. Quel personnage, pouvant rivaliser, du temps de sa gloire, avec n'importe quel Ricain, si star soit-il.

Traitement de choc !

Pour ma part, juste le voir courir, tout nu, les fesses à l'air, sur une plage, quel Traitement de choc (aux côtés d’Annie Girardot, mais Attention, les enfants regardent !), ou simplement marcher, conduire, ouvrir ou fermer des portes, puis relever, en taiseux crevant l'écran, son col d'imper. La classe impériale du Samouraï (1967), indémodable : une véritable gravure de mode, façon less is more, fleuron melvillien incroyable. Le Hongkongais John Woo, styliste hors pair, s’en souviendra, parmi tant d’autres, dont les frères Coen, revoir leur tranchant Miller's Crossing (1990) pour s'en convaincre, ou encore toujours aux States, Tarantino le sampler XXL, notamment pour son cassant Reservoir Dogs. Perso, petit regret, j'aurais bien aimé voir Alain Delon chez Sergio Leone (ils s’étaient rencontrés à Nice, en présence de Mireille Darc, en janvier 1977, pour le lancement d’une boîte de nuit, Le Grand Cabaret), juste voir ce que ça fait, esthétiquement parlant, un géant chez un autre géant. Y aurait-il eu des étincelles ? Lui-même, je vous parle de Delon, s'est essayé à la réalisation, par deux fois (Pour la peau d’un flic, 1981, Le Battant, 1983), mais ça n'a rien donné de probant, n'est pas Clint Eastwood, acteur-réalisateur, qui veut.

Restons-en, si vous le voulez bien, à Mister Delon l'acteur : un booster d'émotions, d'énergies, de crush et de sensations bigger than life. Ou quand les attitudes deviennent formes, et style. Dans une autre vie, qui n'aurait pas aimé être l'aventurier Alain Delon ? Tenant les plus belles femmes du monde (Romy !), sans oublier son éternel concurrent Bébel qui s’y connaissait en matière de conquêtes féminines impressionnantes, dans ses bras ? Quel Casanova ! Et l'acteur melvillien par excellence (Le Samouraï, Le Cercle rouge, Un flic, n’en jetez plus) : qui dit mieux en termes de charisme mutique ? Une légende du cinéma français, un monument, oui, n’ayons pas peur des mots, s’en est allé.

José Giovanni (1923-2004), ©photo polaroid VD, le 20 avril 2001, dans Paris, cinéaste français ayant fait tourner, par trois fois (« Deux hommes dans la ville », 1973, « Le Gitan », 1975, « Comme un boomerang », 1976), Alain Delon

Soyons clairs, c’était la plus grande star chez nous, un Guépard rugissant - grand collectionneur, soit dit en passant, de sculptures animalières dont, parmi une pléthore d'armes à feu, des bronzes stylés griffés Rembrandt Bugatti (1884-1916) - ou, a contrario, taciturne, avec juste, dans l'Hexagone, une poignée d'autres pouvant rivaliser avec son statut de star internationale (virile !), ils sont guère nombreux, Gabin, le génial Belmondo, Jean Marais, Montand et Ventura, chez les femmes ce sont Simone Signoret (La Veuve Couderc, Les Granges brûlées), Brigitte Bardot (Histoires extraordinaires) et Catherine Deneuve (Un flic, Le choc), même si, avouons-le, cet animal au sang chaud (méditerranéen, voire corse), aucunement colin froid, enfant terrible de divorcés au look de Gitan, si beau qu'il ne laissait jamais Les Seins de glace, ne faisait plus rien, cinématographiquement parlant, depuis un bon moment (son dernier film acceptable étant certainement l’intello et citationnel, tel un collage mâtinant cinéma et peinture, Nouvelle Vague), trop plongé qu'il était, comme le Truffaut nécrologue, archiviste et fétichiste, terriblement touchant, de La Chambre verte (1978, long-métrage qu’admirait grandement Alain Delon, « Ce film si particulier fait, en compagnie de Clément, Visconti et quelques autres, partie de mon jardin secret »), dans la nostalgie dorée d'un passé glorieux révolu (René Clément, Romy Schneider, Luchino Visconti, Joseph Losey, Jean-Pierre Melville, l'acteur ne s’étant jamais vraiment remis, à vrai dire, de la mort subite de ce dernier, le 2 août 1973, dans un resto, par rupture d’anévrisme, en présence du journaliste-artiste Philippe Labro qui, pour ce dernier, a dit cette belle chose en apprenant la mort delonienne d’Alain Delon : « Adieu l’Ami, la plus belle filmographie, une personnalité incroyable et fascinante, sa beauté ne peut suffire pour expliquer l’exceptionnelle évolution de son talent, il était habité par la star ultime. Le Samouraï.  »).

Alain Delon en pause sur le tournage de « Zorro » de Duccio Tessari, le 20 août 1974 à Madrid

En même temps, on comprend, Delon, au sujet de ce regret irréfrénable du passé qu’il entretenait : il est difficile de faire mieux, au niveau mythologique, que l’univers tiré au cordeau d’un Jean-Pierre Melville (Le Deuxième SouffleL’Armée des ombres) par exemple, qui, en trois longs, des plus ciselés, lui avait taillé un costard sur mesure, tel un dessin ou haïku visuel, via un fétichisme exacerbé pour le vêtement (chapeau et imperméable) fonctionnant comme « pictogramme » immédiatement reconnaissable, afin qu’il marque à jamais les rétines, ce qui fut le cas ; c'était l'époque où le cinéma était roi, en France et du côté de sa voisine la Botte également, attirant tous les regards, faisant modèle, faisant mythologies même, au sens barthésien du terme ; on ne le dira jamais assez, la perte de l’immense Melville (1917-1973) fut un immense coup dur pour la carrière du viscontien Delon, et il ne s’en remettra d’ailleurs jamais vraiment, tant humainement (ce fut son père de substitution, sans oublier le patriarche Gabin) qu’artistiquement. Bref, pour lui, ainsi que pour ses admirateurs, une énorme tuile, et une blessure longtemps à vif au point qu’il en venait à parler, dans une interview filmée réalisée - document visuel poignant - peu de temps après la disparition soudaine catastrophique de son mentor, au présent, alors que celui-ci était déjà six pieds sous terre. 

D’autre chose

Salut à vous, La Tulipe noire, l'acteur préféré de mes plus proches (Le Cercle rouge est, avec un ou deux autres seulement, à n’en pas douter, notre film de chevet, que dis-je notre Graal cinémato-graphique ! Oh là là, la scène du coffre de voiture avec Gian Maria Volonté, l’acteur renversant d’Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, campant Vauchel, un truand en cavale, s’y planquant en loucedé dedans, le tout accompagné par la musique sépulcrale et flottante d’Éric Demarsan, quel chef-d’œuvre minimaliste impérissable). Merci aussi, Monsieur Alain, pour tous ces moments, magiques, populaires ou labellisés « Grands Auteurs » : je prends tout, vive le cinéma dans sa diversité, et pluralité. Parfois, il y avait certes des nanars, surtout dans les eighties, quand Delon gonflait inutilement les muscles ou faisait son clown (pas drôle, au final) afin d’imiter l'inimitable Bébel (bien plus fendard, cet acteur, aux airs de Guignolo magnifique, avait pour lui la décontraction absolue du « pote du coin », super héros sur les bords, en prime un poil brindezingue), mais c’est pas grave, gardons le meilleur, oublions le dispensable.

La vache, qu'est-ce que qu’il était beau, ce sale gosse ténébreux de Delon, à tel point que, pendant le tournage de La Piscine sur la Côte d’Azur, Gainsbourg était venu sur le tournage, en grand jaloux, de peur de se faire piquer sa copine so british, Jane Birkin, chanteuse estampillée Swinging London et actrice évanescente (Blow Up) qui faisait partie du casting, par Delon himself, bronzé là-dedans comme un Apollon de péplum, coursant Romy, ou « Sissi en bikini » (le producteur Gérard Beytout, à l’origine, ne voulait pas d’elle, lui préférant Monica Vitti), au bord de la pistache, en lui sortant le désormais culte « Si je t'attrape, je t'encule ! » On le comprend, ce Gainsbarre, invétéré fumeur de havanes, il y avait tout de même de quoi flipper ! Puis ce Delon toujours, se prenant pour un fortiche, au risque par moments, hélas, du surjeu, avec ses éternels sourcils froncés, qu’est-ce qu’il a pu faire ad libitum le flic au cinoche car ça a longtemps cartonné – on ne compte plus les titres dans sa filmo louchant vers l’Inspecteur Harry intégrant ce mot, de Il était une fois un flic à Ne réveillez pas un flic qui dort via Un flic, Parole de flic, Pour la peau d'un flic et autres Flic Story, l’intéressé, également producteur avisé, le reconnaîtra lui-même : tous ses films incluant dans leur titre le terme « Flic  » seront, globalement, des succès commerciaux.

Bertrand Blier, dans Paname, circa 2003, ©photo polaroid VD, réalisateur de deux-longs métrages avec Delon : « Notre histoire », 1984, et « Les Acteurs », 2000

Mais, au fond, moi, Alain, je l'aimais davantage voyou, bad boy brun un brin canaille et entièrement sauvage (L'insoumis, Plein Soleil, La Piscine, Borsalino and Co., Zorro, Le Gitan, Le Gang, Big Guns), pressé car traqué (Les Tueurs de San Francisco, La Veuve Couderc, Trois hommes à abattre et surtout le chef-d'œuvre politiquement engagé, contre la chasse récurrente aux juifs, Monsieur Klein, 1976, signé Joseph Losey) ou, mieux encore, fragile, fatigué, ombrageux, torturé, filmé comme par hasard et pas rasé, profondément lassé de la vie : revoir l'excellent Professeur (1972) de Valerio Zurlini (1926-1982), cinéaste italien si rare, peu de films à son actif, ou encore le trop méconnu Notre histoire (1984), par Bertrand Blier (Les Acteurs, 2000, avec Alain aussi), qui déclarait ceci sur Delon, comédien que l’on imagine souvent très directif, voire autoritaire, sur les plateaux, alors qu'il pouvait se faire on ne peut plus coopératif, si ce n’est docile, manifestant même une adaptabilité exceptionnelle, lorsqu’il se sentait en bonnes mains, sinon gare au rapport de force avec ce grand fauve ! (Propos provenant de Schnock et du beau livre AD. Amours et mémoires, aux éditions de La Martinière (mai 2023), par Denitza Bantcheva et Liliana Rosca) : « Il est un acteur qui me fait penser au cinéma américain. Il n’a pas beaucoup tourné aux États-Unis, mais il a apporté au cinéma français un air américain. (…) [Pour Notre histoire] Je ne connaissais pas Alain Delon et ça faisait des années que je me renseignais sur lui. À l’idée de le diriger dans un film, je me disais : "Oulala ! Ça va être très, très dur… Il va falloir que j’aie un couteau et deux revolvers dans chaque poche, et que je me tape un container de tranquillisants pour tenir le coup !" Et puis, finalement, je crois bien que c’est l’acteur le plus agréable à diriger que j’aie jamais eu devant la caméra. C’est un phénomène de disponibilité, de professionnalisme et d’intelligence. Je n’ai vu ça auparavant que chez Gabin, du temps où j’étais assistant. [Chiader un plan] Il sait ce que c’est, il l’a vu faire par d’autres réalisateurs, ça ne l’étonne pas, il est extrêmement discipliné. (…) Il faut que les gens de la nouvelle génération découvrent ses films. Nous avons eu deux acteurs fantastiques en France, Delon et Belmondo. On a de la chance. Alain Delon est un immense représentant du cinéma français. »  

« Mélodie en sous-sol » (1963), un film d’Henri Verneuil, avec des dialogues de Michel Audiard

Soyons-en certains, un monument du cinéma s'en va. Il s'appelait Alain Deux-lon, mais il n'y en avait en fait qu'un. il était unique, ultime. Une véritable icône. C’était Alain Un-lon, offrant, pour notre plus grand plaisir, dans ses longs, en salles obscures et par-delà, un parfum d'éternité (masculine !), une fragrance intemporelle, c'est dans l'air (Delon infuse et distille). Allez, je me tais, sa filmo flamboyante parle pour lui, on ne réveille pas une étoile qui dort. Je me permets juste de citer l’écrivain Philippe Sollers (1936-2023) qui, en livrant un court texte, intitulé L’Acteur, pour un petit catalogue servant, en 1996 (mars/avril), une rétrospective de ses longs à la Cinémathèque française (Paris), écrivait brillamment ceci : « (…) Mais le problème n’est pas là. Sa volonté, sa maîtrise, sa nonchalance aux aguets, son autonomie, son innocence, sa ruse, sa solitude font de lui l’un des plus grands acteurs de tous les temps, le seul Français, je crois, qui ait une dimension mondiale. Quel nom, aussi, Alain Delon  ! On y entend l’Un, le Deux, l’On, étrange aristocratie secrète. ‌"Cependant, c’est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes." Cette phrase d’Adieu, dans Une Saison en enfer, de Rimbaud me semble lui convenir. Qu’importe le spectacle ; il s’agit d’autre chose. » Voilà, tout est dit : Delon, il s’agit d’autre chose. À savoir d’un je-ne-sais-quoi, difficile à définir, qui tombe sur quelques-un(e)s, tels des élus bénis des dieux (je pense à Mozart), et qui FAIT la star, tout simplement.

Alaiin Delon bébé, et déjà beau gosse !

Alain Delon : quelle trajectoire fascinante pour ce p’tit Français venant, au départ, de pas grand-chose, et répondant à l’épigraphe suivante, en se payant même le luxe, pour faute emmerdante, de se faire virer de l’armée : « Un enfant terrible est un enfant terriblement malheureux.  » De loin, de près, si proche et si lointain, entre présence et absence, il était une page blanche à remplir (cf. son énigme), un projecteur à fantasmes, ce qu’on appelle une star, quoi. Rideau. Merci Alain Delon (ainsi que Blier et Sollers que je me suis autorisé à abondamment citer ici, à la croisée du cinéma et de la littérature, trouvant leurs propos fort éclairants pour cerner, sans le réduire, un tel personnage, nommé Désir, oups pardon, Delon, aux apparences tant rutilantes qu’ombragées ; c’est le moins qu’on puisse dire).

Cher Alain, sachant que comme Prévert, « Je dis tous à tous ceux que j’aime »), te concernant, les chiens aboieront à coup sûr inéluctablement (c’est connu, les grandes stars sont de grosses cibles), et « les ratés ne te rateront pas  » (j’emprunte la formule à ton pote Bébél que tu viens de rejoindre, je l’espère, au Paradis, sans Vanessa encore, souhaitons-lui longue vie !), mais la caravane de ta pelletée de films mémorables, si ce n’est pour quelques-uns inoubliables (Plein soleil, Rocco et ses frères, Mélodie en sous-sol, La Tulipe noire, Les Aventuriers, Les Félins, Le Clan des Siciliens, Le Samouraï, La Piscine, Paris brûle-t-il ?, Borsalino, Le Cercle rouge, Un flic, La Veuve Couderc, Le Professeur, Traitement de choc, Zorro, Flic Story, Mort d’un pourri, Monsieur KleinNotre histoire, Nouvelle Vague), passera joyeusement, et restera, à jamais, comme gravée dans nos mémoires de cinéphiles, ou cinéfils, pour nous émerveiller encore et encore, malgré les années qui défilent à fond la caisse, favorables à l’effacement, et tout ce fatras continu de l’actualité galopante du temps présent - une nouvelle en chassant fissa une autre - relevant fort regrettablement d’une espèce de « tyrannie de l’immédiateté » (Paul Virilio), asphyxiante au possible, nourrie jusqu'à l’écœurement par les mass medias mainstream la faisant défiler, comme pour inlassablement alimenter la bête, à une vitesse folle, sans la moindre ligne directrice. Oui, il est bon de se poser avec Alain Delon. 

Tancrède (Delon) et Angelica (Cardinale) dans « Le Guépard » (Luchino Visconti, Palme d’or au festival de Cannes 1963)

Retour naturel au vouvoiement : vous êtes quand même… Monsieur Delon, comme on parlait jadis de Monsieur Gabin (vous jouâtes d'ailleurs dans la même cour, celle des grands), Notre histoire : avec vous, assurément, une part de notre chère France, celle de la périodisation 1945-1973 (la belle époque !), fout le camp (attendez, on me dit, dans l’oreillette, qu’il reste encore la Bardot, qui a dit d’ailleurs cette très jolie chose sur son ami, aimant énormément les bêtes tout comme elle, « Alain, en mourant, met fin au magnifique chapitre d’une époque révolue dont il fut un monument souverain », et Claudia Cardinale, suis d’accord). Total Respect, et longue vie à vous, là-haut, pour un plein sommeil bien mérité, parmi vos fantômes chéris, dont l’insurpassable et sublimissime Romy (que vous aviez pourtant quittée, bouh !). Alors, Adieu l’ami.

 

Delon dans « Le Professeur ( »La prima notte di quiete", 1972) de Valerio Zurlini

Et que vive DELON. Laissons maintenant les fantômes du cinéma faire leur chemin car, comme le disait si bien Jacques Derrida, comme donnant la main à l’auteur si regretté de La Chambre verte, cinéaste écorché vif (1932-1984) cultivant, avec un tropisme avéré pour ses chers disparus faisant l’objet d’un culte qui exalte l’imaginaire, le goût des morts à honorer en vue d’apporter aux vivants un surcroît de vie : « Le cinéma est l’art de laisser revenir les fantômes. » Donc, bonne nouvelle, et hauts les cœurs, Delon multifacette (tour à tour blessé, fêlé, pressé ou charmeur en diable, guépard et battant), nous reviendra, je vous le garantis, tels une Nouvelle Vague pour un éternel retour ou le Zorro fiérot de 1975 sur son fidèle destrier noir, parce que, vous savez quoi ?, et n’en déplaise à ses détracteurs, il est de La Race des seigneurs, alléluia !


Lire l'article complet, et les commentaires