Il était une fois Alain Delon (1935-2024), hommage
par Vincent Delaury
lundi 26 août 2024
- Alain Delon, avec Lino Ventura, dans « Les Aventuriers » (Robert Enrico, 1966)
Quelle douche froide pour autant, mythe à 200% ou pas, que sa disparition, avec comme un pan du cinéma, français et italien, qui s’échappe avec lui. J’ai appris cette nouvelle-choc par le SMS elliptique, d’un ami proche, des plus cinéphiles (nous partageons le même goût pour, entre autres, le cinéma français populaire « viril » des années 60, 70 et 80, genre Les Grandes gueules, Les Aventuriers et autres Ruffian – Lino, reviens !), et peut-être que ça suffit : « Mort d'Alain Delon 88 ans ».
Ça pourrait, me semble-t-il, suffire amplement, telle une épitaphe, auquel l’intéressé lui-même aimerait rajouter possiblement ceci : « Pour mon épitaphe, aimait-il à dire, je voudrais cette phrase de Musset : "J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et par mon ennui." » Exit ainsi les bavardages inutiles et autres nécrologies officielles scolaires à rallonge de la part de journaleux-prompteurs lisses de télé officiels se sentant obligés de les faire. Laisser seul le cinéma agir, et faire silence. Car, à mes yeux, sans pour autant oublier sa voix chaude grisante, caverneuse, singulière et familière (soudain, comme un refrain exquis, me revient cette mélopée amoureuse enflammée d’un autre temps, « Tu es d’hier et de demain / De toujours, ma seule vérité. Tu es comme le vent qui fait chanter les violons / Et emporte au loin le parfum des roses. Tu es mon rêve défendu / Mon seul tourment et mon unique espérance »), c’était dans les silences, ceux, nombreux du Samouraï, du Cercle rouge, d’Un flic, du Professeur, de Monsieur Klein ou encore de Notre histoire, que Delon, aimantant grave la caméra et nos regards, tel un accident, ou un astre noir irradiant ayant grandement le sens du tragique, était le meilleur.
- Delon avec Dalida pendant l’enregistrement de « Paroles, paroles » en novembre 1972
- Romy Schneider sur le tournage de « La Piscine » (1969, Jacques Deray)
Bon, chers lecteurs, pas sûr que vous soyez tous… deloniens ici, et après tout tant mieux (il faut de tout pour faire un monde), mais je continue, un tant soit peu, de creuser le sillon, en clair-obscur, de cet Homme pressé qu’était cet Aventurier du Cercle rouge pour tenter, en vain ?, d’approcher le « jeune loup » du Guépard en tirant la chose jusqu’à son retrait voulu du cinéma, cet acteur passéiste, touchant très souvent du doigt le passif, s’étant éloigné inexorablement, à partir de 1990, de la fabrique Cinéma même si, quoiqu’on en dise, via quelques ombres portées fâcheuses, son mythe perdurait, son aura insistait : Delon, soit dit en passant, question cinéma, son dernier grand film en date ? Assurément Nouvelle Vague (1990), orchestré par Godard, puis après plus rien ou si peu ; en général, JLG était peu loquace, guère louangeur, mais il avait sorti ceci à Delon, lors du tournage compliqué de leur film commun, les deux n’ayant pas du tout la même façon de bosser : « Tu n’as fait que trois bons films, mais tu les as faits, toi et personne d’autre. Romy ne se serait pas suicidée si elle avait fait trois bons films, car cela l’aurait aidée à passer certaines choses. (…) Tous les personnages sont égaux dans mes films. Un plan de cheval est aussi beau qu’un plan de Delon » ; au passage, Godard, le réalisateur suisse à la dent dure, un tantinet jaloux, avait tort : Romy Schneider (1938-1982) a aussi fait une poignée de films importants, notamment avec Visconti, Sautet, Żuławski et Deray, cf. la sensuelle et vertigineuse Piscine.
Qui est Alain Delon ?
« Oh non, pas lui, pas après Gena ! » Gena… pour feu Gena Rowlands, décédée juste avant, le 14 août 2024, de l’autre côté de l’Atlantique où Alain Delon avait essayé de faire carrière sans y parvenir (en termes de charisme masculin, et animalité tous terrains, la place était prise, via un certain Steve McQueen !) : ma première réaction fut ce « cri du cœur », ensuite viendra une écoute musicale nostalgique via des CD de musiques de films et de Dalida, mis sur ma sono maison, en vue de revivre des joies procurées dans le passé, dont celles plongées dans le jardin si précieux de l’enfance envolée, grâce à lui.
- « L’Aventurier du Cercle rouge : hommage au dernier Samouraï du cinéma », dessin, et collage, ©par VD, feuille 24 x 32 cm, crayon, stylo-bille, pastel gras, white paint markers, août 2024
Émotion, j’avoue, pour le départ définitif d’une personne que pourtant je n’ai jamais rencontrée en chair et en os comme on dit (manquée hélas de peu une fois à la Cinémathèque française, en juin 2013, au cours d’une soirée spéciale pour un focus fêtant la restauration de Plein soleil, mais l’acteur s’était excusé, auprès de son public (salle pleine), de son absence pour motif de rage de dent), mais que je connais, où plutôt que je pense connaître, au travers de ses nombreux personnages (de Rocco à Borsalino, ou plutôt Roch Siffredi, en passant par Zorro, Jef Costello, Corey, Robert Klein, Tancrède et tant d’autres), de sa voix chaude de chanteur épisodique (Paroles, paroles, Laetitia, Comme au cinéma, Modern Style) ainsi que de sa personnalité publique, multipliant, au cours des décennies passées, les couvertures de Paris Match, devenue, en parallèle du monde du cinéma, une véritable icône de papier glacé, au risque de frôler l’auto-caricature, fortuite ou délibérée, avec notamment l’image démultipliée, dans les magazines people, du sempiternel porteur de la canonique écharpe blanche parlant de lui à la troisième personne du singulier, parodié ad nauseam par Laurent Gerra et Les Guignols de l’info du temps de l’âge d’or de Canal +, souvent en présence de ses femmes, de ses enfants (Anthony, Anouchka, Alain-Fabien, exit hélas Ari Boulogne (1962-2023), douloureusement absent, comme cancellé) et de ses gros chiens. Vedette absolue des plus clivantes, adorée ou détestée (pas de demi-mesure avec lui) ; en outre, cet instinctif, cet acteur inné, ce félin blessé, préférait très largement la compagnie de ses chers canidés à celle des humains, car il était, à l'intérieur, un animal, une bête de scène, se tenant résolument à distance du quotidien gris et des aigris.
Une pluie d’hommages, à travers le monde, n’a pas tardé, star internationale oblige, suite à sa disparition (attendue, un chant du cygne tortueux ces derniers temps, sur fond d’héritage posant question, et d’une vieillesse perçue inéluctablement comme naufrage, à l’instar de son héros De Gaulle, « Comme la voiture de 400 000 bornes, dixit Alain, il manque un peu d’eau, d’huile, tu as les pneus dégonflés… On ne peut rien y faire, c’est ce qu’on appelle l’âge. Tu perds la tronche, la vue. Tu te lèves et, merde, tu as mal à la cheville. Tu te cognes. Ah là là, ce n’est pas drôle du tout. Vieillir, c’est chiant ! »).
- Delon, alias César, dans « Astérix aux Jeux olympiques » (2008, Frédéric Forestier) !
- Alain Delon est Monsieur Klein dans le chef-d’œuvre de Joseph Losey (1976)
Delon, en large et en travers, oui je sais ce jeu de mots a fait florès, dans la presse écrite, sur la Toile, à la téloche (moult diffusions de ses longs-métrages, dont le pénétrant Monsieur Klein (1976), signé Joseph Losey, un grand film, sur France 5 vendredi soir dernier), partout, malgré certains tropismes, et ratés, qu’on pouvait certes lui reprocher, concernant cet acteur légendaire, à la beauté du diable, et beau comme un dieu aux côtés de sa Romy si sexy, et si émouvante, dans La Piscine, évoluant très souvent, du fait de sa profession on ne peut plus visible (faire l’acteur), sous le feu des projecteurs et, pourtant, si opaque, si secret, si sibyllin, voire crypté.
Rappelons-nous, ses nombreuses zones d’ombre, dont celle de son « fils illégitime », eu avec la chanteuse underground Nico, enfant cruellement caché qu’il n’avait jamais voulu reconnaître, ou encore de l’obscure affaire Marković, du nom de cet employé personnel « d’Alain Delon », ressortissant yougoslave, un certain Stevan Marković, en fait son garde du corps et factotum, assassiné en octobre 1968 (son corps fut retrouvé dans une housse de matelas dans une décharge à Élancourt, dans les Yvelines) : meurtre nébuleux, ayant failli coûter à l’acteur du Guépard sa carrière, et qui remontera, au passage, jusqu’aux oreilles du président Pompidou, bien embarrassé pour le coup (sa propre femme, Claude, était mentionnée dans le récit du fait divers sordide), il faudra tasser les choses. Qui a tué l’ancien garde du corps d’Alain Delon ? Mystère. On s’interroge encore, ignorant toujours pourquoi il a été assassiné. Et, en fait, on ne peut plus bizarrement, cette histoire crapuleuse vraie ressemble étrangement à un film noir, aux allures de polar poisseux, qui se serait soudain infiltré dans le réel. Opacité d’un personnage, qui fuit par les bords (difficile à appréhender). Delon : ange voyou, un maître du clair-obscur ; son grand rival Bébel (1933-2021) était, disons, plus lumineux, plus lisible. Alain : charmeur canaille (un sourire irrésistible, gueule d’ange lovant des démons), homme/acteur oxymorique au possible.
Au fait, ce Delon, crânement antipathique ? Oui et non, c’est bien plus complexe que ça : j’avoue, j’aimais aussi, comme d’aucuns je pense, son goût pour la bravade et la castagne, relevant d’un certain panache et d’une liberté de penser courageusement assumée, à mille lieues des fourches caudines du prêt-à-penser, bien lisse, bien rasoir, qui prend des proportions incommensurables dans la France contemporaine. Ainsi je partage l’avis de Jacques Fieschi, critique de cinéma (évoqué dans le mook Schnock La revue des Vieux de 27 à 87 ans spécial Delon, n°37, hiver 2021, « Il vous en prie ») : « Ce qui sauve Delon complètement, c’est sa pratique de la provocation, qui est toujours amusante. Ça n’est jamais ennuyeux, bien-pensant. Chez Delon, il y a une sorte de luxe de déplaire, il met une petite perversité galopante à cette volonté de provoquer, pour mieux séduire ensuite. Il prend le risque d’être antipathique, il prend le risque de déplaire, je crois assez sciemment, quitte ensuite à tout rattraper. »
- Delon et Gabin, les monstres sacrés de « Deux hommes dans la ville » (1973, José Giovanni), patientant ensemble, entre deux prises de vue
Et là, fichtre, le bougre d’Alain, ce type de droite, il nous a passé l'arme à gauche, un dimanche de surcroît, et ce peu après le 15 août (entre guillemets, ça tombait bien, les Français, comme au bon vieux temps du dimanche soir sur TF1, avaient la journée, de vacance, pour se rappeler ses films, tant majeurs que mineurs, et leurs souvenirs de France allant avec, genre l’art et la vie confondus). Filmo somme toute magistrale, bien sûr, oscillant très habilement entre le cinéma commercial et les films d’auteur, mais avec aussi, faut bien le dire, des nanars certifiés à son actif, dont la nullité absolue de BHL, Le Jour et la Nuit !, à la prétention crasse, daube XXL du siècle dernier (1997), échec critique et commercial retentissant au casting des plus improbables, puisque relevant du comique involontaire (Karl Zéro y côtoie Lauren Bacall), et qui a quand même décroché ce titre de gloire, celui d’avoir été qualifié, par Les Cahiers du cinéma, de « plus mauvais film français depuis 1945 » - entre nous, ça vaut bien une Palme d’or à Cannes.
Allez, Ave César ! Et sans rancune (ne dit-on pas qui aime bien châtie bien ?). Par ailleurs (toujours dans les réserves, il en faut bien quelques-unes), les années passant, aux côtés de sa coloration politique plus que douteuse (disons-le, un temps jeanmarielepéniste, ouille), il est tout de même à regretter également, pour ce vieux Lion qu’était Delon, une fin de carrière, non pas chaotique, ou en dents de scie, mais royalement inexistante : il a raté des Sofia Coppola, Quentin Tarantino (« Pulp fiction, je m’en fous ! », dixit Delon) et autres Johnny To, loin d’être des tâcherons quand même, et qui voulaient pourtant de lui, à savoir de l’acteur magnifique mythique, taillé en un seul bloc (celui de la solitude mutique et funèbre), du Samouraï (1967) - dommage. Il a certes dit qu'il voudrait bien encore tourner pour Besson et Polanski ou encore « une femme à poigne » (telle Lisa Azuelos), mais cela ne s'est pas fait, au final. C’est regrettable également. Mais bon, toute filmographie (surtout, chez un acteur/actrice, qui est fait du désir des autres), a ses manques, ses rendez-vous manqués, ses rencontres espérées, voire rêvées (pour l'intéressé ou les cinéphiles fans), non faites.
- Delon reçoit une Palme d’or d’honneur en 2019. ©Photo (détail) Stéphane Mahé / Reuters
Plus précisément, le Delon vieillissant - n’ayant tout de même pas su se renouveler, contrairement à son grand modèle Gabin, le « Vieux » bougon, tonton flingueur tatoué sublimé par les dialogues savoureux de Michel Audiard comme parfumés de Prévert, qui nous a réjouis jusqu’à la fin (1976, l’année de sa disparition), ou à une Deneuve qui, jusqu’à encore récemment, n’hésite pas, histoire de se surprendre elle-même, à se tourner vers de jeunes réalisateurs pour participer à l’aventure de leur premier film - a dit tout de go ceci (et, j’avoue, c’est tellement cash que Delon la Star excessive peut même en devenir, à force, attachante, nous arrachant immanquablement un sourire, car il était loin d’avoir toujours tort) : « Le cinéma ne me manque pas. J’ai tout eu. Pourquoi voulez-vous que j’aille tout foutre en l’air pour jouer un gardien de la paix chez Kassovitz ? Je veux bien travailler avec Costa-Gavras, Luc Besson, François Ozon, Roman Polanski ou Steven Spielberg, mais tous les autres rigolos, là… »
Alain Delon est une star au Japon
- Delon sur le tournage de « La Piscine », en septembre 1968. ©Photo Agip Bridgeman Images
« Alain Delon est mort ». On dirait le titre d'un film (lui qui mourait d'ailleurs si souvent dans ses longs-métrages). C’est pas vrai, pas le bel Alain disparu, pas après Gena Rowlands (1930-2024). Coup sur coup. Deux mythes disparus, deux légendes à jamais endormies, L'Éclipse se faisant définitivement, avec la perte de Delon, ce Soleil rouge, souvent exposé en Plein Soleil, s'éteignant hélas pour toujours. Un immense acteur, venant de Sceaux/Bourg-la-Reine, dans le 92, les Hauts-de-Seine, très souvent incompris, ou sous-estimé, dans son jeu, à tort.
ALAIN DELON EST UNE STAR AU JAPON, et pas seulement, je me réfère ici au titre d’un bouquin humoristique axé sur lui, sorti en 2009, conçu par Benjamin Berton, écrivain imaginant, avec sa plume fantasque séduisante, le kidnapping du Grand Acteur Français, celui que le peuple japonais qualifiait assez tôt de « nimaime », un terme honorifique issu du théâtre kabuki désignant « l’homme beau, séduisant, à la gestuelle et au paroles douces », rien que ça !, par deux jeunes afficionados nippons (il faut savoir, cocorico !, que dans les années 1960 et 1970 au Pays du Soleil Levant, rouge ou pas, la popularité d’Alain Delon était telle qu’elle dépassait celle des stars hollywoodiennes, c’est dire), ce couple de cinéphiles et méticuleux finissant par le détenir dans une maison isolée de la Creuse afin de le soumettre à un test de paternité (sic). Comme si, pour mieux l’évoquer, il fallait passer par la fiction pour parvenir à raconter l’homme derrière le mythe Alain Delon : bien vu.
Lors de la parution de son bouquin ironique, pop et ouvertement léger (282 p., chez Hachette Littératures pour sa publication d'origine), ce Berton, non sans recul, avait dit au Monde : « Il faisait moche et il y avait de vieux films avec Alain Delon sur le câble. (…) C’est là que l’idée a commencé à venir. Le personnage est devenu fascinant, avec son côté si romanesque, agaçant, sûr de lui. Je me suis mis en tête d’écrire un dernier Delon, un Delon vieillissant, un peu comme on pourrait imaginer écrire la dernière aventure d’un personnage de comics : Batman, par exemple », ajoutant, non sans une once d’humour plaisant, « Il faut être un peu attentif quand même. Il ne peut pas faire n’importe quoi et montrer soudain son zizi. » On est d’accord. Delon, par Toutatis, c’est pas Gégé, Rocco Siffredi ou Houellebecq !
- Les deux stars françaises ultimes, Jean-Paul Belmondo (1933-2021) et Alain Delon (1935-2024), dans « Borsalino » (1970, Jacques Deray)
- Le cinéaste Jean-Pierre Melville (1917-1973) dirigeant, en février 1970, Alain Delon dans « Le Cercle rouge »
- Traitement de choc !
Pour ma part, juste le voir courir, tout nu, les fesses à l'air, sur une plage, quel Traitement de choc (aux côtés d’Annie Girardot, mais Attention, les enfants regardent !), ou simplement marcher, conduire, ouvrir ou fermer des portes, puis relever, en taiseux crevant l'écran, son col d'imper. La classe impériale du Samouraï (1967), indémodable : une véritable gravure de mode, façon less is more, fleuron melvillien incroyable. Le Hongkongais John Woo, styliste hors pair, s’en souviendra, parmi tant d’autres, dont les frères Coen, revoir leur tranchant Miller's Crossing (1990) pour s'en convaincre, ou encore toujours aux States, Tarantino le sampler XXL, notamment pour son cassant Reservoir Dogs. Perso, petit regret, j'aurais bien aimé voir Alain Delon chez Sergio Leone (ils s’étaient rencontrés à Nice, en présence de Mireille Darc, en janvier 1977, pour le lancement d’une boîte de nuit, Le Grand Cabaret), juste voir ce que ça fait, esthétiquement parlant, un géant chez un autre géant. Y aurait-il eu des étincelles ? Lui-même, je vous parle de Delon, s'est essayé à la réalisation, par deux fois (Pour la peau d’un flic, 1981, Le Battant, 1983), mais ça n'a rien donné de probant, n'est pas Clint Eastwood, acteur-réalisateur, qui veut.
Restons-en, si vous le voulez bien, à Mister Delon l'acteur : un booster d'émotions, d'énergies, de crush et de sensations bigger than life. Ou quand les attitudes deviennent formes, et style. Dans une autre vie, qui n'aurait pas aimé être l'aventurier Alain Delon ? Tenant les plus belles femmes du monde (Romy !), sans oublier son éternel concurrent Bébel qui s’y connaissait en matière de conquêtes féminines impressionnantes, dans ses bras ? Quel Casanova ! Et l'acteur melvillien par excellence (Le Samouraï, Le Cercle rouge, Un flic, n’en jetez plus) : qui dit mieux en termes de charisme mutique ? Une légende du cinéma français, un monument, oui, n’ayons pas peur des mots, s’en est allé.
- José Giovanni (1923-2004), ©photo polaroid VD, le 20 avril 2001, dans Paris, cinéaste français ayant fait tourner, par trois fois (« Deux hommes dans la ville », 1973, « Le Gitan », 1975, « Comme un boomerang », 1976), Alain Delon
Soyons clairs, c’était la plus grande star chez nous, un Guépard rugissant - grand collectionneur, soit dit en passant, de sculptures animalières dont, parmi une pléthore d'armes à feu, des bronzes stylés griffés Rembrandt Bugatti (1884-1916) - ou, a contrario, taciturne, avec juste, dans l'Hexagone, une poignée d'autres pouvant rivaliser avec son statut de star internationale (virile !), ils sont guère nombreux, Gabin, le génial Belmondo, Jean Marais, Montand et Ventura, chez les femmes ce sont Simone Signoret (La Veuve Couderc, Les Granges brûlées), Brigitte Bardot (Histoires extraordinaires) et Catherine Deneuve (Un flic, Le choc), même si, avouons-le, cet animal au sang chaud (méditerranéen, voire corse), aucunement colin froid, enfant terrible de divorcés au look de Gitan, si beau qu'il ne laissait jamais Les Seins de glace, ne faisait plus rien, cinématographiquement parlant, depuis un bon moment (son dernier film acceptable étant certainement l’intello et citationnel, tel un collage mâtinant cinéma et peinture, Nouvelle Vague), trop plongé qu'il était, comme le Truffaut nécrologue, archiviste et fétichiste, terriblement touchant, de La Chambre verte (1978, long-métrage qu’admirait grandement Alain Delon, « Ce film si particulier fait, en compagnie de Clément, Visconti et quelques autres, partie de mon jardin secret »), dans la nostalgie dorée d'un passé glorieux révolu (René Clément, Romy Schneider, Luchino Visconti, Joseph Losey, Jean-Pierre Melville, l'acteur ne s’étant jamais vraiment remis, à vrai dire, de la mort subite de ce dernier, le 2 août 1973, dans un resto, par rupture d’anévrisme, en présence du journaliste-artiste Philippe Labro qui, pour ce dernier, a dit cette belle chose en apprenant la mort delonienne d’Alain Delon : « Adieu l’Ami, la plus belle filmographie, une personnalité incroyable et fascinante, sa beauté ne peut suffire pour expliquer l’exceptionnelle évolution de son talent, il était habité par la star ultime. Le Samouraï. »).
- Alain Delon en pause sur le tournage de « Zorro » de Duccio Tessari, le 20 août 1974 à Madrid
En même temps, on comprend, Delon, au sujet de ce regret irréfrénable du passé qu’il entretenait : il est difficile de faire mieux, au niveau mythologique, que l’univers tiré au cordeau d’un Jean-Pierre Melville (Le Deuxième Souffle, L’Armée des ombres) par exemple, qui, en trois longs, des plus ciselés, lui avait taillé un costard sur mesure, tel un dessin ou haïku visuel, via un fétichisme exacerbé pour le vêtement (chapeau et imperméable) fonctionnant comme « pictogramme » immédiatement reconnaissable, afin qu’il marque à jamais les rétines, ce qui fut le cas ; c'était l'époque où le cinéma était roi, en France et du côté de sa voisine la Botte également, attirant tous les regards, faisant modèle, faisant mythologies même, au sens barthésien du terme ; on ne le dira jamais assez, la perte de l’immense Melville (1917-1973) fut un immense coup dur pour la carrière du viscontien Delon, et il ne s’en remettra d’ailleurs jamais vraiment, tant humainement (ce fut son père de substitution, sans oublier le patriarche Gabin) qu’artistiquement. Bref, pour lui, ainsi que pour ses admirateurs, une énorme tuile, et une blessure longtemps à vif au point qu’il en venait à parler, dans une interview filmée réalisée - document visuel poignant - peu de temps après la disparition soudaine catastrophique de son mentor, au présent, alors que celui-ci était déjà six pieds sous terre.
D’autre chose…
- Bertrand Blier, dans Paname, circa 2003, ©photo polaroid VD, réalisateur de deux-longs métrages avec Delon : « Notre histoire », 1984, et « Les Acteurs », 2000
Mais, au fond, moi, Alain, je l'aimais davantage voyou, bad boy brun un brin canaille et entièrement sauvage (L'insoumis, Plein Soleil, La Piscine, Borsalino and Co., Zorro, Le Gitan, Le Gang, Big Guns), pressé car traqué (Les Tueurs de San Francisco, La Veuve Couderc, Trois hommes à abattre et surtout le chef-d'œuvre politiquement engagé, contre la chasse récurrente aux juifs, Monsieur Klein, 1976, signé Joseph Losey) ou, mieux encore, fragile, fatigué, ombrageux, torturé, filmé comme par hasard et pas rasé, profondément lassé de la vie : revoir l'excellent Professeur (1972) de Valerio Zurlini (1926-1982), cinéaste italien si rare, peu de films à son actif, ou encore le trop méconnu Notre histoire (1984), par Bertrand Blier (Les Acteurs, 2000, avec Alain aussi), qui déclarait ceci sur Delon, comédien que l’on imagine souvent très directif, voire autoritaire, sur les plateaux, alors qu'il pouvait se faire on ne peut plus coopératif, si ce n’est docile, manifestant même une adaptabilité exceptionnelle, lorsqu’il se sentait en bonnes mains, sinon gare au rapport de force avec ce grand fauve ! (Propos provenant de Schnock et du beau livre AD. Amours et mémoires, aux éditions de La Martinière (mai 2023), par Denitza Bantcheva et Liliana Rosca) : « Il est un acteur qui me fait penser au cinéma américain. Il n’a pas beaucoup tourné aux États-Unis, mais il a apporté au cinéma français un air américain. (…) [Pour Notre histoire] Je ne connaissais pas Alain Delon et ça faisait des années que je me renseignais sur lui. À l’idée de le diriger dans un film, je me disais : "Oulala ! Ça va être très, très dur… Il va falloir que j’aie un couteau et deux revolvers dans chaque poche, et que je me tape un container de tranquillisants pour tenir le coup !" Et puis, finalement, je crois bien que c’est l’acteur le plus agréable à diriger que j’aie jamais eu devant la caméra. C’est un phénomène de disponibilité, de professionnalisme et d’intelligence. Je n’ai vu ça auparavant que chez Gabin, du temps où j’étais assistant. [Chiader un plan] Il sait ce que c’est, il l’a vu faire par d’autres réalisateurs, ça ne l’étonne pas, il est extrêmement discipliné. (…) Il faut que les gens de la nouvelle génération découvrent ses films. Nous avons eu deux acteurs fantastiques en France, Delon et Belmondo. On a de la chance. Alain Delon est un immense représentant du cinéma français. »
- « Mélodie en sous-sol » (1963), un film d’Henri Verneuil, avec des dialogues de Michel Audiard
Soyons-en certains, un monument du cinéma s'en va. Il s'appelait Alain Deux-lon, mais il n'y en avait en fait qu'un. il était unique, ultime. Une véritable icône. C’était Alain Un-lon, offrant, pour notre plus grand plaisir, dans ses longs, en salles obscures et par-delà, un parfum d'éternité (masculine !), une fragrance intemporelle, c'est dans l'air (Delon infuse et distille). Allez, je me tais, sa filmo flamboyante parle pour lui, on ne réveille pas une étoile qui dort. Je me permets juste de citer l’écrivain Philippe Sollers (1936-2023) qui, en livrant un court texte, intitulé L’Acteur, pour un petit catalogue servant, en 1996 (mars/avril), une rétrospective de ses longs à la Cinémathèque française (Paris), écrivait brillamment ceci : « (…) Mais le problème n’est pas là. Sa volonté, sa maîtrise, sa nonchalance aux aguets, son autonomie, son innocence, sa ruse, sa solitude font de lui l’un des plus grands acteurs de tous les temps, le seul Français, je crois, qui ait une dimension mondiale. Quel nom, aussi, Alain Delon ! On y entend l’Un, le Deux, l’On, étrange aristocratie secrète. "Cependant, c’est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes." Cette phrase d’Adieu, dans Une Saison en enfer, de Rimbaud me semble lui convenir. Qu’importe le spectacle ; il s’agit d’autre chose. » Voilà, tout est dit : Delon, il s’agit d’autre chose. À savoir d’un je-ne-sais-quoi, difficile à définir, qui tombe sur quelques-un(e)s, tels des élus bénis des dieux (je pense à Mozart), et qui FAIT la star, tout simplement.
- Alaiin Delon bébé, et déjà beau gosse !
Alain Delon : quelle trajectoire fascinante pour ce p’tit Français venant, au départ, de pas grand-chose, et répondant à l’épigraphe suivante, en se payant même le luxe, pour faute emmerdante, de se faire virer de l’armée : « Un enfant terrible est un enfant terriblement malheureux. » De loin, de près, si proche et si lointain, entre présence et absence, il était une page blanche à remplir (cf. son énigme), un projecteur à fantasmes, ce qu’on appelle une star, quoi. Rideau. Merci Alain Delon (ainsi que Blier et Sollers que je me suis autorisé à abondamment citer ici, à la croisée du cinéma et de la littérature, trouvant leurs propos fort éclairants pour cerner, sans le réduire, un tel personnage, nommé Désir, oups pardon, Delon, aux apparences tant rutilantes qu’ombragées ; c’est le moins qu’on puisse dire).
Cher Alain, sachant que comme Prévert, « Je dis tous à tous ceux que j’aime »), te concernant, les chiens aboieront à coup sûr inéluctablement (c’est connu, les grandes stars sont de grosses cibles), et « les ratés ne te rateront pas » (j’emprunte la formule à ton pote Bébél que tu viens de rejoindre, je l’espère, au Paradis, sans Vanessa encore, souhaitons-lui longue vie !), mais la caravane de ta pelletée de films mémorables, si ce n’est pour quelques-uns inoubliables (Plein soleil, Rocco et ses frères, Mélodie en sous-sol, La Tulipe noire, Les Aventuriers, Les Félins, Le Clan des Siciliens, Le Samouraï, La Piscine, Paris brûle-t-il ?, Borsalino, Le Cercle rouge, Un flic, La Veuve Couderc, Le Professeur, Traitement de choc, Zorro, Flic Story, Mort d’un pourri, Monsieur Klein, Notre histoire, Nouvelle Vague), passera joyeusement, et restera, à jamais, comme gravée dans nos mémoires de cinéphiles, ou cinéfils, pour nous émerveiller encore et encore, malgré les années qui défilent à fond la caisse, favorables à l’effacement, et tout ce fatras continu de l’actualité galopante du temps présent - une nouvelle en chassant fissa une autre - relevant fort regrettablement d’une espèce de « tyrannie de l’immédiateté » (Paul Virilio), asphyxiante au possible, nourrie jusqu'à l’écœurement par les mass medias mainstream la faisant défiler, comme pour inlassablement alimenter la bête, à une vitesse folle, sans la moindre ligne directrice. Oui, il est bon de se poser avec Alain Delon.
- Tancrède (Delon) et Angelica (Cardinale) dans « Le Guépard » (Luchino Visconti, Palme d’or au festival de Cannes 1963)
Retour naturel au vouvoiement : vous êtes quand même… Monsieur Delon, comme on parlait jadis de Monsieur Gabin (vous jouâtes d'ailleurs dans la même cour, celle des grands), Notre histoire : avec vous, assurément, une part de notre chère France, celle de la périodisation 1945-1973 (la belle époque !), fout le camp (attendez, on me dit, dans l’oreillette, qu’il reste encore la Bardot, qui a dit d’ailleurs cette très jolie chose sur son ami, aimant énormément les bêtes tout comme elle, « Alain, en mourant, met fin au magnifique chapitre d’une époque révolue dont il fut un monument souverain », et Claudia Cardinale, suis d’accord). Total Respect, et longue vie à vous, là-haut, pour un plein sommeil bien mérité, parmi vos fantômes chéris, dont l’insurpassable et sublimissime Romy (que vous aviez pourtant quittée, bouh !). Alors, Adieu l’ami.
- Delon dans « Le Professeur ( »La prima notte di quiete", 1972) de Valerio Zurlini
Et que vive DELON. Laissons maintenant les fantômes du cinéma faire leur chemin car, comme le disait si bien Jacques Derrida, comme donnant la main à l’auteur si regretté de La Chambre verte, cinéaste écorché vif (1932-1984) cultivant, avec un tropisme avéré pour ses chers disparus faisant l’objet d’un culte qui exalte l’imaginaire, le goût des morts à honorer en vue d’apporter aux vivants un surcroît de vie : « Le cinéma est l’art de laisser revenir les fantômes. » Donc, bonne nouvelle, et hauts les cœurs, Delon multifacette (tour à tour blessé, fêlé, pressé ou charmeur en diable, guépard et battant), nous reviendra, je vous le garantis, tels une Nouvelle Vague pour un éternel retour ou le Zorro fiérot de 1975 sur son fidèle destrier noir, parce que, vous savez quoi ?, et n’en déplaise à ses détracteurs, il est de La Race des seigneurs, alléluia !