Alain Aspect, un académicien très intriquant !
par Sylvain Rakotoarison
samedi 28 juin 2025
« Mon goût pour la science est né à l’école primaire, grâce à des enseignants qui valorisaient cette discipline et les leçons de choses. » (Alain Aspect, le 4 octobre 2022 dans "Sud-Ouest").
Cela ne m'a pas fait autant plaisir que le 4 octobre 2022 lorsqu'il a reçu son Prix Nobel de Physique (qu'il attendait depuis une quarantaine d'années), mais cela fait quand même très plaisir : le grand physicien français Alain Aspect a été élu membre de l'Académie française ce jeudi 26 juin 2025 dès le premier tour avec 16 voix sur 21 votants (les académiciens ne sont pas les plus assidus).
C'est le mythe socratique du tout bien tout beau tout juste qui revient. Quand ça va une fois, ça va toutes les fois. Alors, soyons clairs : Alain Aspect n'est pas un grand écrivain, et n'a pas une étendue d'œuvres littéraires à faire pâlir Voltaire ou Victor Hugo. Mais ce n'est pas l'essentiel. Lorsque Simone Veil, une autre pas-grande-écrivaine a été reçue sous la Coupole, le doyen de longévité Jean d'Ormesson avait expliqué qu'il n'attendait pas de tous les membres d'être de grands écrivains mais de représenter l'excellence de la France, d'où l'intérêt d'avoir parmi les Immortels cette illustre femme Simone Veil, mais aussi des scientifiques (très peu nombreux), quelques prélats (des cardinaux, des évêques), des militaires (des généraux), des personnalités politiques (dont d'ailleurs un ancien "protecteur" de l'Académie, Valéry Giscard d'Estaing), etc. À tel point que Jean d'Ormesson a voulu voir intégrer l'Académie un metteur en scène, un scénariste du cinéma et aussi un parolier (ce fut Jean-Loup Dabadie).
Ce n'est pas la première fois que le Prix Nobel a été un Sésame pour entrer par la grande porte de l'Académie. Ainsi, Jules Hoffmann, grand biologiste, a reçu le Prix Nobel de Médecine le 3 octobre 2011 et a été élu à l'Académie française le 1er mars 2012 par 17 voix sur 23 votants. Il lui a fallu moins de cinq mois pour succéder à Jacqueline de Romilly au fauteuil n°7. Quand un Nobel entre à l'Académie française, ce n'est pas le Nobel qui est honoré d'être académicien, c'est plutôt l'Académie qui est honorée de compter parmi les siens un Nobel. Deux maintenant ! Je parle évidemment de l'Académie française.
Avant Alain Aspect, il y a déjà eu d'autres physiciens sous la Coupole, mais ils ont été très peu nombreux. On peut en citer au moins trois autres, dont un Prix Nobel, Louis de Broglie (1892-1988), qui a eu son Nobel à l'âge de 37 ans en 1929, puis a été élu à l'Académie en octobre 1944 à l'âge de 52 ans, l'un des acteurs majeurs de l'histoire de la physique quantique, Louis Leprince-Ringuet (1901-2000), académicien en 1966, un chercheur dans le nucléaire, et collaborateur de Maurice de Broglie (1875-1960), grand frère du précédent, physicien et académicien également, élu en 1934.
Alain Aspect, lui, succède au poète et dramaturge centenaire René de Obaldia mort le 27 janvier 2022 à 103 ans, occupant du fauteuil n°22 qui est aussi celui de Julien Green et de François Mauriac. L'Académie française a eu un peu de mal à rédiger sa biographie sur son site et si elle évoque les trois décorations françaises (commandeur de la Légion d'honneur, officier de l'ordre national du Mérite et commandeur des Palmes académiques), elle reste évasive sur ses autres distinctions : « Il est membre de l’Académie des sciences et de nombreuses académies scientifiques étrangères. ».
On peut quand même en préciser certaines (pas toutes) : Médaille d'or du CNRS (2005), la plus grande récompense française pour un chercheur, Prix Wolf de Physique (2010), Médaille d'or Niels-Bohr (2013), Médaille Albert-Einstein (2012), Prix Gay-Lussac Humboldt (1999), Prix Max-Born (1999), etc. Il est membre de plus d'une dizaine d'académies françaises ou étrangères, dont l'Académie des sciences française à partir de 2021 (avant son Nobel).
Son itinéraire est brillant : fils d'instituteurs du Lot-et-Garonne, lycéen d'Agen, normalien en 1965, DEA en optique (l'équivalent de master2) à l'Université de Paris-Orsay en 1968, agrégé de sciences physiques en 1969, docteur de troisième cycle à l'Institut d'Optique théorique et appliquée (à Orsay) en 1971, docteur d'État en 1983, professeur à Polytechnique en 1984, directeur de recherche au CNRS en 1992 professeur à l'École normale, etc.
Pendant une partie de sa carrière, entre 1985 et 1992, Alain Aspect a travaillé aux côtés de Claude Cohen-Tannoudji (qui a maintenant 92 ans), futur Prix Nobel de Physique en 1997, dans un laboratoire du Collège de France et de l'École normale (sur le refroidissement d'atomes par laser).
Mais déjà à cette époque, il était, à mon sens, une sommité en physique. Car c'est sa thèse d'État qui a été remarquable (il l'a soutenue le 1er février 1983 en présence de John Bell avec Claude Cohen-Tannoudji et Bernard d'Espagnat dans son jury). En 1982, sur proposition des physiciens Christian Imbert et Olivier Costa de Beauregard, il a "simplement" réalisé ce qu'on appelle désormais l'expérience d'Alain Aspect, à savoir la preuve de l'intrication quantique. C'est sans doute trop difficile pour des journalistes qui ont rarement une formation de scientifiques si bien qu'encore aujourd'hui, malgré le Nobel et l'Académie française, il reste peu connu et peu médiatisé.
L'intrication quantique, ce qui lui a valu le Prix Nobel, était d'abord le résultat d'une discussion théorique. Albert Einstein ne croyait pas à l'interprétation de la physique quantique et n'appréciait pas intellectuellement que la réalité soit probabiliste. Pour lui, il manquait des variables pour prendre en compte complètement la réalité. C'est sa fameuse théorie des variables cachées. Ce fut un débat intellectuel entre les deux sommités de la physique contemporaine, lui et Niels Bohr, parangon de l'interprétation dite de Copenhague (où il habitait). Le débat, hélas, n'était pas clos malgré la mort des protagonistes. Heureusement, un mathématicien John Bell, en 1964, a réussi à pondre ses inégalités (les inégalités de Bell) qui seraient respectées si et seulement si Einstein avait raison. C'étaient des mathématiques de la théorie des groupes.
Alain Aspect "n'a fait que" mettre en pratique les inégalités de Bell, qui restaient alors théoriques. Or, par l'expérience, il a prouvé que les inégalités de Bell n'étaient pas respectées, donc Einstein avait tort ! Il faut bien comprendre qu'à cette époque, Alain Aspect était encore étudiant, puisque ces travaux lui servaient pour obtenir le titre de docteur d'État, l'équivalent aujourd'hui de l'habilitation à diriger des recherches (permettant de postuler au poste de professeur des universités).
Le nouveau docteur d'État n'en a pourtant pas fait une affaire d'État, simplement un petit fait intellectuel remarquable. Finalement, dans le grand débat entre Einstein et Bohr, c'était donc Bohr qui avait raison. Dommage alors qu'Einstein n'existait plus depuis longtemps, car on aurait pu imaginer une réaction intéressante de sa parti à cette expérience. Le pire, c'est qu'Alain Aspect a poursuivi sa carrière avec un autre thème (d'optique, car l'optique est sa compétence). Il ne croyait pas que l'intrication quantique pouvait avoir des applications concrètes, alors que finalement, si, toutes les théories de l'information passent désormais par l'intrication quantique qui conduit à envisager des ordinateurs quantiques beaucoup plus puissants que les nôtres actuellement.
Mais je me rends compte que je n'ai pas expliqué ce qu'était l'intrication quantique. Je vais tenter avec simplisme : c'est l'histoire de deux particules. Elles ont été en interaction un jour puis elles se sont quittées et éloignées l'une de l'autre. Cette "mémoire" de la rencontre est pourtant restée quelque part dans la matière. En gros, soit la limitation de la vitesse à la vitesse de la lumière est violée (ce qui mettrait en péril toute notre physique contemporaine), soit cela signifie que la matière a mémorisé un historique de rencontre.
Le thème est passionnant et beaucoup de profanes s'en sont emparé, des poètes mais aussi des charlatans qui, sous prétexte de quantique, vous font les poches par des stages de développement personnel ou autre complètement bidons !
Ce n'était donc pas étonnant que dès la conclusion de cette expérience, en 1982, on pouvait imaginer raisonnablement que son auteur allait être récompensé par le Prix Nobel. Il a fallu attendre le temps d'imaginer que cette expérience ne réponde pas seulement à une expérience de la pensée, mais qu'elle est aussi le point de départ d'applications particulièrement prometteuses, comme je l'ai indiqué, d'ordinateur quantique.
Le Prix Nobel ne devrait être attribué que lorsque le récipiendaire est encore en activité, car cela lui fournirait un financement supplémentaire à ses recherches. Depuis le début des années 1990, les nombreux physiciens français (huit : Pierre-Gilles de Gennes, Georges Charpak, Claude Cohen-Tannoudji, Albert Fert, Serge Haroche, Gérard Mourou, Alain Aspect, Anne L'Huillier) qui ont reçu le Nobel l'ont reçu lorsqu'ils étaient retraités ou proches de la retraite. Alors, le Prix Nobel sert à une autre chose : à la médiatisation encore très laborieuse de la physique auprès du grand public.
Alain Aspect est à cet égard exemplaire : ses parents étaient instituteurs, donc, ils lui ont transmis la curiosité du savoir. Dès l'école primaire, il a eu envie de faire de la science parce que ses enseignants ont beaucoup agi pédagogiquement sur des sujets scientifiques. Ensuite, au lycée, un professeur de physique l'a passionné encore plus. La passion était née et resterait toujours aussi vivante. Passion et curiosité. Typique d'une des institutions qu'Alain Aspect avait défendue le 24 mars 2009 : le Palais de la Découverte, qui a fait germer la passion de la science à de nombreux futurs chercheurs. En se hissant parmi les Immortels, Alain Aspect fait entrer l'excellence française en physique. Toutes mes félicitations pour cette élection !
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (26 juin 2025)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Alain Aspect, un académicien très intriquant !
Alain Aspect et Annie Ernaux à Stockholm.
Le Nobel pour Alain Aspect !
Portrait assez complet d'Alain Aspect par le Journal du CNRS en 2005.
Télécharger la thèse d'Alain Aspect soutenue le 1er février 1983.
L'expérience d'Alain Aspect.
Le Palais de la Découverte.