Pour un simple abandon du mot « Occident »

par Boogie_Five
vendredi 5 mai 2023

En creusant toujours davantage pour trouver la formule ultime censée décrypter un filigrane mystérieux en-dessous de toutes les représentations, qui dévoilerait une signification ultime à cette expression fourre-tout d’Occident, se répand l’éparpillement jusqu’à l’évanouissement pur et simple de notre objet.

 

Surchargé de signifiants, monstruosité baroque à cent têtes et mille pieds, avorton d’un empire féodal anarchique dont il ne s’échappera jamais, le monde occidental ne se révèle qu’être un assemblage informe et hétéroclite d’éléments pris en dehors de lui-même, via un héritage auto-attribué parmi des restes délaissés par les empires gréco-romains, puis divers produits accaparés dans le monde depuis le temps des Croisades. De l’Occident n’est sorti ni nouvel alphabet ni grand prophète annonçant une autre religion.

 

Nonobstant un découpage administratif entre les parties orientale et occidentale de l’Empire romain à la fin du IIIème siècle, rien n’est plus insaisissable que l’identité originaire de la culture occidentale. Récurrente tout au long de son histoire, la quête éperdue d’une source traditionnelle qui justifierait la présence réelle d’une identité propre, est justement causée par l’absence d’une souche commune incontestable.

 

Ainsi, la série de tentatives de renovatio imperii jusqu’à l’époque contemporaine, de Charlemagne à Hitler en passant par Frédéric Barberousse, n’a jamais débouché sur des constructions durables étant donné qu’elles ne reposaient pas sur le partage d’un acquis culturel bien défini et arrêté. Ces grands élans conquérants étaient des pures créations ex-nihilo réaménageant et transformant l’ensemble des institutions traditionnelles, plutôt que des politiques de restauration d’un ordre primitif ancien. Contrairement aux apparences, la culture occidentale ne s’est pas démarquée vis-à-vis des autres en préservant à l’identique des coutumes intangibles affiliées à des origines mythiques, comme dans la Rome antique, l’Islam sunnite ou la Chine impériale, mais avec des créations avant-gardistes tournées vers le futur, associant différentes cultures étrangères – les grandes cathédrales gothiques et romanes, mêlant folklore germanique, technique gréco-romaine et spiritualité orientale, en sont parmi les meilleurs exemples.

 

Malgré un essor économique dantesque et une ferveur sotériologique millénaire, qui devraient suffire à donner une certaine confiance dans l’avenir, depuis les Grandes découvertes au XVIème siècle l’Occident moderne reste affecté par des grandes paniques identitaires récurrentes, pouvant rapidement dégénérer en délire racial lorsqu’elles sont instrumentalisées à des fins politiques. À l’apogée de l’expansion coloniale occidentale au XIXème siècle et jusqu’en 1945, faisant face aux immenses masses populaires issues des vieux empires orientaux conquis et démantelés, les élites étaient gagnées par le doute et la peur de l’extinction : puisque les pays occidentaux ne disposent pas de fondement culturel commun dont ils seraient eux-même à l’origine, ce qui faciliterait l’universalisation de leurs lois et leurs valeurs, comment éviter une absorption complète et inéluctable dans une mondialisation industrielle et anonyme dont ils sont les incarnations et les porte-voix  ?

 

À défaut d’arguments culturels et religieux, la science nouvelle est alors venue prêter main-forte pour redonner de la consistance anthropologique à une civilisation occidentale qui n’était plus rien d’autre que le monopole industriel de la contrainte armée du capital (de l’Empire Britannique jusqu’à l’OTAN). Le temps des missionnaires et des chevaliers était révolu. Le concept de race, certes bancal mais très facile à manipuler, aujourd’hui ostracisé en France mais restant encore très en vogue Outre-Atlantique, aura enfin permis de donner une identité visible et précise à cet ensemble polymorphe devenu monstrueux, fuyant et indéfinissable qu’est ce monde occidental capitaliste mondialisé. La distinction devient possible vis-à-vis des autres, sans même recourir à une différence religieuse, c’est-à-dire à un culte cérémonial particulier que n’ont jamais partagé les occidentaux et dont l’instauration par l’église catholique avait causé tant de guerres civiles par le passé. La culture occidentale ne se manifeste plus qu’à travers la pâleur d’un visage effrayé.

 

Qu’elle soit dénommée blanche, caucasienne, aryenne ou plus simplement européenne, la race s’avère un expédient idéologique opportun pour donner l’illusion d’un socle unitaire commun à tous les individus qui s’auto-désignent comme héritiers et défenseurs légitimes de la culture occidentale. Même si la manipulation grossière est vite éventée, dès lors que les orthodoxes et autres chrétiens orientaux sont généralement vite exclus de la partie, et que les latinos, trop bronzés, sont refoulés à la lisière des faubourgs où vivote le reste.

 

À rebours de sa propre histoire et en négligeant la richesse culturelle apportée par les échanges avec le reste du monde, dans un ultime geste pour préserver son hégémonie mondiale, l’Occident a finalement produit un monstre qui a fait des petits dans bien d’états-nations contemporains : une appartenance communautaire restreinte basée seulement sur une nomenclature biologisante superficielle et le rejet de l’espèce humaine dans son ensemble. La politique raciale se décline généralement en mesure d’économie industrielle, qui parque et réduit les individus dans des schémas catégoriques de moindre coût, afin de les soumettre aux chaînes du système d’exploitation capitaliste – le véritable Dieu caché de l’Occident moderne – indifférent aux questions sociales et environnementales et dont la férocité finit par s’imposer à tous sans distinction.

 

Racisme et capitalisme ou humanisme et démocratie ? Lequel des deux couples représente le mieux l’Occident moderne ? Sont-ils antagonistes ou en symbiose ? Dans bien des séquences historiques, bien des analyses constateraient un continuum entre toutes ces notions. Mais au lieu de les rejeter toutes dans un même sac, ne serait-il pas plus judicieux de se débarrasser une bonne pour toutes du concept d’Occident, qui les avait associées en vue d’asseoir une domination économique et raciale sans nom ?

 

Puis en dehors du contexte de la Guerre froide, l’identification d’un camp occidental a t-il déjà eu une quelconque pertinence dans une lecture sérieuse et approfondie de l’évolution des relations internationales ? En considérant le conflit actuel en Europe orientale, comment prétendre sérieusement que la Russie ne serait pas occidentale à l’inverse de l’Ukraine qui le serait devenue en une vingtaine d’années ? De même que la Grèce, censée être le berceau de la civilisation, renvoyée au plus bas niveau d’un « Club Med » fainéant et improductif, vivant aux crochets des bons européens de l’Ouest et du Nord ? De quel Occident s’agit-il si ce n’est un périmètre resserré autour de l’épicentre de la vallée du Rhin et de l’axe Bruxelles-Londres-Washington, avec une géométrie variable et extensible qui va jusqu’à la Géorgie mais en exclut la Turquie, prend Israël mais pas le Liban, etc ?

 

Alors qu’il est juste germanique et anglo-saxon, le fait de dénommer occidental ce cercle restreint le rend plus étendu qu’il ne l’est en réalité. C’est de là que vient son principal avantage mais cette désignation métonymique fausse aussi la lecture des véritables lignes et positions des uns et des autres, puis masque des différences culturelles internes généralement attribuées vis-à-vis d’autres régions, tel que la Russie, l’Asie mineure, le Maghreb... Même si ça risque de ne pas plaire à certains, l’Algérie est beaucoup plus proche de la France que de la Lettonie ou la Norvège. L’Espagne de toute l’Amérique latine que de la Bulgarie ou la Slovaquie. Et pour finir, où placer les régions ultra-marines européennes dans ce magnifique dispositif occidental ? Ce n’est pas pour dénigrer l’Union européenne qu’un tel constat est fait, mais pour démontrer que la notion d’Occident présente de moins en moins la pertinence qui lui est créditée, et ne colle pas du tout aux faits empiriques.

 

Sans dire que cette personnification à l’extrême serait ridicule si elle était appliquée de la même façon à l’Orient et aux autres parties du monde, comme l’Asie, en leur donnant des attributs culturels et géopolitiques avec un mode d’action commun. Et dans le cas du mouvement panafricain, émule de l’Occident à bien des égards, il correspond plus à une véritable unité géographique continentale incontestable, même si là aussi l’identification unitaire a connu des extrapolations idéalistes et assez éloignées des différentes réalités historiques.

 

Il serait temps que la recherche académique, et à sa suite les experts et les pédagogues, actualise et affine leurs classements catégoriques, afin d’éviter d’apporter l’eau au moulin des laudateurs auto-satisfaits et néoconservateurs du mode de vie occidental, et des fascistes voulant en découdre avec les minorités qui y seraient réfractaires par nature (raciale) ou par conviction (politique ou religieuse). Il justifie aussi le clash entre civilisations, la confrontation entre blocs et in fine à la course aux armements de destruction massive. Le concept d’Occident, grosse machine rhétorique écrasant le moindre particularisme, est aussi devenu un mot d’ordre de propagande dont les dérives dangereuses ne doivent pas être sous-estimées, et qui peuvent emporter définitivement des qualités positives (démocratie, rationalisme et humanisme principalement) du côté de la domination, de la haine et de la terreur. En se défaisant totalement de ce concept, ainsi que de l’ordre capitaliste imbriqué en lui, il s’agit par la même occasion de reconnaître pour ce qu’ils sont, indépendamment de l’usage intéressé de ceux qui les ont mis en œuvre, les progrès sociaux et les avancées démocratiques qui ont été acquis sous ce nom, mais qui ont été attribués et identifiés à l’Occident seul, figure fantasmatique polarisant les désirs le plus élevés et accomplis de la puissance universelle.

 

 

Carte : Clash of Civilizations (1996) de Samuel Huntington


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