Tonneaux et contre-flacons

par C’est Nabum
lundi 27 mars 2023

 

Une bien curieuse affaire

 

Il advint qu'un certain Gaston Amos était en ce temps-là un tonnelier passé maître dans l'art complexe de choisir ses merrains et de les laisser sécher, de couper les douves, d'assembler des douelles et de cercler le tout pour en faire des fûts d'une étanchéité parfaite. Il avait acquis encore la particularité de travailler toutes les essences de bois permettant de réaliser des tonneaux, adaptés à chaque usage.

Nous étions au temps glorieux où le tonneau roulait sa bosse et son contenu sur tous les quais de nos rivières, favorisant le travail des portefaix qui pouvaient se la couler plus doucement avec ce contenant qui se déplaçait presque comme un jeu d'enfant. Est-ce par ce qu'ils étaient constitués de cerceaux que nos barriques tournaient aisément ? Ce serait aller vite en besogne que de le prétendre tout comme d'affirmer que leur maniement n'exigeait aucun effort.

Toujours est-il que les tonneaux avaient depuis belle lurette supplanté les amphores et ne se doutaient pas que les containers allaient les condamner au chômage technique. C'était encore un temps où les grues se contentaient de remonter la Loire sans penser à se reconvertir dans la logistique. Pour Gaston, point de soucis, son artisanat avait de beaux jours devant lui et il n'avait jamais la crainte du lendemain.

Notre maître tonnelier avait mis à son catalogue des fûts d'essences différentes pour attirer le chaland et proposer une gamme variée de nature à satisfaire toutes les demandes. En jouant ainsi, il développait les leçons qu'il avait apprises dans son école de commerce : se diversifier en créant des besoins plus ou moins fictifs tout en augmentant les prix afin de laisser croire à une qualité supérieure. Les résultats dépassaient ses espérances, Gaston avait ouvert un vaste atelier avec un grand nombre de compagnons à son service et allait bientôt rouler sur l'or…

Il avait ainsi de manière parfois relativement aléatoire créé une gamme qui ne souffrait aucune contestation du côté des clients. Puisque sa notoriété valait expertise, il était désormais acquis chez les grands marchands du fleuve royal que pour transporter du vin rouge de garde il fallait un fût de chêne tandis que pour le blanc l'acacia était indispensable. Le châtaignier était parfait par les grands cidres de garde, le merisier pour les liqueurs. Le sapin avait la préférence des huiles tandis que les poissons salés se sentaient bien dans le charme. Enfin, rien ne valait le frêne pour charger le savon de Marseille liquide.

Il n'y avait plus à discuter, le snobisme avait gagné la partie. Les essences avaient désormais une destination unique tandis qu'un savant usage de la pénurie provisoire ou transitoire permettait de créer les conditions idoines pour une spéculation fructueuse du côté des ateliers de Gaston. Ses concurrents avaient beau haussé les épaules devant pareilles sornettes, ils ne parvenaient pas à ramener à la raison des clients totalement subjugués. Force est de reconnaître que le conditionnement étant l'apanage du tonneau, que les clients aussi se fassent rouler n'était qu'un juste renversement de rôle.

Tout allait pour le mieux pour Gaston et sa start-up de la tonnellerie. Il accumulait les bénéfices, ne cessait d'embaucher des ouvriers qui paradoxalement ne bénéficiaient pas d'un salaire supérieur à celui pratiqué chez les artisans moins réputés. Mais, un grain de sable, matériau très fréquent sur la Loire vint gripper la belle aventure entrepreneuriale de notre homme.

Un tonnelier plus fourbe que les autres se dit qu'il y avait dans cette folie, une opportunité pour faire de l'argent en se jouant de cette mode absurde. Ce rusé personnage avait remarqué qu'une essence commune, le peuplier d'Italie, permettait avec un peu d'astuce de tromper son monde à moindre coût. Avec un peu de maquillage, ce bois blanc pouvait leurrer des clients peu avisés. Il se lança ainsi dans la confection de vrais faux tonneaux tout en poussant plus loin le concept de Gaston. L'homme se nommait Jean Mailfert et resta dans l'ombre contrairement à son successeur et rejeton André Mailfert.

En première intention, Jean Mailfert singea en tout point la gamme de Gaston Amos. Seule difficulté notable pour son commerce frauduleux, les bois n'ont pas la même densité. Un leste s'avérait donc nécessaire dans un double fond avec un calcul savant pour compenser le manque à peser. Le peuplier d'Italie ayant la plus faible masse volumique de la bande à 0,530 kilogramme par mètre cube alors que celle du chêne Tauzin est presque le double.

Fort de son savoir-faire et d'un maquillage en tous points parfait, notre gredin mit sur le marché sa gamme, se voulant le rival de son prestigieux concurrent. Pour attirer les clients, ses prix étaient évidemment largement compétitifs. Hélas, il lui manquait l'estampille qui faisait la marque et la gloire de son adversaire. Le prix n'était pas l'argument le plus décisif en ce monde de la griffe tonnelière.

Ayant appris de ce premier échec, Jean Mailfert se dit qu'il lui fallait faire preuve d'innovation, un mot qui perçait dans le langage commercial de l'époque. Il manda des experts en sylviculture qui au sein d'une commission scientifique indépendante prétendirent, après leur avoir largement graissé la patte, que les spiritueux n'étaient jamais aussi heureux que conserver dans des fûts de même essence. Ils appelèrent cela le phénomène d'osmose xylophilique.

Ce fut un véritable succès. L'alcool de poire, le plus prisé dans l'orléanais, trouvait son bonheur dans le fut de poirier et il en allait de même pour la prune, la prunelle, la pomme, le coing, la châtaigne et la noix tous fort à leur aise dans des fûts de même souche. Personne ne trouva drôle qu'il existât des fûts de Marc et d'autres de framboise. La crédulité n'a pas de limite en matière commerciale.

Jean Mailfert vit ses actions grimper en flèche sans plus faire d'ombre à son concurrent. Les deux comparses s'entendirent alors comme larrons en foire au point d'associer leurs destinées pour étendre leur activité aux copies de meubles de style. Le vin de l'orléanais et les spiritueux avec l'arrivée du chemin de fer avaient pris un sacré coup dans l'aile avec les vins d'Algérie et d'Italie, il était temps de mettre d'autres fers au feu.

La mode passée, les combines oubliées, les fûts de contrefaçon furent employés par la suite comme objets de décoration. Eux aussi servirent en somme de meuble même s'il est bien délicat de leur attribuer un monarque de référence. Ce fut ainsi que le style Cyrano vit le jour dans les tavernes et guinguettes pour qui aime avoir un coup dans le nez.

Curieusement, qui voulait acquérir l'un de ces fameux fûts Mailfer devait obligatoirement le payer en liquide. On ne change pas aisément de fonction. Quant à cette déplorable malversation, elle poussa Émile Augier, un dramaturge à écrire cette curieuse maxime : « Poudreux est le flacon mais vive est la liqueur ! ». Voulait-il signifier que cette curieuse affaire n'avait été que de la poudre aux yeux ? L'abus de spiritueux ne permet pas toujours d'être spirituel.

À contre-flacon.


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