« Le Nom de la rose », film plus actuel que jamais, ressort au cinéma

par Vincent Delaury
samedi 2 mars 2024

Quelle bonne nouvelle ! Longtemps invisible, le grand œuvre de Jean-Jacques Annaud, Le Nom de la rose (1986, ©photos V. D.), qu'il tourna à l'âge de 42 ans cinq ans après La Guerre du feu, long métrage tout aussi culte que son adaptation du premier roman d’Umberto Eco (1932-2016), sans oublier son inénarrable Coup de tête (1979) avec le regretté Patrick Dewaere, est de nouveau en salles au cinéma, dans une version restaurée 4K.

La queue devant le cinéma indépendant du Champo, Paris, le 24 février 2024, pour la ressortie du « Nom de la rose »
Début du film, « Le Nom de la rose » (1986, Jean-Jacques Annaud)

« Arrivé au terme de ma vie de pauvre pécheur… désormais chenu… Je m’apprête à laisser sur ce parchemin, témoignage… des faits admirables et terribles auxquels j’ai assisté dans ma jeunesse… vers la fin de l’an de grâce 1327. Que Dieu m’accorde la sagesse et la grâce d’être le témoin transparent des événements qui survinrent… dans une abbaye, au plus sombre du nord de l’Italie. Une abbaye dont même aujourd’hui, il semble… pieux et charitable de taire le nom. Puisse ma main ne pas trembler alors que je revis le passé et que je ravive ce qui oppressait mon cœur… quand nous franchîmes les murailles.  » Ouverture magique du Nom de la rose, cette voix off (le personnage d’Adso) du tout début s’adressant, comme la littérature, à notre intelligence, pendant que l’image somptueuse, opérant comme un retour dans le temps au XIVe siècle à l’instar du Barry Lyndon (1975, XVIIIe) de Kubrick, parle, comme le vrai cinéma sait le faire, en tant qu’expérience visuelle, à l’instinct.

Christian Slater et Sean Connery dans « Le Nom de la rose »

Un palimpseste du best-seller international d’Umberto Eco

Pour ma part, j’ai revu ce polar médiéval, quatrième long-métrage d’Annaud, tout dernièrement, avec grand plaisir, dans une salle parisienne pleine à craquer, le Champo, dans le 5e arrondissement, via une superbe copie neuve composée à partir du négatif original, en VO (langue anglaise, la langue dite majoritaire, le « latin du XXIe siècle » selon Eco), mettant magnifiquement en valeur tant la superbe photographie gris cendré du film que sa bande originale ample et mystérieuse. Il faut savoir que ce « palimpseste » cinématographique du livre à miroirs et à tiroirs de plus de 550 pages d’Umberto Eco (sorti en France en avril 1982), comme l’annonce son générique du début (dans son livre d’entretiens, Une vie pour le cinéma, également publié chez Grasset, avec Marie-Françoise Leclère (2018), le cinéaste précise, p. 150, que c’est d’entrée de jeu pour lui une façon de se « prémunir, avec un brin d’ironie, contre les accusations de sacrilège qui ne manqueraient pas de déferler »), fut longtemps bloqué par des contentieux entre les ayants droit issus des trois pays coproducteurs (France, Italie, Allemagne).

Qui tue et comment dans « Le Nom de la rose » ?

Dans le livret gratuit passionnant revenant sur la genèse et la réception critique de ce désormais classique du cinéma, distribué par Les Acacias dans les cinémas où le film est actuellement montré, Jean-Jacques Annaud, ajoute : « J’ai éprouvé beaucoup de chagrin pendant une dizaine d’années, Le Nom de la rose, un de mes films préférés, n’était plus visible nulle part [en salle, cela s’entend, il existe bien entendu son DVD, dont le Collector avec des bonus, ou des diffusions régulières à la télé], coincé par de sombres histoires d’ayants droit. Heureusement, l’acharnement de TF1, de mes agents d’Artmédia et de l’affectueuse intervention de la famille d’Umberto Eco ont permis que la France bénéficie du privilège de pouvoir de nouveau regarder le film. Il a été magnifiquement rénové, tel que je l’avais souhaité au tournage, mieux que les copies en 35 ou en 70 mm. Ce film de mon cœur est destiné au vôtre. »

 

Le monastère-bibliothèque en feu dans « Le Nom de la rose »

Que raconte Le Nom de la rose ? En l’an 1327, nous sommes au Moyen Âge (époque où en Europe les monastères, avec notamment l'importance et le succès du « monachisme médiéval » s’appuyant sur le pouvoir rigoriste de l’Église catholique, jouent un rôle majeur pour propager la soi-disant bonne parole, c’est-à-dire sainte, tout en se divisant en différents ordres monastiques, bénédictin, franciscain, dominicain...), dans une imposante abbaye bénédictine italienne, des moines disparaissent dans des circonstances mystérieuses, avec des boursouflures noires sur la langue et une même tache d’encre sur l’index : cette série de meurtres énigmatiques ensanglante et affole toute une communauté, se voulant des plus pieuses, le tueur suivant le scénario de l’Apocalypse de Jean. Le moine franciscain Guillaume de Baskerville (l’Écossais Sean Connery, dans l’un de ses plus grands rôles, performance qui l’extirpera – enfin - de son « fardeau » de l’agent 007, faisant oublier James Bond en lui au profit de personnages de mentors incarnés ensuite dans Highlander, Les Incorruptibles, Haute Voltige et autres Indiana Jones), accompagné du jeune novice Adso de Melk, campé au moment du tournage par le tout jeune Américain Christian Slater, alors aussi débutant que son personnage, vient enquêter sur ces morts mystérieuses, frappant la confrérie. Le secret semble résider dans la bibliothèque-labyrinthe où le vieux Jorge de Burgos garde jalousement un livre jugé maudit (empoisonné ?), Umberto Eco parlant dans son « roman de la rose » d’un livre perdu, ou jamais écrit, qu’évoque Aristote dans sa Poétique (écrite en 335 avant J.-C. et consacrée à la tragédie, à l’épopée et à l’imitation), qui traitait de la comédie et du rire, imaginant, dans un esprit des plus visionnaires, qu’un exemplaire de ce livre interdit qui menace tant l’Église que la police de la pensée orchestrée par l’inquisition médiévale, tribunal ecclésiastique d’exception chargé de lutter contre les hérésies, soit parvenu jusqu’à notre Moyen Âge et qu’il aurait disparu dans l’incendie d’une abbaye bénédictine située entre Provence et Ligurie. Sous l’Inquisition, à l’opposé d’un Saint François qui ne répugnait pas à se marrer, le rire est danger pour ces austères bénédictins car, à force de rire de tout, on finit par ne plus rien prendre au sérieux, y compris Dieu ; de plus, et c’est dit dans le film, le rire est perçu par ces derniers comme un « souffle diabolique qui déforme les ligaments du visage et fait ressembler l’homme au singe. »

Bernardo Gui, l’inquisiteur imbuvable (F. Murray Abraham) du « Nom de la rose »
Un coupable idéal, le gardien du temple, ex-bibliothécaire de l’abbaye : le vieil aveugle Jorge de Burgos (Fiodor Chaliapine Jr), en clin d’œil à l’écrivain Jorge Luis Borges

Qui est coupable et qui est innocent ? On est ici en plein whodunit, terme anglo-saxon tiré, façon Agatha Christie, l’inspecteur Columbo ou Sherlock Holmes, de who done it ? – « Qui a fait ça ? », ce genre impliquant qu’on dispose d’indices, plus ou moins concordants (confirmés ou infirmés par la suite), à partir desquels un détective ou un enquêteur amateur, ici en l’occurrence c’est le franciscain Guillaume de Baskerville, ex-inquisiteur repenti lancé sur les traces d’un « livre qui tue » ou « par lequel on tue », se chargeant de matines jusqu’à complies de cette affaire criminelle pendant sept jours, qui recherche et, qui sait, trouvera le coupable, alors qu’in fine arrive au même moment, au monastère dont le brouillard sibyllin épais l’environnant semble vouloir cacher les mystères inavouables de ce lieu monacal, lugubre et grégaire, retiré et silencieux, une délégation de la papauté d’Avignon et quelques franciscains qui doivent bientôt débattre de la pauvreté du Christ (la robe de Jésus est-elle sa propriété ou en a-t-il seulement l’usufruit ?), sans oublier l’inquisiteur Bernardo Gui (F. Murray Abraham), désigné par le pape en personne pour assurer la sécurité de ses envoyés, qui n’est autre qu’un dominicain qu’une ancienne rivalité oppose à Guillaume de Baskerville, être tout-puissant ô combien retors qui, non seulement participe à la dispute, mais ne manque pas non plus de s’intéresser de près aux crimes en cours. Dans l’abbaye austère, aux brumes opaques lovant bien des zones d’ombre, des chausse-trapes ainsi que des luttes fratricides en gants de velours, que surplombe une bibliothèque-forteresse, avec son labyrinthe d’escaliers rappelant aussi bien les dessins d’Escher que les prisons de Piranèse, la peur rôde partout, manifestement, et l'inquiétude grandit.

Pochette du CD du « Nom de la rose », James Horner, chez Virgin, 1986

Et, pour faire un grand film d’ambiance, il faut, à l’évidence, une grande musique de film ! C'est génial ce qu'a sorti James Horner (1953-2015), dont le petit leitmotiv du tintillement de la clochette, nous plongeant dès le début, on l’entend retentir, dans le bain de l’inquiétante étrangeté d’une abbaye en proie, visiblement, à des démons intérieurs. On dit qu'en un petit mois, timing resserrée oblige, il est parvenu à composer le score - Annaud s’étant passé pour l’occasion de ses compositeurs français habituels (Pierre Bachelet, Philippe Sarde) car, dans un souci d’authenticité et d’historicité qui soit à l’unisson de son ambition visuelle vériste (le Diable se logeant dans les détails, y compris dans des objets patinés ayant été choisis pour leur qualité muséale, comme l’astrolabe !), il recherchait un compositeur hollywoodien pouvant apporter un souffle lyrique enveloppant tout en distillant des éléments musicaux à l’européenne. Quelle inspiration ! L'urgence peut engendrer de grandes choses : un premier jet qui jaillit, la force de l'évidence, une signature sonore... inoubliable constituée, entre autres, de l’utilisation du synthétiseur le plus en pointe en 1986 (un Fairlight dernier modèle) et du sample d’instruments acoustiques anciens (cordes basses, cloches, viole de gambe, vielle, luth, harpe, tambours, tambourins, pipeaux, cithare, etc.), James Horner devant enregistrer le son d’instruments d’époque dans un synthétiseur dernier cri afin de composer sa bande originale, sans oublier, comme il se doit, le chœur liturgique masculin propre à la vie monastique, rappelant, bien entendu, les fameux chants grégoriens plantant le décor.

Eco et Annaud à Saint-Germain, Paris, pas si loin de Notre-Dame de Paris, au mitan des années 1980

La musique de ce drame médiéval, thriller gothique à la reconstitution minutieuse, est une indéniable réussite artistique, Jean-Jacques Annaud ayant eu du flair de confier la bande-son de son film à un jeune compositeur américain. À l’époque, James Horner est encore peu connu du grand public, Jean-Jacques Annaud, très enthousiaste à la sortie du Nom de la rose, le décrit comme un futur grand de la musique de film. Effectivement, une dizaine d’années, après ce film-fleuve qui se plantera cependant au box-office américain (sa promo laissa à désirer, les critiques furent épouvantables et, par-dessus le marché, les Ricains n’étaient pas encore prêts à voir en Sean Connery quelqu’un d’autre que l’espion de Sa Majesté) mais cartonnera en Europe (près de 5 millions d’entrées en France, 6 millions en Allemagne, plus de 4 millions en Italie, plus de 2 millions en Espagne…), ce musicien, désormais aguerri, deviendra, par la suite et ce jusqu’à sa mort à l’été 2015, via notamment Braveheart, Légendes d’automne, Titanic, Le Masque de Zorro ou encore Avatar, l’un des compositeurs de musiques de films les plus en vue d’Hollywood ; par ailleurs, dans Une vie pour le cinéma, en page 134, Annaud, homme d’images marquantes, signale, très justement : « Très souvent, quand on me demande quelle est la place de la musique dans le film, je suggère à mes interlocuteurs de regarder La Guerre du feu ou L’Ours sans la bande-son. Ainsi ils perçoivent à quel point elle génère du sens. »

Quasimodo du « Nom de la rose » : Salvatore (Ron Perlman, alias ‌« Hellboy‌ »)

James Horner nous plonge direct dans les nappes brumeuses d'un monastère crapoteux, au sein duquel le défilé, parmi des cochons noirs, des messes basses et des robes de bure douteuses, de bonnes grosses gueules cassées croisées avec gourmandise à l'écran, entre Bosch, Rabelais, Quasimodo, Fellini et Bruegel l’Ancien, frappe la rétine : Ron Perlman (parmi les tronches pas possibles des pensionnaires de l’Abbaye, celle de l’inquiétant bossu Salvatore, offrant au New-Yorkais l’un de ses rôles les plus mémorables, campant un personnage hideux et idiot de « fou » parlant presque toutes les langues, un Quasimodo dolcinien au visage-patchwork repoussoir de gargouille à la Frankenstein « fait de morceaux de faces d’autrui assemblées », il est cet inoubliable champion du « gromelot », cf. les dialogues, « Maître, quelle langue parlait-il ? » de l’élève puis la réponse de son maître, « Toutes… et aucune »). Quant à Helmut Qualtinger, Volker Prechtel, Elya Baskin et autres Feodor Chaliapine fils, ils ne sont pas en reste, semblant comme tout droit sortis de tableaux anciens grotesques. Que de moines affreux, sales et méchants ici, dans ce monastère européen, abbaye du crime, à la croisée des langues, des mondes et des savoirs !

Maître et disciple, Sean Connery et Christian Slater dans « Le Nom de la rose »

James Bond se fait moine

Sean Connery et Jean-Jacques Annaud (« C’est un acteur phénoménal, mais qui exige du metteur en scène une précision démoniaque, parce qu’il est lui-même follement méticuleux »), sur le tournage du « Nom de la rose »

Quant au générique du début, lorsque l’on voit les noms des intervenants, devant et derrière la caméra, défiler, c'est Noël ! Hormis le casting de rêve (Sean Connery, qui n’était pas, loin de là, le premier choix d’Annaud, de son côté Eco rêvait de Max von Sidow pour le rôle-titre, mais, dans Une vie pour le cinéma, le cinéaste commente - « Dustin Hoffman n’avait pas le physique de l’emploi [et] Robert de Niro rêvait d’un duel à l’épée entre Guillaume et l’inquisiteur ! »), Christian Slater, Ron Perlman, Valentina Vargas, Michael Lonsdale (d'une lenteur exquise en abbé, « Michael Lonsdale était extrêmement pieux, précise Jean-Jacques Annaud à Philippe Guedj dans Le Point Pop, il vivait avec sa maman, qui était pieuse aussi. Il fut très complice avec Sean, qui était ravi de travailler avec un grand professionnel. Contrairement à F. Murray Abraham [l'ex-Salieri d'Amadeus], Lonsdale a été cordial et incroyablement facile à diriger, parce qu'il connaissait parfaitement les rites ecclésiastiques et cette tonalité un peu monocorde propre à son personnage d'abbé. Je n'avais pas besoin de lui rappeler ce que j'avais besoin de rappeler à tout le monde sur le plateau »), F. Murray Abraham (absolument imbuvable ! Type exécrable, acteur puant d'ego, à ce qu'il paraît, sur le plateau, en même temps, faut bien se rendre à l’évidence, son air méprisant de comédien hautain jouant lamentablement la diva sert admirablement sa prestation), la fiche technique s’affichant sur l’écran est impressionnante : Jean-Jacques Annaud (réalisation), Umberto Eco (auteur), Gérard Brach et Andrew Birkin (scénario), Tonino Delli Colli (photographie, collaborateur régulier de Sergio Leone), James Horner (bande originale), Dante Ferretti (décors), sans oublier le bédéiste Philippe Druillet pour l'affiche promotionnelle distribuée en France, qui donne sa vision du film avec son style brut rétro-futuriste et sa griffe baroque percutante inimitable. N'en jetez plus, la messe est dite ! What else ?

Illustration du dessinateur franco-serbe Enki Bilal pour « Le Nom de la rose »

Et le tout prend, de manière hallucinante. J'adore notamment le cinéma pour ça, travail d'équipe et activation de la rivalité mimétique : si ça prend (gérer les egos surdimensionnés de gros poissons réunis dans la même aventure artistique et humaine, Annaud : « Mon travail de réalisateur est de faire que tout ce monde se rencontre dans le même projet »), c'est Notre-Dame de Paris, en feu ou pas, sur grand écran ! Je fais ici un clin d’œil au dernier film de Jean-Jacques Annaud en date, Notre-Dame brûle (2022), sachant que les flammes dévorant la cathédrale star, notre Drame de Paris en feu, semblent curieusement faire écho à celles du monastère légendaire s'enflammant à vitesse grand V à la fin du Nom de la rose, séquence d'ailleurs aux flammes réelles car il n'y avait pas d'effets spéciaux numériques à l'époque. Juste un tout petit reproche, par moments (par exemple l’égorgement des porcs ou quand on retrouve un moine retrouvé mort les pieds en l'air dans un baquet de sang), on a comme l’impression que ce film, très luxueux, est un peu trop, comment dire, « storyboardé » (plans très cadrés, manquant de spontanéité), mais bon, j'aime l'art de la BD aussi pour sa lisibilité immédiate, sa fixité de l'image pénétrante, donc ça ne me gêne pas plus que ça. Cela reste assurément de la belle ouvrage !

Portrait polaroid de Michael Lonsdale (1931-2020), ©photo V. D., dans Paris, le 4 décembre 2000
Affiche française du « Nom de la rose » par le bédéaste Philippe Druillet

Adapté du roman d’Umberto Eco, le cinéaste, connu à l’international pour des films qui ont fait rêver des millions de spectateurs comme La Guerre du feu, L’Ours, L’Amant, Sept ans au Tibet, Stalingrad, Deux frères, Le Dernier loup et plus récemment Notre-Dame brûle, docu-fiction revenu, sans grand succès en salle lors de sa sortie mais qui se rattrape, depuis, très largement, avec son exploitation vidéo domestique, sur l’incendie accidentel qui avait en partie ravagé notre chère cathédrale de l’île de la Cité le 15 avril 2019, causant le plus important sinistre de son histoire) , n’a vu personne d’autres que lui-même – l’on dit que des cinéastes transalpins prestigieux, tels Antonioni, Ferreri et Scola, furent approchés à l’époque – pour transposer au cinéma ce casse-tête du Nom de la rose, nourri au centuple d’entrelacs sans fin, qui fut longtemps considéré comme impossible à adapter : « En deux heures, comment tout raconter ? J’ai désigné le film, a expliqué Jean-Jacques Annaud, comme un palimpseste ; au Moyen Âge, les livres sont écrits sur du parchemin, de la peau d’agneau ou de mouton, un matériau onéreux. On pouvait gratter la peau et y récrire un autre ouvrage ; il restait toujours dessous une trace de l’original, que l’on peut ainsi retrouver. J’ai pensé que c’était une jolie façon de désigner la relation entre le roman et le film.  »

Portrait polaroid de Jean-Jacques Annaud, ©photo V. D., dans une Fnac de Paris, le 17 avril 2004, rencontre autour du film « Deux Frères »

Avec sa clairvoyance habituelle, le formidable conteur qu’est Jean-Jacques Annaud – personnellement, je me souviens d’une rencontre publique mémorable en avril 2004 dans une Fnac parisienne où il s’était montré particulièrement disert et érudit (c’est un passionné de longue date du Moyen Âge) avec son auditoire, captivé, pour accompagner la sortie de sa fiction animalière Deux Frères –, dit ceci, autour de ses considérations sur le rire, à la journaliste Marie-Françoise Leclère (1942-2021), toujours dans Une vie pour le cinéma (p. 141) : « Qu’on puisse s’entre-tuer à propos d’un traité sur le rire a exercé sur moi un attrait irrésistible. Pourquoi est-ce si audacieux de défendre le rire ? Parce que le rire est subversif, il détruit la peur du diable, de la mort et du châtiment, il engendre le rire, le blasphème. Rire, c’est abolir la crainte de Dieu qui est une des composantes de la foi – une position malheureusement toujours d’actualité chez les fondamentalistes de tous bords. » 

La bibliothèque dédaléenne (décor de Dante Ferretti) de « The Name of the Rose »

Le meilleur film du moment au cinoche ? Le Nom de la rose, mêlant avec maestria enquête policière, humour, théologie et récit initiatique. Une vraie claque, toujours active et plus que jamais, film historique mille-feuilles d’hier, d’aujourd’hui et de maintenant contre tous les obscurantismes religieux, sans oublier les dangers de l’inquisition du tribunal médiatique de nos jours, voulant se passer de la pourtant si précieuse présomption d’innocence, indispensable, comme on le sait, dans un État de droit, avec une justice égale pour tous. Film incroyablement actuel à revoir, selon moi, d’urgence ! « J’ai vraiment eu le sentiment, précise Jean-Jacques Annaud (propos recueillis par Yves Allon et Rémy Diaz, retranscription : Catherine Bonfils, in L’Avant-Scène Cinéma n°532, mai 2004), de faire un film contemporain. Le débat qu’Umberto Eco a retenu, en le traitant avec un peu de colère et beaucoup d’ironie, reparaît à toutes les époques et en particulier à la nôtre. » Chef-d’œuvre intemporel, nous faisant voir notre monde actuel, en proie à bien des turpitudes et à des relectures tendancieuses douteuses de l’objectivité scientifique nous éclairant rationnellement et favorablement pourtant sur les choses de la vie, le déroulé du monde ainsi que sur les origines de l’humanité, comme un retour - inquiétant - au Moyen Âge, avec la foi et l’obscurantisme pour s’opposer à la lumière et à la raison.

Apparition nocturne en cuisine

Le rire comme échappatoire, Christian Slater et Sean Connery dans le théâtre d’ombres de l’abbaye du « Nom de la rose »

Ainsi, ce Nom de la rose, long-métrage de bientôt 40 ans, oppose de manière convaincante un être doué de raison, d’humour et de sentiments, Guillaume de Baskerville, flanqué de son jeune acolyte tonsuré (Ici, Sean Connery s’impose magnifiquement en sage transmettant ses enseignements à un jeune novice, Adso von Melk), à l’obscur Jorge de Burgos, le maître de l’ombre « méchant », pilier d'un obscurantisme totalitaire savamment entretenu, garant de l’esprit rasoir de sérieux contrant obstinément le danger, selon lui démoniaque, que peut représenter le recours au rire, comme échappement libre et regard ironique, dans les attitudes humaines. En mâtinant thriller moyenâgeux et film de mystère et à suspense à la Hitchcock, Le Nom de la rose déploie, sous nos yeux séduits, une fresque magnifique calée dans l'époque médiévale se faisant, non seulement plaidoyer formidable pour la tolérance, la liberté et la culture s’affirmant tel un dernier rempart contre l'obscurantisme et le fanatisme, mais également, via le surgissement d'une scène clé « chaude » se déroulant dans les cuisines crasseuses de l’abbaye, éloge puissant de l’amour libre et de toutes les libertés d’expression, associant esprit et corps.

Christian Slater (Adso de Melk) dans « Le Nom de la rose »

Eh oui, en son cœur, s’y trouve une séquence de sexe très crue, simulée mais semblant bien réelle, d’où le trouble qu’elle suscite en brouillant étrangement les lignes entre réalité et fiction, s’avérant être un grand moment de cinéma… érotique, au parfum féministe brusquement distillé - on y voit une jeune femme passant du statut de soumise à celui de conquérante, assumant pleinement désir, liberté d'expression et jouissance - restant bien en tête longtemps après le visionnage du film, la voix off (c’est Adso qui parle), avant l’enlacement fougueux des deux jeunes corps, précisant - « Qui était-elle ? Qui était cette créature de la nuit, née comme l’aube… ensorcelante comme la lune, radieuse comme le soleil… redoutable comme une armée prête au combat ? », avant que ne se donne à voir, façon épiphanie, une scène d’amour absolument inoubliable, car captant magistralement en confondant extase érotique et extase mystique la découverte de l’amour charnel sur fond de dialectique entre nature et culture, inné et acquis, entre ce jeune moine vierge et une superbe paysanne sauvageonne, à la beauté ensorcelante (la beauté du diable, comme on dit…), incarnée par la jeune Chilienne Valentina Vargas. C’est elle qui, alors qu’elle est exploitée sexuellement par certains moines en échange d’un peu de nourriture, décide, après l’avoir déshabillé avec un peu de difficultés, d’étreindre frénétiquement le jeune clerc (Christian Slater, qui n’avait alors que quinze ans) devenant alors rougissant parce qu’affolé et subjugué. C’était assurément, soit dit en passant, bien avant les coordinateurs d’intimité puisqu’il se dit que les deux acteurs, épris l’un de l’autre sur le plateau, se sont laisser véritablement emporter par leur attirance réciproque au point d’en oublier les « Coupez ! » répétés du réalisateur ; après l’étreinte, ils se regardent intensément, au coin du feu comme si la caméra n’existait plus.

Christian Slater et « la fille », Valentina Vargas, dans le feu ardent des cuisines de l’abbaye du « Nom de la rose »
Le Britannique Sean Connery (1930-2020) est le franciscain Guillaume de Baskerville dans « Le Nom de la rose »

En tout cas, avec cette bulle sensuelle et romantique, agissant tel un mixte troublant entre la naissance d’une histoire d’amour dont Adso fait l’expérience (« Ne pas être amoureux une fois dans sa vie est une désolation », dixit Annaud) et une île de la tentation éphémère : un ange passe à l’écran, Jean-Jacques Annaud soulignant à son sujet, toujours dans son bouquin, Une vie pour le cinéma : « La scène est, je crois, réussie. Il paraît qu’elle est maintenant répertoriée sur Internet comme une des scènes les plus sexy ou les plus hot de l’histoire du cinéma. Ce n’était vraiment pas l’effet recherché.  »

Et l’on quitte alors ce polar médiéval, mi-horrifique (que de trognes patibulaires dantesques), mi-érotique, heureux d’avoir (re)vu un grand film (du 5 sur 5 pour moi), en gardant puissamment en mémoire ces propos ultimes indiquant, sous forme de leçon de vie partagée par toutes les religions (« En fait, note Annaud, je suis passionné par la foi des siècles passées, je m’intéresse à la foi des autres et j’ai pour elle un grand respect »), que la plus belle chose qu’Adso, désormais vieux (l’histoire, depuis le début, est vue à travers ses yeux), ait cueilli dans son existence est... la rose, tant périssable que pérenne, qu’est le cœur d’une femme aimante : « Jamais je n’ai regretté ma décision… car mon maître m’enseigna bon nombre de choses sages, bonnes et vraies. Quand nous nous quittâmes, il me fit don de ses lunettes. J’étais encore jeune, me dit-il, mais un jour, elles me seraient bien utiles… et, en vérité, je les ai toujours sur le nez, alors que j’écris ces lignes. Puis, il m’étreignit tendrement, comme un père, et me donna congé. Je ne le revis jamais, et je ne sais ce qu’il advint de lui… mais toujours, je prie que Dieu ait accueilli son âme… et lui ait pardonné les nombreux actes d’orgueil… que sa fierté intellectuelle lui avait fait commettre. Cependant, maintenant que je suis vieux, très vieux… je dois confesser que, de tous les visages qui me reviennent… celui que je revois le plus clairement, est celui de cette fille… à laquelle je n’ai jamais cessé de rêver pendant ces longues années. Elle fut le seul amour terrestre de ma vie. Pourtant, jamais je ne sus, et jamais je n’appris… son nom.  »

Affiche hongroise du « Nom de la rose »

Et, perso, à la vue de ce chef-d’œuvre qu’est Le Nom de la rose (et si le film, une fois n’est pas coutume, était meilleur que le livre-somme, truffé de citations latines ad nauseam et de jargonnages savants sur fond de querelles théologiques ?), j’ai hâte de voir le prochain long-métrage de Jean-Jacques Annaud, âgé désormais de 80 ans, planchant dessus dans le plus grand secret.

Dernier point, en guise d’anecdote, concernant le légendaire Umberto Eco, auteur aussi du Pendule de Foucault (Grasset, 1990) et de L’Île du jour d’avant (Grasset, 1996). J'ai eu le plaisir de rencontrer, une seule fois, cet illustre écrivain, digne héritier de l'esprit des Lumières, doté d'une immense curiosité intellectuelle, dans la ville lumière : c'était en 2000, dans le parcours de l’expo solo des Vingt siècles vus par Arman, l’un des membres fondateurs (1928, Nice - 2005, New York), avec le critique d’art Pierre Restany, du Nouveau Réalisme, au Couvent des Cordeliers, dans le Quartier latin (6e arrondissement de Paris), établissement monastique issu de l'ordre franciscain fondé au XIIIe siècle qui s'ouvrait alors à l'art du temps présent. L’idée consistait, entre deux millénaires, d’offrir aux visiteurs une expo temporaire (20 décembre 2000 - 21 mars 2001) consacrée à une vingtaine d’objets, revisités pour l'occasion, correspondant chacun à un siècle, la voiture par exemple, au lieu d’un verre cylindrique de Coca-Cola ou de la bombe atomique (autres propositions suggérées par Eco afin de le symboliser), pour le XXe siècle : l’accumulation joueuse et réflexive de l’un (Arman) répondant alors, tel un écho, au vertige fascinant de la liste chez l’autre (Eco), l’écrivain, historien et sémiologue ayant fait, dans le catalogue-objet qui accompagnait cet événement, à la fois ludique et instructif, un entretien avec le plasticien autour de la thématique de l’objet (Stations de l’objet. Dialogue Septembre 2000 ; photo polaroid : Umberto Eco, avec en amorce au premier plan, Arman).

Portrait polaroid de l’écrivain encyclopédique Umberto Eco (1932, Alexandrie (Piémont) - 2016, Milan), ©photo V. D., décembre 2000, au Couvent des Cordeliers, Paris 6

Rencontrer, pour moi, Eco, puits de savoir spécialiste de l'esthétique médiévale, dans l’une des plus anciennes architectures civiles de Paris, édifiée il y a près de 1000 ans par les frères de saint François d’Assise (on y enseigna la philosophie au Moyen Âge et on y élabora la Déclaration des Droits de l'Homme sous la Révolution), coulait de source au fond, si je puis dire. Je me souviens juste, tout de même impressionné d'approcher en chair, en os... et en barbe l'auteur de L'œuvre ouverte (1965) dont, on s'en souvient, l'un des thèmes majeurs est de souligner la participation du lecteur à la création du livre (ce qui rappelle le conceptuel Marcel Duchamp disant que c’est le regardeur qui fait le tableau), lui avoir dit que j'aimais beaucoup le « palimpseste filmique » de Jean-Jacques Annaud agrégeant ingénieusement religiosité, périple initiatique, enluminure et érotisme, tiré de son roman culte (depuis, il y a même eu une mini-série italo-allemande éponyme réalisée par Giacomo Battiato, 2019, de 8 épisodes avec John Turturro et Rupert Everett, adaptation acceptable supervisée par l'auteur juste avant son décès), amusé, il m’avait alors juste répondu par un sympathique et succinct - « Giovanotto, fai bene ! » ["Jeune homme, vous faites bien !"].

Le Nom de la rose (1986 – 2h10, d’après le roman d’Umberto Eco, Il Nom della rosa). Allemagne, Italie, France. Couleur. De Jean-Jacques Annaud. César du meilleur film étranger en 1987. Avec Sean Connery, Christian Slater, Ron Perlman, Feodor Chaliapine Jr, Valentina Vargas, Michael Lonsdale, F. Murray Abraham, Helmut Qualtinger, Elya Baskin, Volker Prechtel, William Hickey, Andrew Birkin, Lucien Bodard, Gianni Rizzo. Nouvelle sortie nationale en salle, pour sa réédition en version restaurée 4K, depuis le mercredi 21 février 2024 (à paris, les cinémas le diffusant : Champo, 5e (VO), Pathé Les Fauvettes, 13e (VO), Mac-Mahon, 17e). Prochainement disponible en édition prestige limitée Blu-ray/4K UHD chez L'Atelier d'images.


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