Peau d’âne

par C’est Nabum
mercredi 17 janvier 2024

 

Éternelle histoire.

 

Un papier froissée en boule découvert dans une poubelle m'a intrigué : c'était manifestement une lettre manuscrite d'une belle écriture féminine si je pouvais en juger. Déchirée en plusieurs morceaux, il y avait eu de la rage ou de la colère dans ce geste avant que de réunir le tout en un amas compact pour la jeter là.

Je ne puis résister à l'envie de reconstituer les morceaux pour y découvrir un message qui me laissa d'abord pantois avant que de titiller ma curiosité au point de reconstituer ou plus sûrement inventer une histoire dont je ne savais véritablement rien. Sans que je sache vraiment pourquoi, j'ai eu le désir non d'en savoir plus, c'était impossible mais plus sûrement d'en créer son histoire.

J'ai récupérée la lettre et m'en suis approprié son contenu. Ai-je fait fausse route, me suis-je fourvoyé ? Je n'en saurai jamais rien sans doute tout en vous livrant ma version d'une histoire qui restera à jamais lettre morte ...

 

Il advint qu'une petite fille, belle comme une princesse, grandit dans un cocon auprès de parents aimants, d'une petite sœur et d'un grand frère affectueux. Elle avait des étoiles plein les yeux et c'est cette naïveté qui ne la mit pas en garde contre les chausse-trappes de l'existence. Du reste pourquoi s'en faire quand pour elle, tout n'était que félicité et bonheur.

Choyée, elle n'éprouvait pas le besoin de quitter le giron familial. Bonne élève, elle se plaisait sans cesse à réviser ses leçons, à relire ses cours, à s'appliquer davantage encore pour ses devoirs. Puis, elle venait aider sa grand-mère auprès de laquelle, sa famille vivait, pour les différentes tâches de la maison. Une vie sans histoire en somme.

Pourtant, le loup était tapi à l'ombre de la demeure. Sournoisement, il attendait son heure. Les oreilles aux aguets, les yeux tournés vers les premières transformations qui faisaient de l'enfant une belle jeune fille, il avait la langue qui pend et la queue qui attend son heure. À l'orée d'une forêt, la bête pourtant ne se cachait pas dans les bois, elle partageait l'existence de la pauvrette.

Point ne fut besoin de porter une galette à la grand-mère pour qui la pauvrette tombe sous la coupe de celui qui la convoitait. Un moment de solitude, l'absence des adultes et loup s'offrit un plaisir qu'il n'avait nullement désir de différer. L'instinct des prédateurs s'exprime plus aisément dans la conquête d'innocente victime que dans la délicate parade de séduction avec des femelles consentantes.

La gamine ne comprit rien à ce que la bête exigea d'elle. Dans ses livres d'école, il n'y avait pas de mots ni d'images pour donner un sens à ce qui échappait à sa compréhension. Elle sentait bien qu'il fallait garder le silence sur ce qui ne pouvait se dire et encore moins s'expliquer. Elle se renferma plus encore sur elle et dans cette demeure qui devenait le théâtre de son désarroi.

C'était une époque où les contes ne se disaient plus lors des veillées. Elle aurait sûrement compris l'histoire de Peau d'Âne si on avait préféré cette forme ancestrale de transmission à la télévision qui venait d'entrer dans les foyers. Elle garda une plaie au cœur qui avec le temps, l'adolescence et les premiers émois, s'enfuit profondément dans les abysses de sa mémoire.

Le loup quitta les parages, sans doute conscient de cette faute qu'une pulsion inacceptable l'avait poussé à assouvir. La honte, le déshonneur, le désir d'effacer la tache peut-être, le menèrent loin de ce cocon, qui pendant une courte et irréparable période était devenu un enfer insidieux. La vie passa, l'oubli sans doute, c'est du moins ce qu'il espérait secrètement.

L'existence du loup ne fut pas à la hauteur de ses espérances. Il traîna sa misère, alla de déceptions en déboires pour finir par végéter sans satisfaction, loin de sa forêt natale. La Princesse grandit elle aussi, épousa un charmant jeune homme, devint mère, eu un travail qui avait tout lieu de la satisfaire. Elle avait trouvé sa place dans son pays.

Pourtant la dépression et la maladie survinrent, bien plus tard. Les explications dans pareilles cas s'attachent à des prétextes commodes, à des détails sans importance, à un présent qui ne justifie en rien ce qui se trame dans les méandres de l'inconscient. Il lui fallut beaucoup, beaucoup de temps pour que finisse par éclater une vérité qu'elle avait soigneusement gommée.

Aidée en cela par une thérapeute bienveillante, le passé revint, douloureux, inexplicable, odieux. Qu'en faire quand le délai de prescription ne relève plus de la justice des humains mais de la nécessité familiale. La distance qui la séparait désormais avec celui qui n'était plus qu'un vieux loup pitoyable, n'exigeait pas qu'elle remue cette boue. Se souvenir enfin avait suffi à effacer le terrible souvenir qui l'avait empêchée de s'épanouir, une existence durant.

Elle choisit le silence, pensant qu'elle pourrait briser l'existence de ce loup qui avait abîmé la sienne. Elle eut cette force de pardonner, pas un pardon qui devient rédemption, mais un pardon qui se charge d'un lourd mépris, d'une pitié sans empathie. L'éloignement serait désormais sa barrière. Mais il lui manquait quelque chose, un besoin de se restituer à elle une parole de vérité. Elle écrivit.

Elle coucha sur le papier ce qui s'était scellé dans les mémoires. Elle écrivit une lettre qu'elle enverrait peut-être, un jour. Elle se moquait bien de faire savoir, il lui suffisait de confier à une feuille blanche ce qui avait constitué son fardeau :

Il est des souvenirs qui ne peuvent s'effacer tout en provoquant une profonde faille entre deux personnes. Ce que je vais te confier ici justifiera ma hâte de te voir partir tant ce passé continue de me faire souffrir.

Après avoir longtemps occulté un épisode douloureux de nos relations, un travail personnel m'a permis de faire ressurgir un épisode noir de notre histoire commune.

Désormais, je me souviens parfaitement de ce que tu m'as fait subir quand j'étais enfant quand tu as lâchement profité de ma naïveté pour ton bon plaisir (tu dois savoir de quoi je parle).

Cet épisode m’a hanté depuis près de 50 ans et m'est désormais insupportable depuis qu'il a ressurgi de ma mémoire. Passer des moments à tes côtés est devenu un calvaire au fil des jours tant ce que tu as osé me faire à l'époque me revient en boucle.

Tu as bien dû remarquer que je n'ai pas grand-chose à te dire et que je ne parviens pas à te regarder dans les yeux quand je te parle. Ma douleur est si profondément ancrée que je ne puis accepter que tu partages mon quotidien sur le lieu même de ton forfait.

J'ai longtemps enfoui tout cela mais lors d'une séance de thérapie, j'ai eu un flash, tout est revenu à la surface. Rien ne s'efface. De par ta faute, ma vie de femme n'a pas été simple, j'ai compris pourquoi à ce moment-là. Je n'imaginais pas pouvoir t'en parler, je m'y refusais même jusqu'à présent. Mais depuis quelques jours, j'en ai ressenti le besoin, la nécessité impérieuse de t'informer de ce qui à jamais nous sépare.

Une seule personne est au courant, je ne te dirai jamais qui. Je ne compte pas déballer ça au grand jour. Je me libère enfin d'un poids énorme, j'espère ainsi pouvoir vivre sereinement en me donnant le droit de laver cet affront.

 

Elle se sentit mieux, elle n'avait plus qu'à déchirer et froisser ce message avant de le jeter au hasard de son dépit. Pour elle, l'avoir écrit était suffisant. Remuer la boue n'était plus utile, l'encre avait rempli son usage. Elle pouvait vivre enfin une vie de femme épanouie. Elle le méritait tant.


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