Premiers repères pour lire Hannah Arendt
par TTO
mercredi 5 décembre 2007
Née en 1906, décédée en 1975, Hannah Arendt a été, selon la formule même de Hans Jonas, « une passagère du XXe siècle ». Elle en a éprouvé les douloureuses contradictions, celles-là même que son œuvre tente d’éclairer. Depuis The Origins of Totaltarianism jusqu’à The Life of the Mind, en passant par The Human Condition, On Revolution, Between Past and Future, Eichmann and Jerusalem œuvres qui ont fait sa renommée, Hannah Arendt s’efforce de penser les nouvelles conditions politiques du « vivre-ensemble » dans un monde post-totalitaire où le progrès considérable de la technique et l’avènement des sociétés de masse mettent en péril l’existence de l’humanité dans son ensemble.
Arendt, juive allemande, ayant connu en France le camp de déportation de Gurs avant d’émigrer aux États-Unis puis d’obtenir la citoyenneté américaine en 1951, écrit tant en allemand qu’en anglais, mais semble le plus souvent penser en grec ou latin. Elle se réfère au paradigme de la traduction pour désigner ses propres tentatives d’articulations conceptuelles et est très sensible aux contresens, parfois féconds, que le passage d’une langue à une autre, d’un monde à un autre, favorise. Il s’agit, pour elle, de constituer un monde commun sans s’enfermer dans la perspective particulière et irremplaçable qu’ouvre une tradition, une langue, une culture.
Arendt ne produit pas de définition. Elle formule constamment des distinctions adossées à un langage se voulant « commun » à tous les sens du terme : l’autorité n’est pas le pouvoir, penser n’est pas calculer ou déduire, le travail n’est pas la fabrication, la politique n’est pas le social, ... le privé n’est pas l’intime, l’antisémitisme n’est pas l’antijudaïsme. Les distinctions qu’elle produit, et cela est essentiel, ne renvoient quasiment jamais au face à face de deux termes, concepts ou notions, mais au moins à des triades (travail, œuvre, action par exemple). Ces distinctions prétendent à la fois être enracinées dans l’expérience, et à la fois formulées dans une perspective particulière (tel ouvrage étudie tel objet, à telle période, en s’adressant à tel public) perspective qui doit sans cesse être reprise, modifiée, redéployée, si l’on change de place, si l’on modifie le point de vue. Enfin ces distinctions ne sont jamais des oppositions : il s’agit de trouver des spécificités et des articulations (entre travail, œuvre et action par exemple) ainsi que des processus (ce qui fait qu’on confonde toujours ces trois notions, même si on ne les confond pas sous la même activité dominante).
Rien ne prédispose Arendt, alors qu’elle poursuit des études de philosophie et de théologie de façon très classique, à devenir un penseur politique majeur de notre temps. Mais, en 1933, l’Histoire se précipite et se confond avec sa propre vie. Le choc initie chez elle une réflexion sur le totalitarisme, un nouveau type de régime qui a « manifestement pulvérisé nos catégories politiques ainsi que nos critères de jugement moral ». Qu’est-ce qui a rendu possibles (et non pas nécessaires) des régimes dont les devises pourraient être « tu tueras » et « tu porteras de faux témoignages » ? Tel est le point de départ de la réflexion d’Arendt. Avec l’apparition, durant le XXe siècle, de régimes totalitaires fondés sur l’usage systématique de la terreur, nous sommes les témoins de la faillite et de la fin de toute la tradition de pensée occidentale. Cet événement représente un point limite à partir duquel la civilisation européenne toute entière bascule dans le non-sens.
Les préoccupations d’Arendt ne se limitent cependant pas à l’interprétation historique et politique des événements de son temps et ne tournent pas définitivement le dos à la réflexion philosophique. Arendt refuse simplement de considérer la politique comme un sous-domaine de la réflexion philosophique au même titre que la morale, l’épistémologie ou encore l’esthétique. Elle affirme sans détour que les événements du XXe siècle ont invalidé la prétention des philosophes à comprendre notre monde et exigent que la philosophie, redevenue l’affaire de tous, s’explique avec la politique. Tout à la fois philosophe, historienne et même journaliste, elle s’approche au plus près d’une pensée de l’événement qui donne toute sa mesure à l’événement de la pensée.
Penseur d’une remarquable indépendance d’esprit, ne reculant pas devant la controverse, Arendt reste dans un « étrange entre-deux » et s’avère inclassable, bien que l’on tente aujourd’hui, difficilement, de faire de son œuvre un « classique ». Si on la considère souvent comme une nostalgique de la Grèce antique égarée dans la modernité, voire comme une antimoderne, Arendt reste, en fait, très attachée à l’héritage des mouvements révolutionnaires modernes. Très critiquée aux États-unis pour ses prises de position politiques, tant par les penseurs libéraux que par les conservateurs, elle se veut avant tout « radicale » au sens de la phrase de Georges Clemenceau, qui déclarait au moment de l’affaire Dreyfus : « L’affaire d’un seul est l’affaire de tous ». Il semble parfois difficile de la suivre tant elle manifeste un goût prononcé pour le paradoxe. Ainsi à propos de l’éducation progressiste en vigueur dans les écoles américaines, elle écrit : « C’est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être conservatrice ». Et, dans ses actions on peut relever bon nombre de paradoxes. Cette Juive, engagée dans différentes organisations sionistes durant la Seconde Guerre mondiale, n’a-t-elle pas consacré une grande partie de son œuvre à critiquer le sionisme ? Cette citoyenne du monde, qui s’est toujours sentie étrangère dans son propre pays, n’a-t-elle pas exprimé durant toute sa vie la nostalgie de sa germanité ? Cette femme illustre n’était-elle pas hostile au féminisme ? Cette passionnée de la pensée n’a-t-elle pas fait preuve de froideur et d’insensibilité dans ses analyses ? De fait si l’œuvre d’Arendt semble se mouvoir dans la contradiction, c’est précisément parce qu’elle vise à révéler la situation précaire et incertaine qui est celle de la pensée d’aujourd’hui. L’époque contemporaine paraît suspendue, en effet, entre un passé avec lequel nous avons rompu tout lien, et un avenir qui s’est brutalement obscurci.
Le point de départ de la pensée d’Arendt est bien que nous sommes dans une situation inédite, où la force à la fois coercitive et éclairante de la tradition ne peut plus nous guider. Nous sommes donc contraints de penser « sans béquilles ». Arendt se livre à une réflexion sur la modernité avec pour exigence minimale, tout simplement, de « comprendre ce que nous faisons ». Elle relit la tradition, en partie défaite, d’un œil neuf et ressaisit ce qu’elle a pensé et occulté. Le maître mot d’Arendt est que « la pensée n’étant plus liée à l’événement, comme le cercle demeure lié à son centre, est astreinte, soit à perdre complètement sa signification, soit à réchauffer de vieilles vérités qui ont perdu toute pertinence concrète[1] ». La démarche est la même des Origines du totalitarisme à la Vie de l’esprit, qu’elle s’attache à la politique, la morale, à la relecture de la philosophie. Retrouver sous les théories et les discours les questions d’origine.
L’ambition d’Arendt est à la fois immense et modeste. Il s’agit de conceptualiser les événements, problèmes, questions, politiques, de façon purement immanente, en refusant toute position de surplomb. Arendt oppose constamment les philosophes politiques, qu’elle soupçonne d’avoir comme déformation professionnelle l’amitié pour la tyrannie[2], aux « écrivains politiques » (expression empruntée à Montesquieu) plus soucieux de la liberté politique et plus respectueux de l’intégrité de leur domaine. Elle tente de réhabiliter l’opinion, le jugement. Ses propres tentatives sont présentées comme des « exercices de pensée politique ».
Contrairement à une idée bien enracinée, il n’y a donc, chez Arendt, aucun caractère nostalgique, et aucune exaltation de la cité grecque. La question, pour elle, est de penser, autant que faire se peut, la situation contemporaine qui se caractérise par sa nouveauté, et par l’impossibilité de tout retour au statu quo ante.
Les écrits de Hannah Arendt constituent une œuvre cohérente et aboutie qui révèle un projet politique. Construit, à partir d’un traitement particulier du totalitarisme, et autour de la réactualisation des trois activités humaines (travail, œuvre, action) et des trois facultés de l’esprit (pensée, volonté, jugement), ce projet met au cœur du politique la pluralité (les hommes et non l’homme) et la natalité (l’acte de fonder).
L’œuvre d’Arendt s’est donné pour premier objectif d’analyser l’aliénation du politique. Le politique a été recouvert, de longue date, par des préoccupations qui lui sont totalement étrangères. Nous ne comprenons plus très bien ce qu’il faut entendre par ce mot. Arendt s’oppose à la réduction du politique à la rationalité technique et scientifique parce qu’elle consacre le triomphe du gouvernementalisme, de l’économisme et de la bureaucratie, autant de figures de domination de l’homme sur l’homme. L’utilitarisme, qui s’est imposé comme la doctrine caractéristique de la modernité, en valorisant le travail productif au détriment des autres modalités de l’activité humaine, a donné naissance à une conception purement instrumentale du pouvoir. De là provient le sacre contemporain de la violence : qu’on la considère comme un mal nécessaire ou bien comme un moyen légitime, c’est elle qui norme le champ du politique. « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs », disent les révolutionnaires[3] professionnels, tout comme les gardiens de l’ordre établi. La violence semble résumer aujourd’hui le sens de l’action politique, qu’il s’agisse de l’action de l’État ou de l’action révolutionnaire dirigée contre l’État.
Comment sortir du face-à-face interminable entre les individus et l’État ? Comment faire coexister librement et pacifiquement des individus au sein d’un espace public, sans recourir ni à une conception strictement étatique du pouvoir, ni aux utopies communautaires qui tendent à fonder l’ordre politique sur l’affinité des sentiments ou le consensus des opinions ? Certes, l’idée d’un ordre politique suppose que les hommes puissent avoir entre eux des rapports réglés. Mais Arendt ne confond pas le respect de ces règles de vie communes avec la contrainte imposée par le droit positif : il existe un ordre politique indépendant de l’existence de l’État, ordre qu’elle refuse de dissoudre dans le domaine du « social » dominé par le conformisme des valeurs et l’emprise des communautés. Si la vie politique constitue une sorte de « combat », celui-ci oppose, non pas des ennemis, mais des adversaires : c’est-à-dire des individus qui cherchent à se distinguer les uns des autres par leurs actes et leurs paroles, tout en se considérant comme des semblables et des égaux. Le politique n’a donc rien à voir, selon Arendt, avec « la politique », ce terme galvaudé et péjoratif, par lequel nous entendons généralement le conflit, l’oppression, la manipulation et le mensonge.
Arendt ne s’érige cependant pas en conscience morale de son temps. Elle s’élève même contre la posture du sage, vivant en retrait et jetant un regard condescendant sur le monde commun. La pensée du philosophe retiré du monde n’est,pour elle, en effet d’aucun secours pour appréhender l’action. Il se pourrait même que la philosophie ait sa part de responsabilité dans les événements politiques qui se sont produits au XXe siècle[4]. Après Auschwitz, il n’est pas possible de revenir à un âge d’or de la politique - à l’exemple de la polis athénienne du Ve siècle avant J.-C. Dans son analyse du totalitarisme, Arendt dévoile un point de connexion entre le nazisme et le stalinisme : la désolation comme expérience de masse de sociétés où les hommes sont devenus superflus. L’enfer ce n’est pas les autres, mais l’absence de liens avec les autres et avec soi-même. Plus largement, pour Arendt, l’expérience fondamentale qui caractérise l’existence de l’homme moderne est celle de la perte du monde commun (acosmisme) et corrélativement celle de la fuite vers le moi. Pour pallier cette perte l’époque contemporaine a inventé l’idéologie. Celle-ci nous tient lieu de pensée et ne nous permet d’appréhender les événements historiques et de comprendre le sens des actions humaines qu’en les enfermant dans le carcan de la logique. Ce que le totalitarisme a révélé au grand jour, c’est que cette incapacité à comprendre le monde commun est devenue l’affaire de tous. C’est la caractéristique principale de ces « sociétés de masse » dans lesquelles les hommes mènent des existences de fantôme. L’idéologie intègre les pensées et les actions dans un processus logique qui ne laisse plus aucune place à l’initiative individuelle. De là vient que nous soyons devenus incapables de penser ce que nous faisons.
Après Auschwitz, il n’est définitivement plus possible de suivre le fil de la tradition philosophique, et on ne peut plus faire de la « philosophie politique » comme on en faisait à l’époque d’Aristote. Pourtant, pour Arendt, cette terrible faillite de notre tradition de pensée représente aussi une occasion exceptionnelle : c’est dans la fin que naît la chance d’un nouveau commencement. À quelles conditions la rencontre de l’action et de la pensée sera-t-elle à nouveau possible ? La pensée peut-elle appréhender le domaine du politique sans l’enfermer dans le carcan de la théorie pure ? Inversement l’action peut-elle être pensée comme libre initiative, sans être abandonnée à l’arbitraire et au non-sens ? La pensée peut-elle produire une « conception du politique » ?
Toute l’œuvre d’Arendt paraît tendue vers cet objectif : cerner le sens de l’action politique. Pour ce faire, il lui faut découvrir un critère pour juger ce que les hommes font. Or, le critère permettant d’évaluer le sens de nos actions ne peut se trouver ni dans un monde supra-humain - celui des normes idéales et éternelles découvertes par le philosophe -, ni dans le règne intra-humain des lois nécessaires déterminées par le savant. Arendt récuse à la fois l’idéalisme philosophique et l’objectivisme scientifique. Il s’agit de cerner le domaine pur du politique, loin de tout idéalisme et moralisme (cette « vision morale du monde » dénoncée par Hegel), mais sans sombrer toutefois dans un pseudo-réalisme de mauvais aloi - Arendt ayant obstinément dénoncé, tout au long de sa vie, le cynisme et le pragmatisme de la Realpolitik. Existe-t-il un domaine propre du politique irréductible à la philosophie comme à la science, à la pensée normative comme à la connaissance objective ? S’il est vrai que la pensée pure ne nous est d’aucun secours pour comprendre ce que nous faisons, nos actes ne sauraient pourtant être totalement livrés à l’arbitraire de la volonté ni aux aléas de l’histoire.
Arendt nous invite alors à chercher ce critère dans l’exercice d’une faculté commune à tous les hommes : l’opinion ou le jugement. Seule la pensée issue du sens commun (le sensus communis) peut, selon Arendt nous aider à comprendre l’agir humain. Le jugement, en tant que faculté éminemment politique, se distingue à la fois de la connaissance objective fondée sur des concepts, et de l’évaluation morale fondée sur des valeurs. Arendt le compare au jugement esthétique au sens kantien, c’est-à-dire au jugement que nous portons sur les œuvres d’art et qui nous fait dire « c’est beau ». « La culture et la politique s’entr’appartiennent, alors, parce que ce n’est pas le savoir ou la vérité qui est en jeu, mais plutôt le jugement et la décision, l’échange judicieux d’opinions portant sur la sphère publique et le monde commun, et la décision sur la sorte d’action à y entreprendre, ainsi que la façon de voir le monde à l’avenir, et les choses qui doivent y apparaître[5]. »
Au moment de la mort d’Arendt[6], la première partie de son dernier livre, la Vie de l’esprit, consacrée à la pensée, est achevée depuis quelque temps. La deuxième, sur la volonté, vient juste, non sans mal, d’être terminée. La troisième, sur le jugement[7], a été explorée et approfondie dans de nombreuses conférences. D’après son amie Marie McCarthy[8], Hannah Arendt considérait la Vie de l’esprit comme sa tâche finale, le couronnement de ses efforts, non seulement pour remplir l’autre côté de la médaille des capacités humaines, mais pour rendre hommage à la capacité la plus haute et la moins visible : l’activité de l’esprit. « Étant Hannah Arendt, elle eut senti que le service, la mission pour lesquels elle avait été mise au monde, étaient remplis.[9] »
Livres de Hannah Arendt cités dans cet article
The Origins of Totalitarianism (Les origines du totalitarisme)
o 1951 : première édition, New York, Harcourt Brace & Co
o 1958 : 2e édition augmentée, New York, The World Publishing
o 1966 : 3e, 4e et 5e éditions (nouvelles préfaces), New York, Harcourt Brace and World
o Dernière édition française disponible : 2002, Quarto Gallimard
The Human Condition (Condition de l’homme moderne)
o 1958 : Chicago, University of Chicago Press
o 1998 : Chicago, University of Chicago Press, seconde edition with an introduction by Margaret Canovan
o Édition française disponible : 1994, Pocket/Agora avec préface de Paul Ricœur
Between Past and Future (La crise de la culture)
o 1961 : première édition, New York, The Viking Press
o 1968 : 2e édition augmentée de deux essais
o Édition française disponible : 1989 , Gallimard/Folio essais
Eichmann Jerusalem (Eichmann à Jérusalem)
o 1963 : New York, The Viking Press
o 1965 : : 2e édition revue et augmentée, New York, The Viking Press
o Édition française disponible : 2002, Quarto Gallimard
On Revolution (Essai sur la révolution)
o 1963 : New York, The Viking Press
o 1965 : 2e édition revue et augmentée, New York, The Viking Press
o 2006 : Penguin Classics, préface de Jonathan Schell,
o Aucune édition français disponible depuis 2003 !
The Life oh The Mind (La vie de l’esprit)
o 1978 : ouvrage inachevé publié à titre posthume par M. McCarthy, New York, Harcourt Brace Jovanovitch
o Édition française disponible : 1981, Presses Universitaires de France
[1] CC, 15
[2] L, 109
[3] Lénine
[4] Arendt, Hanna & Jaspers, Karl, La philosophie n’est pas tout à fait innocente, 1985, traduction 1995, 2006, Petite Bibliothèque Payot
[5] La crise de la culture, traduction sous la direction de Patrick Lévy, Gallimard, collection « Folio », 1972, p.285
[6]Le 4 décembre 1975
[7] Dont on trouvera le titre sur la dernière feuille tapée sur sa machine à écrire
[8] « Pour dire au revoir à Hannah » publié en préface des Considérations morales (Rivages/Poche -1996)
[9] « Pour dire au revoir à Hannah » publié en préface des Considérations morales (Rivages/Poche -1996)