Mittal-Arcelor : un combat douteux ?
par Pierre Bilger
jeudi 2 février 2006
La tourmente politique et médiatique que provoque l’offre publique d’achat de Mittal Steel sur Arcelor inspire des réflexions mélangées. L’attitude de rejet, adoptée instantanément par le management et le conseil d’administration d’Arcelor, non seulement est légitime, mais répond pour le moment à l’intérêt bien compris de ses actionnaires et de ses salariés. Cette posture persistera-t-elle jusqu’au terme du processus ? Nul n’en sait rien aujourd’hui.
En tout cas, l’entreprise a su résister à la tentation populiste à laquelle tous ceux qui expriment publiquement leur opinion n’échappent pas, et qui consiste à condamner l’initiative de Mittal Steel parce que ses propriétaires et ses dirigeants sont Indiens, même si la société est de droit néerlandais, est cotée à Amsterdam et à New-York, et son état-major, basé à Londres.
L’entreprise n’a pas non plus mis en avant le supposé caractère anti-social de la démarche de Mittal Steel. Et pour cause ! Car Arcelor, pour devenir l’entreprise qu’elle est aujourd’hui, a dû, à travers ses composantes fondatrices, licencier au fil des décennies un nombre considérable de salariés, pour faire face aux circonstances économiques qui se sont imposées à la sidérurgie. De son côté, Mittal Steel s’est surtout signalée dans notre pays par la reprise d’Unimetal dont Arcelor souhaitait se dégager, et qu’elle a gérée depuis lors d’une manière que les dirigeants syndicaux de cette entreprise ont jugée convenable. Les questions que pose cette offre publique d’achat sont à mon avis d’un autre ordre.
La cause première de cet évènement est la sous-valorisation d’Arcelor par le marché, par opposition, peut-être, à une survalorisation de Mittal Steel, si l’on compare les deux entreprises en termes de positionnement stratégique, de potentiel technologique et de gamme de produits. Le cas d’Arcelor n’est pas le seul de ce point de vue. Beaucoup d’entreprises industrielles européennes sont sous-estimées par le marché, par rapport aux valorisations qu’il attribue souvent à leurs concurrents anglo-saxons. A cela, le management d’Arcelor ne pouvait pas grand-chose. On sait que c’est le résultat d’une situation qui fait que le marché est dominé principalement par des investisseurs d’origine et de culture anglo-saxonnes, alors que l’Europe continentale n’a pas su se doter d’instruments équivalents qui rétabliraient un meilleur équilibre dans le jugement porté sur les performances comparatives des entreprises.
Que Mittal Steel s’efforce d’exploiter l’opportunité qu’offre cette sous-valorisation d’Arcelor n’a évidemment rien de critiquable en économie de marché. De son point de vue, cette opération lui permettra également de tirer avantage des effets positifs de cette concentration sur la rentabilité dans un marché sidérurgique qui reste très fragmenté au niveau mondial. Enfin, point qui a été peu relevé jusqu’à présent, la dilution qui en résultera rendra plus liquide l’engagement de la famille Mittal dans la sidérurgie, ce qui peut d’ailleurs introduire des doutes quant à sa pérennité.
Ce qui est davantage critiquable, en revanche, c’est que les conditions applicables aux offres publiques d’achat en Europe, en l’espèce au Luxembourg et à Amsterdam, autorisent des démarches « hostiles », alors que le capital de l’un des deux protagonistes est inaccessible à l’autre. L’attaquant est totalement contrôlé à plus de 80% par une famille et donc, le pourrait-elle et le voudrait-elle, qu’Arcelor ne pourrait pas contre-attaquer par une contre-OPA. Cette situation asymétrique, tout aussi contestable quand l’attaquant est contrôlé par l’Etat, devrait conduire la règlementation à interdire dans un tel cas de figure toute démarche hostile.
Mais, me direz-vous, quelle règlementation ? En effet, c’est la troisième question qui peut être posée. Dans ce combat, ce sont deux entreprises européennes, l’une, néerlandaise, l’autre, luxembourgeoise, qui sont en cause, sans que leur réalité industrielle et financière puisse les faire relever légitimement de tel Etat-membre plutôt que de tel autre. Dès lors, la lacune fondamentale qu’on doit une fois de plus constater est l’absence d’une autorité de régulation et de règles opérationnelles, s’appliquant à l’ensemble des entreprises européennes, et de nature à garantir un traitement équitable à chaque entreprise concernée.
L’agitation politique qui entoure cette affaire ne peut masquer l’impuissance des autorités de chaque pays, pris un à un, ni la responsabilité de ceux qui n’ont pas su, et ne savent pas encore, mettre en place les instruments d’une approche européenne sur de tels sujets, et qui continuent à croire ou à laisser croire qu’on peut continuer à s’en passer.
Tout le monde le dit aujourd’hui, mais avec retard sur les entreprises qui se sont construites au niveau européen et qui le savent depuis vingt ans déjà : il nous faut une politique industrielle européenne. Mais l’Europe a aussi besoin d’une organisation et d’une règlementation des marchés financiers, sauf à laisser les entreprises, déjà européennes par nécessité, vivre dans le brouillard et être exposées à des combats douteux.