Du destin au festin

par C’est Nabum
jeudi 14 décembre 2023

 

De la châtaigne au gland

 

À l'aube de son trépas, un goret comprend qu'il a été honteusement leurré. Toutes ces prévenances à son égard n'étaient rien d'autres qu'une manière de se jouer de lui, de l’engraisser sournoisement dans un noir dessein. Depuis quelques temps, notre brave Antoine se faisait du mauvais sang, il ne comprenait pas pourquoi il était ainsi nourri exclusivement de châtaignes. Il y avait aiguilles sous groin.

Antoine se piquait de ne jamais faire sa mauvaise tête, lui qui pourtant avait toujours les oreilles aux aguets, à pister les conversations de ses nourrisseurs. Il avait pour eux la reconnaissance du ventre, tandis qu'eux le couvaient d'un regard concupiscent qui échappa jusqu'alors à notre pauvre cochon. S'il avait compris à temps que loin de lui vouloir du bien, ils désiraient simplement se nourrir sur la bête, il y a longtemps qu'il aurait pris la clef des champs.

Car Antoine était un gros cochon élevé en plein air. Un privilège dont il était particulièrement fier, pensant ainsi qu'il échappait au sort de ses camarades élevés en batterie pour servir les besoins de l'industrie agro-alimentaire. Du reste, son allergie au nitrite expliquait peut-être qu'il eut droit à un traitement de faveur, une vie au grand air pour mériter un label.

Puis tout bascula quand il entendit que ceux qui l'avaient tant choyé : « Notre cochon est gras à souhait, nous allons pouvoir célébrer la Saint Antoine, patron des charcutiers ! ». L'animal en eut la chair de poule, il venait de comprendre le sort qui lui était dévolu. Il s'en confia à un mouton qui paissait librement, remplaçant avantageusement la tondeuse.

Son compère lui avoua avoir été mis au courant de ce qui se tramait car on lui avait demandé de porter toute son attention herbivore sur l'emplacement où serait dressé la grande table commune, celle du sacrifice porcin. Antoine au désespoir se mit à envier le sort de son camarade, regrettant désormais qu'on ne lui tonde pas la laine sur le dos.

Percevant une once de jalousie, le mouton tint à mettre les choses au point. Point de fausse querelle mon ami. Les humains tentent de nous dresser les uns contre les autres pour nous sacrifier à leur noirs desseins. Ne pensez pas que je sois mieux loti que vous. Nous sommes tous deux destinés au couteau purificateur pour finir dans l'assiette sous des prétextes fallacieux.

Le goret sentant que la situation tournait en eau de boudin songea à filer à l'anglaise en invitant le mouton à le suivre dans l'aventure. « Ils nous ont pris pour des andouilles, nous n'allons pas nous mettre la rate au court bouillon, prenons la poudre d'escampette ! ». Le mouton, pensant que son heure n'était pas venue, déclina l'invite, voulant profiter encore de ce havre de paix où il était nourri, logé, blanchi : un détail pour ceux de son espèce qui échappait totalement à Antoine.

Ne pouvant compter que sur lui-même, le cochon décida de forcer son destin. Pour se libérer de ses chaînes virtuelles, se départir de ce sentiment de reconnaissance qu'il vouait encore à ceux qui voulaient s'en repaître, il tourna le dos aux châtaigniers pour se diriger vers la chênaie. Là, il se gava de glands pour, pensa-t-il, cesser d'être le couillon de l'affaire.

Repu, il profita des premières lueurs du jour pour s'évader de l'endroit, choisissant de s'enfuir à l'Est car il avait entendu dire que de ce côté-là, les cochons pouvaient vivre en paix. Hélas, le mouton, certain de servir de victime expiatoire en cas de fuite du goret, avait vendu la mèche. Il avait averti l'éleveur qui ne tarda pas à mettre la main sur le fugitif.

Le cochon subit son supplice, vouant aux gémonies le maudit mouton délateur. Celui-ci, loin de se réjouir de l'issue de sa trahison, eut soudainement tant de remords qu'il ressentit un terrible poids sur sa conscience. Ce Juda ne vit plus jamais la vie en rose, découvrant par la même combien lui manquait celui qu'il avait dénoncé. Quand vint l'heure pour lui de passer sous le couteau expiatoire, il se réjouit de rejoindre ainsi son malheureux compagnon d'infortune.

Quant au sens de cette histoire, il est bien délicat d'en tirer la moindre morale.


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