Bac Philo 2021, séries technologiques, explication d’un texte de Bergson

par Robin Guilloux
mercredi 28 juillet 2021

L'auteur :

Henri Bergson, né le 18 octobre 1859 à Paris, ville où il meurt le 4 janvier 1941, est un philosophe français. Parmi les ouvrages qu'on lui doit, les quatre principaux sont l’Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), Matière et mémoire (1896), L'Évolution créatrice (1907) et Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932). Bergson est élu à l'Académie Française en 1914 et il reçoit le prix Nobel de littérature en 1927. Il est également l'auteur du Rire, un essai sur la signification du comique (1900). Ses idées pacifistes ont influencé la rédaction des statuts de la Société des Nations. Il fut à la SDN le premier président de la Commission internationale de coopération intellectuelle, ancêtre de l'UNESCO. (source : encyclopédie en ligne Wikipédia)

L'œuvre : 

Les Deux Sources de la morale et de la religion est un ouvrage du philosophe français Henri Bergson paru en 1932. Il s’agit du dernier ouvrage du philosophe. Sa réflexion sur la morale l’amène à discuter les approches sociologiques de son temps (Émile Durkheim, Lucien Lévy-Bruhl) en insistant particulièrement sur le concept d’obligation qu’il place au cœur des relations interindividuelles. Il pose la distinction restée célèbre entre « société ouverte » et « société fermée » (qui sera reprise dans une autre perspective par l’épistémologue Karl R. Popper). Le dernier chapitre expose la vision de l’avenir de l’auteur et contient le passage célèbre sur le « supplément d’âme » dont le corps serait en attente, à la suite des possibilités extraordinaires que lui confère la technique. Cette réflexion est placée sous le signe de la dualité mécanique/mystique. (source : ibidem)

Le texte :

"L’homme est le seul animal dont l’action soit mal assurée, qui hésite et tâtonne, qui forme des projets avec l’espoir de réussir et la crainte d’échouer. C’est le seul qui se sente sujet à la maladie, et le seul aussi qui sache qu’il doit mourir.

Le reste de la nature s’épanouit dans une tranquillité parfaite. Plantes et animaux ont beau être livrés à tous les hasards, ils ne s’en reposent pas moins sur l’instant qui passe comme ils le feraient sur l’éternité. De cette inaltérable confiance nous aspirons à nous (1) quelque chose dans une promenade à la campagne, d’où nous revenons apaisés.

Mais ce n’est pas assez dire. De tous les êtres vivant en société, l’homme est le seul qui puisse dévier de la ligne sociale, en cédant à des préoccupations égoïstes quand le bien commun est en cause ; partout ailleurs, l’intérêt individuel est inévitablement coordonné ou subordonné à l’intérêt général.

Cette double imperfection est la rançon de (2) l’intelligence. L’homme ne peut pas exercer sa faculté de penser sans se représenter un avenir incertain, qui éveille sa crainte et son espérance. Il ne peut pas réfléchir à ce que la nature lui demande, en tant qu’elle a fait de lui un être sociable, sans se dire qu’il trouverait souvent son avantage à négliger les autres, à ne se soucier que de lui-même."

BERGSON, Les Deux sources de la morale et de la religion, 1932

(1) « Nous aspirons à nous » : nous recevons

(2) « La rançon de » : le prix à payer pour

QUESTIONS :

A. Éléments d’analyse 1. Bergson écrit : « L’homme est le seul animal dont l’action soit mal assurée, qui hésite et tâtonne ». Pourquoi pourrait-on dire des animaux qu’ils n’hésitent pas, ne tâtonnent pas ?

2. Pourquoi, dans le seul cas des êtres humains, des « préoccupations égoïstes » conduisent-elles les individus à « dévier de la ligne sociale » ?

3. Que veut dire Bergson lorsqu’il affirme que notre intelligence entraîne toujours une « double imperfection » ?

B. Éléments de synthèse

1. Quelle est la question à laquelle l’auteur tente ici de répondre ?

2. Dégagez les différents moments de l’argumentation.

3. En vous appuyant sur les éléments précédents, dégagez l’idée principale du texte.

C. Commentaire

1. Doit-on considérer, à partir de ce texte, que l’appartenance sociale des êtres humains fait obstacle à leur liberté ?

2. Quel sens le texte permet-il de donner à l’idée de liberté ?

"L'homme est le seul animal dont l'action soit mal assurée, qui hésite et tâtonne" : l'homme est un animal comme les autres, il a un corps, des besoins, (boire, manger, se reproduire) comme les autres animaux, mais son action est moins bien assurée que celle des animaux ; contrairement aux animaux, il hésite et tâtonne, il fait des essais, des erreurs, il se trompe, il échoue, alors que les animaux ne se trompent jamais. Les animaux sont mus par l'instinct, par un mouvement intérieur qui les pousse à exécuter des actes adaptés à un but dont ils n'ont pas conscience. 

L'action de l'homme est "mal assurée" alors que l'instinct des animaux est un comportement héréditaire et spécifique accompli sans apprentissage et en toute perfection.

Les fourmis par exemple, qui vivent en société comme les hommes savent d'instinct le rôle qu'elles doivent jouer, les araignées tissent des toiles parfaites depuis toujours, les abeilles construisent des ruches qui sont des modèles de perfection géométrique sans avoir jamais appris à le faire. Les animaux n'hésitent pas, ils vont droit au but et font instinctivement ce pour quoi ils sont faits.

Les animaux n'ont pas de "préoccupations égoïstes" : chez les fourmis, la reine est entièrement au service de la colonie, son rôle est de pondre des œufs, les guerrières de défendre la colonie, les ouvrières d'aménager le nid et de construire des galeries, les fourmis nourricières de nourrir la reine et les larves, chaque fourmi accomplit la tâche qui lui est dévolue au sein de ce que l'on pourrait appeler une "division naturelle travail".

Chaque fourmi joue son rôle sans "dévier de la ligne social" : les ouvrières n'éprouvent pas l'envie d'être des reines et les fourmis nourricières celle de consommer la nourriture de la reine. Il n'y a pas de préoccupations égoïstes dans la société des fourmis, ni de déviation de la ligne sociale.

Au contraire, dans les sociétés humaines, on observe que les individus peuvent chercher à défendre et à assouvir avant tout leur intérêt personnel, sans se soucier de celui des autres. 

Le riche pas exemple cherchera à devenir plus riche, à posséder davantage de biens, de maisons, de voitures, d'objets de luxe, etc. sans se préoccuper des autres. Le dandy ne se préoccupe que de son apparence, le parasite - il y en a aussi chez les animaux, mais ils sont pas de la même espèce - vit aux dépens des autres.

A la différence des autres animaux, la conduite des hommes n'est pas réglée par l'instinct, mais par l'intelligence. Pour le meilleur et pour le pire, les hommes sont plus "libres" que les animaux, ils peuvent dévier de la ligne social et ne se préoccuper que d'eux mêmes.

Le fait de ne plus être soumis à l'instinct, mais d'être des animaux intelligents entraîne une double imperfection : a) l'homme peut échouer et a conscience qu'il va mourir - b) il peut faire passer ses propres intérêts avant l'intérêt général.

"Le reste de la nature s'épanouit dans une tranquillité parfaite" : les animaux et les plantes vivent dans le présent, ne se préoccupent ni de réussir, ni d'échouer, n'hésitent ni ne tâtonnent et ignorent qu'il vont mourir.

Bien qu'ils soient exposés au danger et aux aléas naturels, comme les hommes ils se reposent sur l'instant présent, sans se préoccuper des incertitudes de l'avenir. Ils vivent dans un éternel présent, alors que la conscience humaine est soumise au temps. 

Note : Cette assertion doit être nuancée à la lumière d'observations sur les corbeaux et d'autres animaux qui font des provisions et se préoccupent de l'avenir. Il n'est pas question de dénier que les animaux aient une certaine forme d'intelligence, y compris une intelligence du temps.

Cette différence a été soulignée par Martin Heidegger dans son ouvrage au titre significatif : Sein une Zeit (Etre et temps). Heidegger montre que le "Dasein" (mot à mot le "là" de l'Etre", l'homme, la conscience humaine) transcende le moment présent : il est tourné vers le passé (le souvenir, le regret, le remord) et vers l'avenir (le souci), alors que l'animal est attaché au "piquet de l'instant". Comme le dit Etienne Klein dans Les tactiques de Chronos : "Nous sommes séparés de nous-mêmes par notre propre attente."

Heidegger demandait à ses étudiants quel était le mot le plus important dans le titre de son ouvrage et il répondait que ce n'était pas le mot "Être" (Sein), mais le mot "Temps" (Zeit). La temporalité, la conscience du temps est la caractéristique essentielle du Dasein.

"Nous revenons apaisés d'une promenade à la campagne car nous oublions momentanément nos soucis et nos regrets pour partager l'inaltérable confiance des animaux et des plantes."

Les animaux, les fleurs, les arbres nous donnent une leçon : cesser de vivre dans l'inquiétude et le regret, être simplement présents au monde.

Même si cette attitude semble contraire à la constitution ontologique de la conscience humaine, elle est un ressourcement salutaire.

Bergson tente de répondre à la question de la double imperfection de la condition humaine. Ses arguments sont les suivants :

a) L'homme est le seul animal dont l'action soit mal assurée.

b) Il est le seul animal qui sache qu'il doit mourir.

c) Les animaux et les plantes s'épanouissent dans une tranquillité parfaite.

d) De tous les être vivant en société, l'homme est le seul qui puisse dévier de la ligne sociale en privilégiant son intérêt personnel par rapport à l'intérêt général.

f) Cette double imperfection est la rançon de l'intelligence.

L'idée principale du texte est donc que la faculté de penser, l'intelligence qui est le propre de l'homme entraîne une double imperfection : l'incertitude et la tentation de l'égoïsme.

Bergson ne considère cependant pas que l'appartenance sociale des êtres humains fasse obstacle à leur liberté. L'homme n'est pas comme les fourmis ou les abeilles. Même si la société exerce sur lui une pression qui l'oblige à se conformer à une norme de conduite, à une "ligne sociale", il a la possibilité de ne pas le faire parce qu'il n'est pas régi par l'instinct, mais que chez lui, l'instinct a fait place dans l'évolution à la faculté de penser.

Le texte insiste donc sur l'idée de liberté opposée à l'instinct. La liberté n'est pas la faculté d'échapper au déterminisme, mais de ne pas être régi par l'instinct et la liberté est consubstantielle chez l'homme au développement de son intelligence.

L'hésitation, le tâtonnement, la formation de projets avec l'espoir de réussir et la crainte d'échouer, qui caractérise le développement de l'individu et de l'espèce, en particulier l'histoire des sciences, la conscience de la maladie et de la mort sont consubstantiels à la liberté humaine.

La possibilité de dévier de la ligne sociale en cédant à des préoccupations égoïstes quand le bien commun est en cause alors que partout ailleurs (dans les sociétés animales) l'intérêt individuel est coordonné ou subordonné à l'intérêt général sont une "rançon de l'intelligence", mais aussi le signe que l'homme possède un degré de liberté plus grand que les autres animaux.

Cette caractéristique ne confère à l'être humain aucune supériorité sur l'animal, mais un surcroit de responsabilité. S'il n'est pas souhaitable que les sociétés humaines ressemblent à celles des fourmis et des abeilles, l'homme est responsable de l'usage qu'il fait de son intelligence, de sa faculté de penser.

Il est le seul animal qui se sente sujet à la maladie et qui sache qu'il doit mourir, mais il est libre par rapport à ce savoir : il peut assumer l'idée de la maladie et de la mort ou bien fuir dans le divertissement et l'inauthenticité.

L'homme est le seul animal qui puisse dévier de la ligne sociale en cédant à des préoccupations égoïstes, mais il a la liberté d'adhérer consciemment et de façon critique à la ligne sociale, pour autant qu'elle soit juste, il peut faire librement ce que les animaux font par instinct : ne pas négliger les autres et ne pas se soucier que de lui-même, non en obéissant à l'instinct, mais en se conformant à l'éthique.


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