La zone grise des prisonniers-fonctionnaires, par Primo Levi

par ConCalmaPorFavor
mercredi 1er décembre 2021

Livre : Les naufragés et les rescapés, Quarante ans après Auschwitz

« C’est arrivé et tout cela peut arriver de nouveau : c’est le noyau de ce que nous avons à dire. »

Primo Levi (1919-1987) ne se borne pas à décrire les aspects des camps qui restaient obscurs jusqu’à aujourd’hui, mais dresse un bilan pour lutter contre l’accoutumance à la dégradation de l’humain.

Primo Levi, rescapé d’Auschwitz, n’examine pas son expérience des camps nazis comme un accident de l’histoire, mais comme un événement exemplaire qui permet de comprendre jusqu’où peut aller l’homme dans le rôle du bourreau ou dans celui de la victime. Quelles sont les structures d’un système autoritaire et quelles sont les techniques pour anéantir la personnalité d’un individu ? Quel rapport sera créé entre les oppresseurs et les opprimés ? Comment se crée et se construit un monstre ? Est-il possible de comprendre de l’intérieur la logique de la machine de l’extermination ? Est-il possible de se révolter contre elle ? (4e de couverture)

Dans le chapitre intitulé «  La zone grise  », Primo Levi analyse le phénomène des prisonniers-fonctionnaires-collaborateurs du système qui, en plus de maigres privilèges (ration de soupe supplémentaire), tentaient d’obtenir ainsi une sorte de protection (protekcja, terme local yiddish et polonais). Différents degrés, infinie complexité de profils, depuis le distributeur de soupe, le faiseur de lits au carré jusqu’à l’ignoble kapo.

Privilèges qui ne sont en fait que des droits fondamentaux

Les extraits suivants rappellent des processus universels et intemporels. Ne les oublions pas.

« (…) un système aussi bas que le national-socialisme dégrade ses victimes, les rend semblables à lui-même, et cela d’autant plus qu’elles sont disponibles, blanches, dépourvues d’une ossature politique ou morale ».

« Le privilège, par définition, défend et protège le privilège. » « L’ascension des privilégiés, non seulement au lager mais dans toutes les sociétés humaines, est un phénomène angoissant mais fatal. (…) C’est le devoir de l’homme juste de faire la guerre à tout privilège non mérité, mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une guerre sans fin. »

« Là où existe un pouvoir exercé par un petit nombre ou par un seul homme, contre le grand nombre, le privilège naît et prolifère. (…) Le pouvoir le tolère ou l’encourage. La classe hybride des prisonniers-fonctionnaires en constitue l’ossature, et, en même temps, l’élément le plus inquiétant. C’est une zone grise, aux contours mal définis, qui sépare et relie à la fois les deux camps des maîtres et des esclaves. »

« La zone grise de la protekcja et de la collaboration a de multiples racines. (…) Le meilleur moyen de les lier (les collaborateurs) est de les charger de fautes, de rendre leurs mains sanglantes, de les compromettre le plus possible : ils auront ainsi contracté avec leurs mandants le lien de la complicité et ne pourront plus retourner en arrière. Cette façon d’agir est connue des associations criminelles en tout temps, et en tout lieu, elle est pratiquée depuis toujours par la mafia. »

« Plus l’oppression est dure, et plus la disponibilité à collaborer avec les oppresseurs est répandue parmi les opprimés. Cette disponibilité comporte elle aussi une variété infinie de nuances et de motivations : terreur, endoctrinement idéologique, imitation servile du vainqueur, désir myope d’un pouvoir quelconque, même ridiculement circonscrit dans l’espace et le temps, lâcheté, jusqu’au calcul lucide appliqué à éluder les ordres et l’ordre imposé. Tous ces motifs, isolément ou combinés entre eux, ont été à l’oeuvre dans la naissance de cette bande grise, dont les composantes, face aux non-privilégiés, avaient en commun la volonté de conserver et de consolider leur privilège. »

« Il faut poser clairement comme principe que la faute la plus grande pèse sur le système, sur la structure même de l’État totalitaire, et qu’il est toujours difficile d’évaluer le concours apporté à la faute par les collaborateurs individuels, grands et petits (jamais sympathiques, jamais transparents). »

« Manzoni le savait bien : « Les provocateurs, les oppresseurs, tous ceux qui, d’une façon quelconque, font tort à autrui, sont coupables, non seulement du mal qu’ils commettent, mais encore du pervertissement auquel ils conduisent l’âme des offensés. »

« Le pouvoir est comme la drogue : le besoin de l’un et de l’autre est inconnu de ceux qui n’y ont pas goûté, mais l’initiation (…) fait naître la dépendance et le besoin de doses de plus en plus fortes, et en même temps le refus de la réalité et le retour aux rêves infantiles de toute-puissance. (…) Le syndrome du pouvoir prolongé et indiscuté était bien visible : la vision faussée du monde, l’arrogance dogmatique, le besoin d’adulation, l’attachement convulsif aux leviers du pouvoir, le mépris des lois. » 

« Sa folie est celle de l’homme présomptueux et mortel, celui que décrit Isabelle dans Mesure pour mesure, l’homme qui, drapé dans une autorité précaire, ignorant ce dont il se croit certain – son essence fragile comme le verre-, tel un singe en colère, joue à la face du ciel de si grotesques farces qu’elles font pleurer les anges (…) Nous aussi sommes tellement éblouis par le pouvoir et le prestige que nous en oublions notre fragilité essentielle : nous pactisons avec le pouvoir, de bon ou mauvais gré, oubliant que nous sommes tous dans le ghetto, que le ghetto est entouré de murs, que de l’autre côté du mur se tiennent les seigneurs de la mort, et que, non loin de là, le train attend. »


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