Ma réponse au « Christ philosophe »

par Emile Mourey
jeudi 20 mars 2008

Bien écrit, bien argumenté, le « Christ philosophe » de Frédéric Lenoir est une étude d’un indéniable intérêt. Agoravox l’a présentée dans un article du 4 mars, ce qui me donne l’occasion de rappeler que j’ai publié, moi aussi, en 1996, deux ouvrages sur l’histoire du Christ. Déposés à la Bibliothèque nationale sous les numéros ISBN 2-9507295 5 et 6, pouvant être facilement consultés par les auteurs qui s’intéressent à la question, présentés sur mon site internet, ces deux ouvrages diffèrent sur de nombreux points de celui de Frédéric Lenoir.

Qu’on se reporte à mon article du 19.12.07 intitulé "Mystère et poésie des évangiles : les pèlerins d’Emmaüs"
Dans les Actes des Apôtres (Act. 8, 27-28), c’est "l’esprit qui dit à Philippe". Mais dans l’Evangile de Luc, c’est Jésus. Autrement dit, si dans les Actes, nous sommes dans le monde de la réalité visible, un peu comme dans tout récit historique, l’auteur de l’Evangile nous fait passer, dans son récit, à un plan supérieur. Dans le premier cas, nous ne voyons pas l’esprit saint, dans le second, nous le voyons agir sous le nom de Jésus. Il faut se rendre à l’évidence : les Actes des Apôtres et les Evangiles relèvent de deux styles différents d’écriture qu’il s’agit de bien distinguer.

D’où une première différence très importante
Frédéric Lenoir écrit (page 29) : « Le seul véritable consensus chez les chercheurs, de quelque horizon qu’ils soient, c’est la certitude de l’existence historique de Jésus... l’existence bien réelle d’un Juif nommé Jésus. »|left>

Dans mon Histoire du Christ, tome I, page 269, je propose exactement le contraire. Interprétant l’Evangile de Jean dont je dis qu’il est le texte de prédication de Jean-Baptiste, j’écris : « Jean, manifestement, s’est servi de Jésus pour en faire son porte-parole. Aux noces de Cana, c’est Jean qui, en fait, défend son point de vue. Dans l’affaire du temple, c’est Jean qui fulmine. Dans la question à Nicomède, c’est Jean qui porte la contradiction aux Pharisiens. Dans sa réponse sadducéenne, c’est Jean qui s’exprime. Dans toute cette première partie, Jésus ressemble à un personnage presque irréel, transparent et désincarné. Jésus ne serait-il en définitive qu’un symbole dont des grands prêtres ou des chefs de communauté se seraient servis comme on se sert d’un drapeau pour emmener une troupe sur le chemin d’un combat ? La question est posée, mais la réponse n’est pas simple. »

Deuxième différence très importante
Frédéric Lenoir présente son Jésus/homme comme un personnage exceptionnel qui, par sa parole, aurait révolutionné tout un système de pensée alors que je replace les Evangiles dans le fil d’une pensée essénienne qui s’était figée, mais qui, au contact des Romains, a dû se réformer (exemples : certaines prescriptions absurdes concernant le sabbat, anciennes superstitions dont la fausseté était devenue évidente, etc.). En outre, alors que Frédéric Lenoir privilégie le message humaniste, j’ai plutôt tendance à expliquer ces textes dans le cadre de la rivalité politique séculaire qui a opposé le royaume de Juda à celui d’Israël, Jérusalem à Nazareth... Nazareth que j’identifie à Sephoris, ancienne capitale de la Galilée.

Troisième différence très importante
Un thème central de Frédéric Lenoir serait que la philosophie du Christ ne renaîtrait qu’avec les penseurs de la Renaissance et des Lumières et que, jusque-là, le message de l’homme/Jésus aurait été obscurci par l’institution ecclésiale. Je pense, au contraire, que ce message n’est jamais tombé dans l’oubli, mais qu’il a été diversement interprété. Je ne nie pas le poids des traditions antérieures ou extérieures, les errements, les turpitudes, mais je pense que c’est surtout le réalisme politique, tel qu’il était pensé par les hommes au pouvoir, qui l’emportait sur les bonnes intentions humanistes (la politique religieuse de Constantin le Grand - qui était très certainement un sceptique - en est un exemple).

Le langage de saint Paul est ambigu. Un Christ en formation, cela surprend
Chapitre 24 de mon tome II, je cite : Dans la première épître aux Corinthiens, Paul écrit : « Nous sommes les membres dont le corps est le Christ. » Dans la deuxième épître, il ne nous cache pas que l’Evangile est recouvert d’un voile, mais il laisse clairement entendre que ce voile n’est pas levé pour les fils des ténèbres, mais seulement pour les fils de lumière. C’est seulement ceux-là qui peuvent voir la lumière resplendissante de l’Evangile. Dans son épître aux Galates, il précise : « Mes petits-enfants, que j’enfante de nouveau jusqu’à ce que le Christ soit formé en vous. » Et il ne fait pas mystère de ses aptitudes à interpréter allégoriquement les textes de l’Ancien Testament.

Critique des sources extérieures
Frédéric Lenoir cite en premier un témoignage de l’historien Flavius Josèphe qui vécut au Ier siècle. Considéré jusqu’à une certaine date comme un rajout, le texte est énigmatique. Jésus est présenté comme un homme sage "si toutefois il faut l’appeler homme". L’appeler "dieu" n’étant certainement pas dans l’esprit de l’historien juif, c’est une autre signification qu’il faut chercher, celle que je propose un peu plus loin. Quant à la suite de ce texte et autres témoignages très succincts de Pline ou Tacite, ils prouvent seulement qu’à cette époque, les "gentils" ne comprenaient les textes évangéliques que dans un sens littéral, tels qu’ils leur parvenaient dans une traduction grecque et non dans le sens très élaboré des textes originaux en hébreu qui leur restait ainsi caché.

Quatrième différence très importante, j’explique comment les évangiles s’inscrivent dans la continuité et dans l’héritage de l’essénisme
Oubliés dans l’étude de Frédéric Lenoir, j’ai étudié d’une façon très approfondie Les Ecrits esséniens d’André Dupont-Sommer et Le Christ hébreu de Claude Tresmontant, savants pourtant reconnus, mais dont on n’a pas, ou pas voulu, mesurer les conséquences de leurs travaux, ce qui est un scandale. Y a-t-il plus grand drame pour un savant que de mourir sans avoir réussi à transmettre ses découvertes à une société qui les rejette ? Les nouveaux textes, affirme Dupont-Sommer, révèlent que l’Église chrétienne primitive s’enracine, à un degré que nul n’aurait pu soupçonner, dans la secte juive essénienne. Quant au remarquable hébraïsant Claude Tresmontant, il démontre que les Evangiles ont été écrits au cœur des événements, renvoyant aux oubliettes la thèse absurde d’une longue gestation orale tout en vouant aux gémonies les exégètes et, par conséquent, l’abondante littérature qui s’appuie sur leurs élucubrations.

L’important est de remettre les Evangiles dans l’ordre
C’est ainsi que je propose l’Evangile de Jean comme premier, Evangile plus ou moins prophétique que prêchait Jean-Baptiste vers l’an 30 et qu’a porté la communauté essénienne installée à Qumrân, au bord de la mer Morte. Porté par une communauté des bords du lac de Galilée, écrit vers l’an 33, Marc est le deuxième Evangile. Quatre ou cinq ans après, Luc est une réécriture de Marc et, en l’an 48, Mathieu fait la synthèse après le premier concile de Jérusalem.

La grande erreur des exégètes
La grande erreur de l’exégèse est d’avoir cru que les évangélistes voulaient transmettre à la postérité un témoignage prouvant que Jésus avait bien existé. En réalité, Luc a surtout voulu démontrer que l’esprit de Dieu qui s’exprimait dans le grand conseil essénien, ou dans son conseil restreint, était bien la parole messianique annoncée par les prophètes, laquelle descendait enfin sur terre, jusqu’à y prendre corps... dans la communauté... dans les martyrs de la communauté... et éventuellement - si Dieu le décidait - dans un membre martyr particulièrement saint de la communauté (extrait de mon Histoire du Christ, tome 2, page 202).

Ce conseil, quel est-il ?
Il s’agit du conseil essénien qui siégeait à Gamala, dans l’arrière-pays de la Galilée. Ce conseil de Dieu, conseil divin, saint conseil, conseil éternel, est au centre des documents de Qumrân de même que Jésus est au centre des textes évangéliques. Même autorité, même sentiment de vénération à son égard, même sainteté. Ce conseil est composé de douze hommes représentant les douze tribus d’Israël et de trois prêtres de la tribu de Levi. Recevant l’esprit saint qui vient du ciel, il transmet à la communauté les instructions de Dieu.

Le ciel des Esséniens n’était pas vide. Les découvertes de Qumrân nous ont révélé les textes juifs anciens à partir desquels ils développaient leur réflexion, depuis le livre d’Enoch en passant par les visions célestes des prophètes. Rien d’étonnant donc à ce qu’ils aient projeté dans leur communauté les symboles qu’ils voyaient dans leur ciel astrologique et, en particulier le Fils de l’homme qui est à la droite de Dieu et le Fils de Dieu qui descend tout droit du Dieu qui siège à l’étoile polaire, au centre du ciel. Et c’est ainsi qu’aux difficultés d’interprétation inhérentes à ce langage symbolique s’ajoute le fait que les auteurs des évangiles ont joué l’équivoque en laissant au lecteur averti le choix d’appliquer les symboles pré-cités : à la communauté dans son ensemble, à son conseil restreint, ou même, à un seul membre de ce conseil, évidemment le plus saint et le plus parfait... en espérant que celui-ci ressuscite par la grâce de Dieu (ce qui n’était pas exclu étant donné la diversité des témoignages pouvant être recueillis).

Ce conseil a-t-il été crucifié ?
Oui, sans aucun doute. En proclamant les deux premiers évangiles, les conseils des communautés esséniennes - dissidentes ou réformatrices - qui les portaient se condamnaient automatiquement au crucifiement romain sur demande du Sanhédrin de Jérusalem, mais, tout en perdant la vie, ils assuraient le succès de leur prédication. C’est très certainement ce succès populaire qui a poussé le conseil suprême de la communauté essénienne à s’inscrire dans ce processus et à proclamer le quatrième Evangile, celui de Mathieu. Cette proclamation a engagé le même processus jusqu’au crucifiement des membres de ce conseil. La preuve en est donnée par Flavius Josèphe qui mentionne les principaux personnages victimes de la répression : « Tibère Alexandre fit crucifier Jacques et Simon, fils de Juda de Galilée, qui du temps que Cyrénius faisait le dénombrement des Juifs, avait sollicité le peuple à se révolter contre les Romains. »

Il ne faut pas raisonner dans notre esprit, mais dans celui des Anciens

Lorsque Jacques écrit qu’il a rédigé son Protévangile à la mort d’Hérode, je le crois car j’accorde beaucoup d’importance aux textes d’époque. C’est une erreur de considérer ce texte comme apocryphe. J’y apprends qu’à l’époque du recensement d’Auguste (vers l’an 8 avant notre ère), le salut de Yahvé est descendu sur terre dans le corps d’un nouveau-né sous la forme allégorique d’une nuée lumineuse. Cela signifie que le salut de Yahvé est dans l’enfant et qu’il ne réapparaîtra que lorsque cet enfant, devenu grand, se présentera aux portes de Jérusalem. Cela signifie que Jérusalem, depuis cette date, ne reçoit plus l’esprit de Yahvé puisqu’il est dans l’enfant à venir. Cela signifie que depuis l’an - 8, Jérusalem est malade et qu’elle ne sera guérie que lorsque cet enfant devenu grand viendra à elle. L’épître de ce même Jacques me donne son nom : Jésus, Christ (je dis bien : Jésus virgule Christ).

Premièrement, je prends ma calculette.
Dans l’Evangile de Jean, le malade de la piscine de Bézetha guéri par Jésus était paralysé depuis 38 ans. Il s’agit de la partie de la population qui a perdu la foi depuis que l’esprit de Yahvé l’a quittée en l’an 8 avant notre ère. Cela me donne la date de cet évangile : 38 - 8 = l’an 30 de notre ère.
Dans l’Evangile de Marc, la femme que Jésus a guérie avait des pertes de sang depuis douze ans. Cela signifie qu’elle était impure depuis douze ans. Le rapprochement avec la fondation "impure" de Tibériade sur un cimetière en l’an 20 me donne la date de cet évangile : 20 + 12 = l’an 32 (je préfère toutefois l’an 33).
Dans l’Evangile de Luc, Jésus guérit une femme qui ne peut être, là aussi, que Tibériade. Cette femme était courbée depuis 18 ans. Cela me donne la date de cet évangile : 20 + 18 = l’an 38.
Enfin, c’est Flavius Josèphe qui me donne la date de l’Evangile de Mathieu en nous informant du crucifiement de Jacques et de Simon sous le mandat de Tibère Alexandre, donc vers l’an 48.

Deuxièmement, je procède à un recoupement de l’information comme dans toute bonne enquête.
Je note que Jean-Baptiste a commencé à prêcher l’an 15 du principat de Tibère (Luc 3, 1), c’est-à-dire en l’an 29. Suivant le processus automatique que j’ai indiqué, il est presque aussitôt condamné à mort, mais non sans avoir annoncé dans son Evangile de Jean l’inévitable crucifixion du Jésus que portait sa communauté (prophétie un peu ratée puisque Jean-Baptiste a eu la gorge tranchée, qu’importe !).
Question : comment ce Jésus/conseil pouvait-il ensuite ressusciter ?
Réponse : dans une autre communauté, trois ans après (trois jours, cela fait un peu court). Nouveau prêche, nouvel Evangile, celui de Marc (30 + 3 = l’an 33). Nouvelle persécution, nouveau crucifiement de Jésus.
On attend qu’il ressuscite dans un troisième évangile, donc en l’an 33 + 3 = l’an 36. Trois ans se passent. Problème : cet évangile n’est pas prêt... "Quelqu’un avait un figuier planté dans sa vigne. Il vint chercher du fruit sur ce figuier, et n’en trouva pas. Il dit alors à son vigneron : Voilà trois ans que je viens chercher du fruit sur ce figuier, et je n’en trouve pas. Coupe-le. A quoi bon le laisser épuiser le sol ? Mais le vigneron lui répondit : Seigneur, laisse-le encore cette année, le temps que je bêche autour pour y mettre du fumier. Peut-être donnera-t-il du fruit à l’avenir. Sinon, tu le couperas (Luc 13, 1-9)."
Deux ans se passent. L’Evangile de Luc paraît enfin en l’an 38. Mais il faudra attendre dix ans pour que Jésus ressuscite de nouveau dans l’Evangile de Mathieu.

Que faut-il penser de cette incroyable opiniâtreté des Anciens à vouloir faire descendre sur terre la parole de Dieu ? Ont-ils réussi, ne serait-ce qu’en partie, dans leur entreprise ? Ce n’est pas à moi de le dire. Je ne suis qu’un Grec qui raisonne en français. Eux étaient Hébreux et s’exprimaient en hébreu de leur époque, ce n’est pas la même chose.


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