Le mystère de l’intrication quantique

par Bernard Dugué
jeudi 7 juillet 2016

Le dévoilement du monde quantique suppose un art de l’interprétation car les symboles mathématiques n’ont pas encore « parlé ». Ils sont tels des hiéroglyphes écrits par des scientifiques avec l’intention de décrire la matière. Si un improbable Champollion de la mécanique quantique traînait dans les parages, il pourrait sans doute nous éclairer en traduisant le message que la Matière nous communique en se comportant avec les lois du monde quantique. La physique s’est toujours présentée sous un angle double, servant principalement de mode d’emploi pour manipuler la nature mais aussi d’une sorte de langage où finalement, cette même nature nous communique quelque chose après avoir été interrogée par la science.

Comme l’a souligné Susskind avec d’autres, l’intrication quantique est une propriété de la nature qui n’est pas intelligible avec les catégories classiques de la physique et qui du reste sont aussi des notions utilisables dans l’expérience courante (temps, espace, objet, force…). En anglais, l’intrication est désignée par la notion d’entanglement qui désigne une situation enchevêtrée ou bien embrouillée. On ne peut mieux dire. L’intrication ou enchevêtrement quantique a sacrément embrouillé les physiciens. Pour comprendre l’intrication, il faut préciser que cette propriété n’apparaît que dans une configuration comprenant au moins deux systèmes quantiques combinés. Ce qui semble être le cas dans l’expérience de pensée EPR avec deux particules A et B préparées dans un état intriqué. Chacune est envoyée sur un détecteur. L’un mesure la position de A et l’autre l’impulsion de B, chacun avec une précision maximale. En vertu de la conservation de l’impulsion, l’expérience sur B permet de déduire sans l’observer l’impulsion de A, ce qui transgresse la relation d’incertitude de Heisenberg. L’intrication n’est pas restée au stade d’une expérience de pensée. Elle a été réalisée en observant d’autres propriétés comme le spin ou la polarisation de photons. Si la physique quantique se conçoit comme la science décrivant les communications élémentaires, alors l’intrication indique dans une certaine manière comment sont organisées les informations quantiques dans des systèmes combinés.

Pour commencer, examinons un système classique combiné. Je reprends l’exemple proposé par Susskind. Bob et Alice sont deux personnages représentant chacun un système. Charlie dispose d’une urne avec une boule rouge et une boule verte. Il en prend une au hasard, la met dans une boîte et la donne à Alice puis il place l’autre dans une boîte et la donne à Bob. Ensuite, Alice part pour un long voyage l’amenant sur Uranus. Bob et Alice ont synchronisé leur horloge. Lorsque Alice arrive sur Uranus, elle ouvre la boîte et constate qu’elle contient une boule verte. Elle sait alors qu’au même instant, Bob trouvera une boule rouge dans sa boîte. Ce qui ne signifie pas pour autant que Bob a communiqué l’information instantanément à Alice et d’ailleurs ce serait impossible car la transmission d’une information dans l’étendue électromagnétique n’est pas instantanée. Admettons que Charlie peigne un +1 sur la boule rouge et un −1 sur la verte. Et qu’il réalise un millier de fois l’expérience. Alice et Bob notent le résultat. Charlie calcule la moyenne σ et trouve zéro pour A et B. Par contre, s’il multiplie les deux chiffres obtenus lors de chaque expérience alors le produit est −1. Cela signifie que <σA> x <σB> est égal à zéro et donc est différent de <σA x σB> qui est égal à −1. Cette différence entre les deux termes définit un coefficient de corrélation qui, s’il est non nul, indique que les deux systèmes sont corrélés, autrement dit intriqués, mais dans une situation classique qui n’a rien d’étrange et s’offre au calcul basique des probabilités. Cette corrélation est liée à l’expérience de Charlie qui dispose de deux boules. Il n’y aurait aucun sens à dire que Charlie sait tout sur le système des deux boules tout en ignorant où se situent chacune des boules. La conséquence est que la connaissance complète d’un « système classique » corrélé combinant deux parties implique la connaissance complète de chacune des parties. A l’instar de la connaissance complète d’un véhicule automobile dont chaque partie est parfaitement connue par le mécanicien. Ce qui est plutôt rassurant pour le client qui amène son véhicule à réparer. Mais si on prend en considération un système quantique intriqué, alors ce principe reliant le tout et les parties n’est plus valable. Comme on va le voir, dans le monde quantique, on peut concevoir un Charlie quantique qui connaît complètement le système en ne sachant rien sur chaque partie.

Imaginons maintenant Bob et Alice comme deux systèmes d’observation quantique. Au lieu de prendre des boules ou des chiffres, on prend en compte une observable quantique, le spin. Soit A le spin d’Alice et B celui de Bob. Chacun des spins peut être observé dans l’état up ou down. La combinaison des deux systèmes est décrite par le produit tensoriel du vecteur de spin A par le vecteur de spin de B. On obtient une base de quatre vecteurs propres des observables ainsi définis, uu>, ud>, du>, dd>. Par exemple, dans le second de ces états, ud> signifie le spin d’Alice est dans l’état up alors que celui de Bob est dans l’état down. Un spin préparé par Alice est décrit comme une combinaison des deux vecteur u> et d> :

A = αu /u> + αd /d>

C’est pareil pour Bob dont la préparation est définie ainsi :

B = βu /u> + βd /d>

L’état composite préparé conjointement par Alice et Bob est désigné comme un état produit obtenu en faisant le produit tensoriel des deux vecteurs :

/ état-produit> = ( αu /u> + αd /d> ) × ( βu /u> + βd /d> )

Le caractère fondamental de l’état produit est que chaque système se comporte indépendamment de l’autre. Si Alice effectue une expérience sur son système préparé, quel que soit le résultat, il n’y aura aucune incidence sur l’expérience de Bob. Tout se passe comme si Alice et Bob s’ignorent mutuellement. Mais la situation peut changer si on admet dans l’espace composite produit, on peut construire des vecteurs d’état en nombre bien plus élevé que les états produits définis précédemment. Autrement dit, l’espace des états est plus riche que l’ensemble des états produits formés par des préparations indépendantes effectuées par Alice et Bob. Il se passe quelque chose de nouveau et c’est ce qu’on appelle l’intrication (Susskind, page 161). Avec des états plus ou moins intriqués. L’état singulet est un exemple d’état préparé avec une intrication maximale. Son vecteur dans l’espace produit s’écrit :

/sing> = 1/√2 ( /ud> − /du> )

Nous pouvons maintenant expliquer le caractère étrange de l’intrication. Avec une remarque préalable. L’intrication classique s’explique avec des objets et des systèmes imaginés à partir de notions ordinaires. Les expériences avec Charlie, Bob et Alice sont réalisables avec des individus incarnés. Dans le monde quantique, l’intrication ne porte pas sur des objets mais sur la préparation d’une expérience avec des états représentés dans des espaces abstraits et des vecteurs complexes. Naviguer du monde classique au monde quantique nécessite une gymnastique intellectuelle loin d’être innée. Contrairement à ce que sous-entend Susskind, Einstein n’a pas découvert l’intrication quantique en 1935. L’expérience EPR n’est qu’une expérience de pensée combinant l’observation quantique et des lois de conservation classique. C’est pour cette raison que Bohr l’a rejetée. Néanmoins, l’expérience EPR aura eu une valeur heuristique pour la compréhension de l’intrication quantique qui se conçoit avec deux systèmes quantiques, sans référence à des lois classiques.

Revenons à l’intrication classique. Elle se produit parce que Charlie utilise deux boules et lorsqu’il en donne une à Alice, il donne l’autre à Bob. On peut tout aussi bien concevoir une situation sans intrication. Charlie a deux boules, il en donne une à Alice, puis il revient avec deux boules et en donne une à Bob. On comprend qu’il n’y a pas de corrélations. Une situation similaire se produit au niveau quantique lorsque Alice et Bob préparent leur système indépendamment l’un de l’autre. Mais dans le cas d’une combinaison intriquée comme l’est /sing> une corrélation se produit. Avec le calcul des probabilités quantiques, il est possible d’obtenir le coefficient de corrélation donné par la formule suivante :

Corrélation : <σA x σB> − <σA> x <σB>

Pour un état produit qui correspond à une préparation indépendante par Bob et Alice, ce coefficient est nul. Pour un état d’intrication maximale comme le singulet, il est égal à −1. Pour des états d’intrication partielle, il est non nul, par exemple −0.3 ou −0.96. C’est ce type de calcul qui a été utilisé par Bell et qui aboutit aux fameuses inégalités. Il suffit alors de faire l’expérience. Les résultats sont tombés depuis 1982 et la publication d’Alain Aspect.

Interprétation de l’intrication

Les premiers résultats sur l’intrication ont créé une docte effervescence dans la communauté scientifique ainsi que chez les épistémologues et autres philosophes quelque peu désemparés. Des choses erronées ont été affirmées, surtout dans les articles pour grand public. Des notions nouvelles ont été utilisées, non séparabilité, non localité, sans pour autant éclaircir le sujet. Nombreux sont ceux qui mélangent l’expérience de pensée EPR avec la non séparabilité de nature quantique. Ces expériences n’ont pas servi à trancher entre la position d’Einstein et la validité de la mécanique quantique. En fait, elles ont permis de vérifier une propriété nouvelle qui émerge lorsqu’on étudie non plus un mais deux systèmes quantiques. Lorsqu’on prépare deux systèmes, les états intriqués sont-ils une invention formelle liée aux mathématiques quantiques ou bien une propriété de la nature sondée par la physique quantique ? La réponse est oui et c’est à cette question qu’ont répondu les scientifiques qui ont réalisé les expériences dans les laboratoires. Pour être complet, l’intrication n’implique aucunement une transmission de signaux à une vitesse supraluminique. L’intrication dévoile une propriété de la nature et rien d’autre. Imaginer des signaux supraluminiques, c’est se raccorder à une image classique des choses, dans laquelle tout est interaction. L’intrication décrit en réalité comment l’information quantique est « agencée » dans deux systèmes quantiques.

La réalité n’en devient que plus étrange. Susskind interprète avec une savante facétie l’intrication qui renverse le sens commun et trivial des choses tiré de notre vie quotidienne. Dans un système intriqué, on peut connaître tout sur un système en ne sachant rien sur chaque partie. Dans le monde commun, cela reviendrait à imaginer un mécanicien qui connaît tout sur un véhicule en ne sachant rien sur les roues, les cylindres, le châssis, le carburateur, la transmission. Cette image montre comment le monde quantique nécessite une manière de penser qui n’est pas celle du sens ordinaire des choses. On le savait depuis 1927 et la situation s’est accentuée avec l’intrication qui dévoile quelque chose de nouveau et inattendu pour un moderne. Je pense que l’on a fait qu’effleurer les conséquences vertigineuses de cette propriété de la matière qui, si elle est dévoilée par la physique quantique, permet d’expliquer beaucoup d’autres choses. Car ne l’oublions pas, le cosmos est rempli de matière et nous, êtres vivants parmi d’autres, sommes aussi constitués de matière combinée dans un certain ordre.


L’intrication quantique a de multiples implications. J’en donne quelques unes. Les Anciens connaissaient l’intrication, sages présocratiques ou taoïstes. L’intrication a quelques connivences avec la gravité quantique, la compréhension du vivant, de son évolution et qui sait, l’eucharistie. Vous voyez que le sujet est sulfureux et que la science ne souhaite pas avancer vers le mystère. Pourtant, l’intrication pourrait ouvrir des voies, par exemple dans la recherche sur le cancer, mais est-ce souhaitable ? L’homme est resté un mécréant ou un croyant. Un jour, la terre sera occupée par des sages. Chut !


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