Elle rêvait d’être dans de beaux draps

par C’est Nabum
dimanche 28 mars 2021

Une histoire de fil en aiguille…

Anémone avait du vague à l'âme. Elle qui du matin au soir laissait courir son aiguille sur la toile de chanvre ou de lin pour fabriquer des voiles. Elle était prédestinée à ce rude métier puisque son prénom vient du grec anémos : « le vent ». Enfant, elle était une véritable tornade, allant en tous sens, dotée d'une énergie folle. Elle aurait voulu mettre sa force indomptable au service d'une activité qui lui permettrait de courir le monde, d'aller toujours de l'avant. Mais elle était fille, bientôt femme et se devait de rester à son ouvrage, celui qu'elle avait appris de sa mère qui l'avait hérité, elle aussi de sa mère.

Paradoxalement, si son travail avait des parfums d'embruns, de terres lointaines, d'iode et d'aventure, ce n'était certes pas pour elle, l'employée du maître voilier, la couseuse à terre qui faisait des milles et des milles avec son aiguille sur la lisière de la voile. Elle avait beau rêver de voyages au long cours, elle était rivée à son tabouret, se brisant les yeux dans l'atelier mal éclairé de la rue de la main qui file. Il est des soirs, quand harassée de fatigue, les doigts gourds d'avoir tiré le fil de lin en piquant de ce maudit point zigzag qui lui faisait tant tourner la tête, elle rêvait d'ailleurs.

Elle rêvait de se fondre dans sa réalisation, de se dissimuler dans les plis de la grande voile lorsqu'un voiturier venait la quérir. Elle serait montée à bord d'un chaland qui descendait jusqu'à Nantes, profitant de l'aubaine pour embarquer sur un trois-mâts pour une aventure marine. Tout ceci n'était qu'un songe impossible. Son père parlait déjà de la marier à un gentil tanneur, certes, un garçon avenant et travailleur mais le pauvre diable ne sentait pas vraiment le sable chaud et le vent du large. Il n'y pouvait rien, il avait un métier qui a de tous autres relents...

Elle rêvait de se retrouver dans de beaux draps de toile blanche et non cette toile rugueuse et grise qui l'attendait chaque soir. Il en serait toujours ainsi jusqu'à la fin d'une existence qui s’achèverait dans une autre toile, un linceul cette fois, sans avoir eu le bonheur de sentir se gonfler la voile pour filer au vent. Quelle misère ! Comment échapper à ce sort funeste, à cette vie de cul terreuse, de pauvre gueuse qui trime du matin au soir sans autre but que d'avoir de quoi manger chaque jour ?

Qui lui avait mis de telles idées dans sa caboche de drôlesse ? Un vieux bonhomme, ami de son père qui venait de temps à autres animer une veillée, racontant des récits de flibustiers, d'explorateurs, de pirates ou de corsaires - elle n'avait jamais saisi la différence – Ce qui lui importait c'étaient les descriptions d'îles que le conteur rendait paradisiaques. Enfant, ces récits avaient construit son imaginaire d'un exotisme qui dénotait singulièrement avec la rudesse d'une cité laborieuse, industrieuse et enfumée, un cloaque insalubre pour qui vit près de la rivière.

Résignée, elle se contentait de s'échapper par l'imaginaire lorsque ses doigts couraient sur la voile, qu'elle était seule à son ouvrage avec pour seul environnement la rumeur incertaine du port de Recouvrance tout proche. Elle croyait encore en sa bonne étoile, celle qui dévirait de sa route ce bien trop brave tanneur pour mettre à sa place, un aventurier au grand cœur et aux souliers ailés. Elle se l'imaginait grand, blond, carré d'épaules et de visage, les yeux clairs et la voix grave. C'est ainsi que depuis les récits du raconteux, elle s'était dressé le portrait-robot de son véritable et impossible amoureux…

Aussi ce jour-là, quand entra dans l'atelier un marin buriné certes mais plus voûté que gaillard, le cheveu rare et la voix égrillarde, le regard noir mais d'une incroyable vivacité, elle se dit que ce petit homme n'était pas celui qu'elle attendait. C'est souvent sur un malentendu qu'un destin peut dévier de sa direction initiale.

L'homme venait non pas acheter une voile ou plus sûrement en commander une. Chaque pièce réclamait des caractéristiques et des côtes spécifiques à l'embarcation où elle allait se poser. Non, il venait sans honte débaucher le personnel car il avait besoin d'un maître voilier à son bord quand, arrivé à Nantes, il embarquerait sur un formidable Galion qui partait explorer le vaste monde. Il voulait absolument un spécialiste reconnu de l'aiguille et de la voile.

Anémone qui avait entendu la demande si particulière que ce visiteur adressait à son patron sentit un frisson lui traverser le corps. C'était-là sa chance, l'occasion de quitter le sort qui lui était promis sans qu'elle puisse infléchir la détermination farouche de son père. Non, elle ne se marierait pas en Orléans pour n'en jamais sortir. Elle rêvait de grand espace, l'Océan lui tendait les bras.

Les deux hommes ne trouvèrent pas un terrain d'entente. Pour le maître voilier, il était hors de question de se séparer de ses compagnons qui du reste avaient tous femmes et enfants au pays. Pour le marin, ce n'était qu'un refus de plus qu'il essuyait, il en avait l'habitude lui qui avait commencé sa quête dans la région nantaise et l'avait poursuivie en remontant la Loire.

C'est alors que la jeune fille, sans que quiconque se soit tourné vers elle, prit la parole pour déclarer : « Je suis votre homme ! » La formule avait de quoi surprendre tant par la détermination perceptible dans la voix que par la manière de l'exprimer. Le maître voilier se gratta la tête, signe chez lui d'une extrême perplexité ; il n'avait jamais songé que cette excellente ouvrière ait l'âme aventureuse. Pour le marin, la confusion et la perplexité se livraient une farouche bataille. Il resta silencieux de longues minutes sans que personne n'ose rompre la tempête qui devait se passer dans son crâne.

L'homme finit par se tourner vers la couturière qui n'avait pas interrompu son labeur, la tête humblement penchée sur son ouvrage. « Sacre bleu, une femme et pas un laideron ! J'avions jamais songé pareil équipage. Voilà qui demande du réfléchissement ! » Le patron quant à lui, sachant le prochain mariage de son ouvrière, connaissait les risques qui pesaient sur la possibilité de la garder à son service. Il vint ajouter à l'expectative du client : « Anémone accepte votre proposition, je ne m'y opposerai pas. Elle sera la fierté de l'atelier de la Main qui File ! »

Le marin perçut que se présentait à lui une chance unique tout autant qu'un problème insoluble. « Une bonne ouvrière, une excellente même – il s'était approché d'elle pour jauger son travail – ce n'est pas pour me déplaire mais une femme, jolie et jeune à vous damner sur le Galion, ça risque de faire grand chambardement dans la carrée ! » Anémone leva les yeux et lui décocha une œillade à vous faire perdre pied, ce qui, même pour un marin, peut faire chavirer celui qui se trouve dans l'œil du cyclone…

Il bredouilla : « Ma belle, tu as du culot. Me voilà envoûté et pris dans tes rets. Me prend le désir d'accéder à cette folie. Tape là, je t'embarque dans l'instant. D'ici Nantes, nous aurons l'occasion de trouver parade pour justifier la présence d'une donzelle sur notre Galion ! »...

L'avalaison leva tous les doutes du brave marin. En quelques jours, le coup de foudre avait saisi un loup de mer qui jusque-là, n'avait fréquenté que les dames des bordeaux, faute de l'envie de contraindre une gentille femme à supporter des mois d'absence. Progressivement, de son côté, Anémone avait corrigé son portrait-robot du beau marin ténébreux qui devait la conquérir. Elle décela en ce capitaine une humanité inhabituelle dans la corporation. Il la séduit à la fois par la délicatesse avec laquelle il s'adressait à elle mais aussi à son équipage.

À Nantes, la parade était toute trouvée. Anémone et Jasmin (un nom de fleur, la jeune fille ne pouvait rêver mieux) allaient convoler avant d'embarquer. Un vrai mariage d'amour qui de fil en aiguille devint une merveilleuse association. Elle rêvait de beaux draps, elle se contenta pour son plus grand bonheur d'un hamac dans la cabine du Capitaine, trop étroite pour y glisser un lit. La Bagatelle ne s'en trouva que plus acrobatique, Anémone et Jasmin s'en satisfirent plaisamment.

Leur voyage constitua une belle page de l'histoire marine. Ils firent le tour du monde, Anémone jouant de l'aiguille après chaque tempête avec dextérité. Durant trois années, le Galion explora le vaste globe, sans essuyer le plus petit coup de tabac entre eux. Quand ils débarquèrent à Nantes au terme de cette longue expédition, la nature reprit ses droits, Anémone attendait un bel événement de son Jasmin. Ils vécurent heureux et eurent quelques enfants, lors de rares retours à terre. Ainsi va la vie des couples au long cours, le plus difficile étant de trouver une famille d'accueil de confiance pour des rejetons qu'ils ne voient guère grandir.

 


Lire l'article complet, et les commentaires