L’essentiel est dans le superflu
par C’est Nabum
jeudi 3 juin 2021
Une si longue privation.
Ils sont venus de différents horizons, certains parcourant des centaines de kilomètres pour enfin retrouver, ce qui a toujours constitué l'essence même de leur existence. Ils ne sont ni de dangereux inconscients ni de redoutables trompe la mort, ils croient simplement en leur bonne étoile et en ces quelques mesures de simple précaution pour à nouveau, reprendre goût à la vie ! Non pas cette basique survie organique, imposée à tous, dans le déni des nourritures spirituelles, mais cette vie qu'on déguste par tous ses sens…
Ils sont poètes, musiciens, artistes, amateurs, spectateurs, esthètes, béotiens, tous gens de bien qui pensent que sans esprit le corps n'est qu'une stupide enveloppe charnelle qui se résume à des fonctions élémentaires qui ne font que les délices des humoristes à la petite semaine. Ils aspirent à autre chose, une sorte de Pentecôte païenne pour laquelle l'élévation et la clarté proviennent des muses.
Ils se retrouvent avec un immense plaisir, se doutant qu'il y a là, dans leur rencontre, la promesse d'un nouveau départ, d'un effacement possible de cette parenthèse diabolique qui faisait la part belle à toutes les forces du mal. Consommer du tragique, se gaver de propos ineptes, de mesures absurdes, de propos lénifiants tout en devant se contenter de quelques bulles de culture par le truchement d'écrans aussi plats qu'insipides.
Pour eux, la seule manière d'exulter c'est de se trouver au contact de l'acte créatif, de celui ou de celle qui se met en danger devant ses pairs, dans un échange bien plus qu'un don, une offrande qui s'enrichit de l'autre. Ils seront tour à tour spectateur et transmetteur, de passions et de richesses, de musique, de mots, d'expressions, de sens. Car c'est là l'essentiel qui s'exprime pleinement dans ces moments si superflus en apparence.
Une chanson, un poème, un conte, une scène, dérisoires fragments d'un universel héritage de Villon à Brassens, des mille et une nuits à Nougaro, de Jehan Rictus à Alphonse Allais, enrichis de leurs modestes contributions, créations qui resteront sans doute dans l'ombre de l'histoire même si elles les placent eux aussi dans ce permanent mouvement des humains vers la lumière.
Les ténèbres, ils viennent de les traverser, ils savent que nombre de leurs contemporains, par crainte, duperie, frayeur, manipulation ont fait le choix d'y rester, se complaisant dans cet état d'animalité, terrés dans leur tanières, fuyant leurs semblables et ne faisant exception à cette règle que pour se retrouver dans les rayons des supermarchés.
Ils préfèrent l'estrade et la scène, le grand théâtre traditionnel de toutes les passions humaines. Ils vont côtoyer les anges leur volant au passage quelques plumes afin d'écrire de nouvelles pages à cette formidable aventure de l'esprit. Rien ne compte plus alors que ce bonheur de chanter, d'aimer, de jouer, de déclamer, de rire ou de pleurer, de s'envoler ailleurs que dans une station spatiale.
Il est d'autres sphères, d'autres instances, d'autres domaines qui échappent au commerce, à la médiatisation, à la normalisation, à la mondialisation. Ils sont venus s'y lover, s'y régénérer, trouver là la force de continuer et d'affronter ce monde nouveau qui se prépare. Une société aseptisée, contrôlée, normalisée, hystérisée et policée. Bientôt les livres, les partitions, les pièces seront brûlés pour peu qu'on y loue la liberté, le libre arbitre, la concorde et l'élévation de l'individu au delà des contingences de son confort illusoire.
Ils ont retrouvé cette chose étrange, immatérielle, impalpable et surtout incontrôlable que l'on tente de désigner selon les époques par les vocables âme, esprit, conscience. Ils sont en cela de dangereux mal-penseurs, des êtres bientôt voués aux fers et aux gémonies d'un pouvoir universel qui souhaite abolir à jamais ce qui pourrait encore laisser croire aux individus que leur liberté n'a pas à se plier au diktat d'un contrôle absolu de leurs actes et pensées.
Librement vôtre.