Sur le moi, du monde !

par C’est Nabum
lundi 29 août 2016

C’est un peu cliché.

Tout n’est qu’une question de point de vue et cette histoire ne déroge pas à la règle. Ce matin-là, de fort bonne heure, bien avant que le coq ne chante, nous prenions la route pour le plus beau panorama de l’île. Il ne faut pas tarder : si le soleil doit être levé pour nous permettre d'admirer un paysage exceptionnel, il est recommandé d’aller plus vite que la brume qui ne tarde pas à dérober la vue à ceux qui ont traîné en chemin.

Nous eûmes ce bonheur de pouvoir jouir d’une vue sans pareille, d'un décor fabuleux entre l’Océan, tout en bas, à 2 200 mètres en une plongée vertigineuse, avec des falaises abruptes et tranchantes comme des lames de rasoir et le cirque de Mafate, perdu au milieu des effondrements du Piton des Neiges.

Comment décrire un tel spectacle ? Les mots manquent parfois, se répètent de manière trop mécanique. Les superlatifs finissent par s’éroder ; ils n’ont plus de saveur ni de valeur. Je vous laisse le plaisir de venir un jour, à votre tour, admirer la vue sur l’un de ces toits du monde qui vous laissent pantois et béats de gratitude devant la magnificence de la nature.

Et c’est là, pourtant, que vous découvrez, à votre plus grand étonnement, que tous les goûts sont justement dans la nature, que vos semblables ne méritent pas cette appellation et que rien n’est plus différent qu’un autre humain. Après s’être levés vers cinq heures du matin, avoir effectué un trajet de près d’une heure trente entre virages et lacets, il se trouve des homo-sapiens qui n’ont d’autre envie que celle de se photographier.

Ils ne contemplent pas ce spectacle unique, ce panorama miraculeux, ce décor chaotique et grandiose. Non, tout ceci est si banal à côté de la chose la plus essentielle qui existe sur cette Terre : EUX ! Et c’est alors un concours de photographies : je te prends, tu me prends, on se prend conjointement au bord du précipice avec, en arrière-plan, des merveilles rabaissées au rang de faire-valoir, de marqueurs du passage des plus grandes créations de l’univers.

Sur ce Moi si parfait, beaucoup de monde pour jouer ces simagrées insupportables qui ne sont pas seulement marqueurs d’une époque mais définissent cette société de l’image de soi. Ces gens-là s’aiment au-delà du possible, oubliant qu’ils ne sont qu’un grain de poussière dans cette immensité, parmi une multitude qu’ils ignorent tout autant qu’ils la méprisent. Car, voyez-vous, quand ils se photographient, il faut faire place, laisser le champ libre à leur Moi surdimensionné.

Bien sûr, ce serait un formidable souvenir si, pour autant, ils prenaient la peine de vraiment regarder ce qui les met tellement bien en valeur. Mais l'environnement n’est que prétexte à l’envoi immédiat de la photographie à la planète entière. Ils sont les maîtres d’un monde qui se plie à leur fantaisie, qui n’est que le cadre de leur indestructible vanité. Il n’est qu’à les voir agir de la sorte pour deviner la vacuité de ces êtres de papier et de paillettes.

J’ai osé l’impardonnable. J’ai dit à haute voix le conte de la création : celui où, justement, le créateur, affligé, se rend compte que les humains, au lieu d’admirer son œuvre, passent désormais leur temps à se photographier eux-mêmes. Je vous fais grâce de cet affreux anglicisme qui qualifie la pratique la plus stupide de la décennie. Il n’est plus rien à attendre d’une société qui fait de son nombril la chose la plus importante qui soit.

Ils n’ont rien compris. Ont-ils seulement écouté ? Je n’étais qu’un vermisseau, mal fagoté, sans appareil photographique ni téléphone portable à bout de bras. J’admirais en m’isolant pour jouir de la vue , méditer et m'émerveiller sans effets parasites. Je suis définitivement sorti de la compréhension de cette société. Plus je regarde mes contemporains, moins j’ai le sentiment d’être des leurs. Tout cela ne serait que peu de chose si ce comportement ne contenait le germe d’un mal profond qui va détruire le lien social. L’empathie ne passe pas par la célébration permanente de soi.

Narcissiquement leur.


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