Le scandale russe a de beaux jours devant lui

par LM
lundi 16 octobre 2006

Comme prévu, le cadavre d’Anna Politkovskaïa à peine refroidi, le Kremlin a offert à la presse une piste bidon, reprise partout, celle d’ « extrémistes ultranationalistes » qui auraient juré de « liquider » une série de « 89 personnalités » représentant pour eux des « ennemis de la Russie ». « Cette liste appelle les patriotes à prendre les armes et à l’exécuter ainsi que d’autres amis de l’étranger ». Ces informations prétendues « capitales » auraient été connues dès le mois d’août dernier. Des « extrémistes », pourquoi pas ? Ca ne mange pas de pain, ça ne désigne personne, c’est vague, et surtout ça laisse peu de chance de retrouver le coupable. Difficile quand on accuse une « mouvance », des « groupuscules », de mener une enquête sérieuse et qui ait une chance d’aboutir. Lancer ce genre d’hypothèses aux journaux permet en tout cas à Poutine de laisser penser à quelques innocents qu’il n’y est pour rien, et qu’il s’efforcera de trouver les coupables. Mais cette piste a ses faiblesses, et pas des moindres. Car si l’on peut penser, après tout pourquoi pas, que quelques extrémistes zélés aient entrepris de « nettoyer » la Russie des « traîtres à la patrie », ça sent un peu beaucoup le scénario bidon, le mauvais Navarro. Le principal problème dans tout ça, c’est qu’Anna Politkovskaïa avait déjà été victime d’une tentative de meurtre en 2004 : dans un avion, sa nourriture avait été saupoudrée de poison. Elle était tombée dans le coma et ne s’était jamais remise totalement de ce violent coup. Monsieur Poutine parlera certainement, là encore, de « regrettable incident », mais en cherchant un peu, il se souviendra que ces méthodes d’un autre temps (l’empoisonnement), il les a déjà utilisées contre l’ancien président d’Ukraine, Victor Youchenko, empoisonné par les services secrets de monsieur Poutine, de l’Ordre de la Légion d’honneur, un empoisonnement particulièrement féroce, qui défigurera sans doute à vie le leader ukrainien. A l’époque, Poutine voulait le déstabiliser, mais son forfait mal orchestré, et surtout le fait que le poison n’ait pas fait son effet, qu’il n’ait pas entraîné la mort, sera à l’origine de ce qu’on appellera la « révolution orange », qui fera finalement triompher Youchenko. Poutine était derrière cet empoisonnement, comme il devait être derrière la tentative d’empoisonnement de Politkovskaïa. Mais manifestement, le chef du Kremlin ne maîtrise pas autant le poison que les balles. Pour en finir « sans risque » avec les articles entêtés et insistants de la journaliste, il choisira finalement une volée de balles, la dernière dans la tête, pour ne pas laisser de chance au hasard. Politkovskaïa était déjà morte quand sa tête reçut le dernier projectile. Peu importe, elle se retrouvait après ce dernier coup de feu plus morte que morte. Indispensable pour un pouvoir qui n’aime pas qu’on lui rappelle ses « erreurs »(le théâtre de Moscou en 2002, Beslan en 2004) et qui n’aime surtout pas qu’on lui rappelle chaque semaine, ou presque, à longueur d’articles documentés et précis, informés et irréfutables,qu’il mène depuis de trop longues années une guerre inutile, sanglante et archaïque enTchétchénie. En France, seul André Glucksmann, inlassablement, vient sur les plateaux télé, écrit des livres noirs, pour rappeler combien ce qui se passe en Tchétchénie est « dégueulasse », et que le silence de l’Occident est « scandaleux ». Il a raison, Glucksmann, raison de dire ce qu’il écrit, raison de le répéter, raison d’ennuyer tout le monde avec ce combat-là. Raison, surtout, de pointer du doigt monsieur Poutine. Mais ici, en France, pays du droit de l’homme à ne pas nier le génocide arménien, ça ne passe pas bien, de critiquer ainsi Moscou et son grand homme. Ici, on déploie toujours de longs tapis rouges pour recevoir le visage taillé à la serpe du leader « post-soviétique ». Ici, on ne considère pas monsieur Poutine comme un « criminel de guerre ». Pourtant, c’est bien cet homme qui veut « traquer les Tchétchènes jusque dans les toilettes », pour parler poliment. C’est bien lui qui donne aux soldats l’ordre de débusquer les « terroristes », quels qu’ils soient, et de les faire avouer, qu’ils aient quelque chose à se reprocher ou non. « Poutine a dit, regardez bien, de tous les côtés ». C’est un soldat qui parle ainsi, dans le dernier reportage, inachevé, jamais bouclé de Politkovskaïa. Alors ils regardent de tous les côtés, et de tous les côtés, ces hommes qu’ils voient, jeunes ou moins, ce ne sont pour eux que des terroristes. Alors ils les attrapent, les torturent, sauvagement, jusqu’à ce que mort (à défaut d’aveu) s’ensuive. Poutine est derrière leurs gestes, derrière leurs violences, derrière leur sauvagerie. Sans se « salir les mains », il est incontestablement à l’origine de cette longue,minutieuse et patiente boucherie qu’ils opèrent depuis de trop longues années. La Tchétchénie,c’est le tatami de Poutine, sur lequel il se défoule, de coups défendus en coups défendus. Et on laisse faire. Glucksmann a raison, cent fois raison : tout le monde s’en fout. Cen’est pas « on regarde mais on ne fait rien », c’est « on ne regarde même pas ». Cachez ce massacre que l’on ne saurait voir. Rien ne passe, ni le désespoir des mères russes, ni celui des mères tchétchènes. Les premières ne voient pas revenir leurs enfants soldats, les autres voient disparaître leurs fils, leurs filles, sans plus de nouvelles que la mention de quelques fosses communes, et encore, si on les trouve un jour, si on les cherche un jour. La Tchétchénie est ailleurs, et nous n’y sommes pas. C’est tout. Ce n’est pas qu’on ne sache pas, de nombreux reportages existent, sont diffusés, et certains journalistes russes osent encore aller sur place faire leur travail. Mais pour combien de temps ? Et pour finir dans quelle cage d’escalier ? Le corps criblé de combien de balles ? Certains ont écrit que la mort d’une journaliste n’était pas un fait rare, que nombreux sont les faiseurs d’info. qui meurent sous les balles chaque année. C’est vrai. Mais Anna Politkovskaïa, journaliste russe, est un symbole. Le symbole d’un grand pays, la Russie, dirigé par un homme que Jacques Chirac a décoré comme un « grand » récemment, mais qui manifestement ne mérite pas le qualificatif de « démocrate ». En témoigne cet extrait d’un article traduit dans le dernier numéro de Courrier international, un article écrit par Llia Milshtein, paru sur le site Graniu.ru : « On n’est pas en 1937, nos amis sont tous en liberté, certains sont encore vivants, les restaurants sont pleins et proposent une abondance de mets. Malgré tout, l’air que l’on respire évoque celui d’un dépotoir. On n’a plu d’oxygène. La haine généralisée est si lourde, la douleur, la peur et le désespoir ont à ce point envahi les cœurs que l’on attend la prochaine explosion et l’on se demande où elle va avoir lieu. Le moindre prétexte suffirait à mettre le feu aux poudres. La rage animale qui s’est emparée de notre pays est inexplicable. » A ce terrible tableau, il manque bien sûr une touche de pétrole et un fond de gaz, qui ne sont pas pour rien dans la contemplation bienveillante des uns et dans la complaisance forcée des autres. Le scandale russe a de beaux jours devant lui.


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