Un décret très contestable sur le fonctionnement de la justice administrative
par Isabelle Debergue
vendredi 4 août 2006
Le fonctionnement de la justice administrative française avait été mis en cause depuis cinq ans par une succession de condamnations émanant de la Cour Européenne des Droits de l’Homme. La question litigieuse étant celle de la présence du commissaire du gouvernement au délibéré, que la Cour de Strasbourg juge contraire au principe du procès équitable. Si cette situation a duré si longtemps, c’est qu’un réel problème se pose dans la mesure où les instances françaises ne semblent pas vraiment admettre une telle interprétation du droit. Le décret paru le 3 août n’apparaît pas de nature à régler définitivement ce contentieux, en tout cas par rapport à ce que les justiciables peuvent considérer comme leur intérêt légitime.
Le jeudi 3 août, le Journal Officiel a publié un décret (2006-964 du 1er août 2006) modifiant la partie réglementaire du Code de justice administrative. Ce décret entend notamment, en théorie, tirer les conséquences de l’arrêt Martinie de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) que j’avais commenté dans mon article du 25 juillet. Malheureusement, ce que je craignais semble se réaliser : le gouvernement cherche apparemment à "appliquer le moins possible", si j’ose dire, l’esprit de l’arrêt de la CEDH.
Pour la CEDH, le commissaire du gouvernement, magistrat censé exposer publiquement et de manière indépendante son point de vue sur l’affaire à la fin de l’audience, ne doit pas être présent au délibéré de la formation de jugement de la juridiction administrative. C’est le sens de l’arrêt Kress de juin 2001 rappelé très clairement par la CEDH avec l’arrêt Martinie d’avril 2006, au milieu d’une série de condamnations de la France pour avoir refusé d’admettre ce principe. La Cour estime qu’ayant exprimé en public une opinion sur l’affaire, le commissaire du gouvernement ne peut plus être regardé comme impartial et ne doit pas pouvoir influencer, fût-ce par sa "seule présence", le déroulement du délibéré. Comme exposé dans mon article du 25 juillet, le juge français de la CEDH et les autorités françaises ont toujours exprimé des réticences envers le principe ainsi énoncé. Il était à craindre que l’application chez nous de cette jurisprudence de la Cour européenne ne se heurte encore à des difficultés. Tel semble bien être le cas, au vu du décret 2006-964.
Le Conseil d’Etat avait proposé aux syndicats de la juridiction administrative des formulations de l’article R 731-7 du Code de Justice Administrative rendant "optionnelle" la question de la participation du commissaire du gouvernement au délibéré. L’idée étant que, pour se conformer à la jurisprudence de la CEDH, il suffirait de permettre aux parties, si elles le jugent nécessaire, de s’opposer à la présence du commissaire du gouvernement au délibéré. Malgré le peu de succès de ces propositions, Pascal Clément avait soumis début juillet une formulation de ce type au Conseil Supérieur des Tribunaux Administratifs et des Cours Administratives d’Appel (CSTACAA) qui ne l’a pas acceptée et qui, à la place, a adopté le texte beaucoup plus simple et clair : "La décision est délibérée hors la présence des parties et du commissaire du Gouvernement". Cette formulation a prévalu pour les Tribunaux Administratifs et les Cours Administratives d’Appel. Mais, pour le Conseil d’Etat, le décret 2006-964 prévoit que : "Sauf demande contraire d’une partie, le commissaire du Gouvernement assiste au délibéré. Il n’y prend pas part". Une telle formulation paraît difficilement compatible avec l’exercice réel du droit des justiciables français à un procès équitable, tel que garanti par l’article 6.1 de la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales et interprété par la CEDH.
Si on part du critère énoncé par la CEDH, à savoir que la présence du commissaire du gouvernement au délibéré est contraire au principe du procès équitable, alors le texte précité du décret du 1er août revient à écrire en somme que le procès est équitable si une partie en fait la demande expresse, mais qu’en France le contraire est la règle. Pour obtenir le respect effectif de ce droit fondamental par l’absence du commissaire du gouvernement du délibéré, le justiciable devra "se faire remarquer" avec une démarche ad hoc que tout le monde n’osera pas entreprendre. Il pourra même, de ce simple fait, apparaître comme un "contestataire", si ce n’est comme un "meneur". Difficile, pour le moins, de concilier une telle situation avec ce que le citoyen peut considérer comme les bases de l’Etat de droit.
De surcroît, la plupart des recours auprès du Conseil d’Etat nécessitent le ministère d’un avocat aux Conseils. Je n’ai trouvé sur le site de l’Ordre des avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de Cassation aucun communiqué s’exprimant sur l’application en France des principes définis par les arrêts Kress et Martinie. On y remarque, en revanche, une communication du Président de l’ordre intitulée : "La non-admission des pourvois devant la Cour de cassation" prenant la défense de l’actuelle procédure éliminatoire de la Cour de Cassation (voir mon article du 28 juillet) en réponse à "un hebdomadaire satirique". Rien n’annonce qu’une corporation aussi proche des conseillers d’Etat et de la haute magistrature que celle des avocats aux Conseils réclamera par principe l’application stricte des jurisprudences Kress et Martinie de la CEDH, alors que le Conseil d’Etat avait de son propre chef proposé des textes analogues à celui qu’instaure à présent, pour sa Section du Contentieux, le décret 2006-964.
Qu’adviendrait-il si, de manière consensuelle, les avocats aux Conseils en arrivaient à juger superflu d’indisposer les magistrats du Conseil d’Etat par un rappel de l’arrêt Martinie ? L’exercice effectif du droit garanti du bout des lèvres aux justiciables par la nouvelle mouture de l’article R. 731-7 risquerait de devenir quelque chose qui "ne se fait pas, sauf circonstances exceptionnelles". Ce qui équivaudrait à assimiler à une sorte de récusation du commissaire du gouvernement cette simple application du droit des parties à un procès équitable.
Quoi qu’il en soit, il est à craindre que la rédaction de l’article R 731-7 instaurée par le décret 2006-964 ne puisse s’avérer de nature à générer une pression tacite à l’égard des avocats et des justiciables. On se trouverait alors aux antipodes des considérants des arrêts Kress et Martinie qui évoquent rien de moins que l’intérêt supérieur du justiciable. Un intérêt supérieur peut-il être valablement protégé par des droits optionnels et marginaux avec des modalités d’exercice quasiment à risque ? Mais il faudrait d’abord savoir si les institutions françaises admettent l’idée d’un intérêt supérieur du justiciable. Dans un article de l’Express du 21 février 2005, un avocat français déclare : "Le droit public étant en soi défavorable à l’administré, parce que l’intérêt général se doit d’être supérieur à l’intérêt particulier, les tribunaux administratifs avaient besoin de démonstrations d’indépendance pour améliorer leur image". Et pourquoi le droit public devrait-il être "défavorable à l’administré" ? Une telle conception ne revient-elle pas à identifier l’Etat avec les fonctionnaires influents qui le gèrent ? Car autrement, on ne voit guère où réside l’intérêt général dans une lecture du droit public qui, étant défavorable à l’administré, ne pourrait qu’encourager les dysfonctionnements des administrations.
C’est pourquoi, si on va au fond de choses, c’est bien d’une question de démocratie qu’il s’agit, comme je l’avais souligné dans mon article du 25 juillet.
Le problème de l’application conséquente de la jurisprudence de la CEDH concernant le fonctionnement de la Section du Contentieux du Conseil d’Etat devient alors politique et devrait d’être pris très au sérieux. Car il en va en réalité de l’idée que nos institutions se font sur la place du citoyen et de l’individu dans la société française du début du XXI siècle. Si le débat sur une question de prérogatives du magistrat qu’est le commissaire du gouvernement étouffait finalement la cause supérieure qu’est l’intérêt légitime du justiciable, alors la responsabilité du monde politique serait en cause. D’autant plus qu’un intérêt légitime général doit être garanti d’office, et pas par une sorte d’exception facultative comme le fait le décret du 1er août 2006.