La citoyenneté européenne : une citoyenneté non vécue et encore incomplète

par Eclairement
lundi 28 avril 2008

“Après avoir fait l’Europe, nous devons faire maintenant des Européens », affirmait récemment Bronislaw Geremek (Visions d’Europe, 2007). C’était déjà l’objectif de la création de la citoyenneté européenne il y a maintenant quinze ans. Celle-ci avait en effet pour but de favoriser l’identification des citoyens à l’Union européenne et de développer une identité européenne. Il s’agissait de rapprocher l’Europe de ses citoyens et de les associer à la vie politique européenne.

Aujourd’hui, quinze ans après, le bilan est mitigé. L’UE souffre toujours d’un double déficit. D’abord un déficit d’image : l’UE est souvent vue comme une institution technocratique et uniquement économique. Un déficit démocratique ensuite : malgré la création de la citoyenneté européenne et l’amélioration progressive de la participation politique des citoyens aux institutions européennes, celles-ci sont toujours accusées, à juste titre, de ne pas être pleinement démocratiques. En effet, le fonctionnement de l’UE reste en grande partie intergouvernemental.

Une création du traité de Maastricht

Depuis le traité de Maastricht (1992), tout citoyen d’un État membre de l’UE est aussi un citoyen européen : "Est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un État membre". Cette nouvelle citoyenneté se superpose aux citoyennetés nationales, comme le précise le traité d’Amsterdam (1997) : “La citoyenneté de l’Union complète la citoyenneté nationale et ne la remplace pas”.

Le concept de citoyenneté européenne n’est pas nouveau. Il a été promu depuis les années 1970, afin de créer une “Europe des citoyens” en réaction à l’“Europe des marchands” qui s’est construite depuis 1958. La première élection du Parlement européen au suffrage universel en 1979 a été une étape décisive. Avant cela, l’assemblée parlementaire européenne, créée en 1958 et renommée Parlement européen en 1962, était composée de délégués issus des parlements nationaux des pays membres.

Un statut juridique, source de nouveaux droits

Comme les citoyennetés nationales, la citoyenneté européenne est avant tout un statut juridique. À ce titre, elle octroie un certain nombre de droits et de libertés : droit de circulation, de résidence et de travail dans l’UE, droit de vote et d’éligibilité aux élections locales et européennes dans les autres pays membres. Les citoyens européens bénéficient aussi de la protection diplomatique ou consulaire des autres États membres dans un pays tiers. Enfin, tout citoyen européen a le droit de soumettre une pétition au Parlement européen ou d’envoyer une plainte au Médiateur européen sur la mauvaise administration de l’une des institutions de l’UE.

L’exercice de ces droits est cependant assorti de certaines conditions et limitations. Les citoyens européens doivent justifier de ressources suffisantes pour s’installer dans un autre État. Ils peuvent être fonctionnaires dans leur État de résidence, mais uniquement pour des emplois ne mettant pas en jeu sa souveraineté nationale. Enfin, le droit d’éligibilité est limité : les citoyens européens peuvent être élus conseillers municipaux, mais pas maire ou adjoint.

L’octroi de ces droits constitue une véritable avancée dans la constitution d’une identité européenne commune. En effet, le droit de vote, même limité aux élections locales et européennes, constitue une brèche importante dans le lien traditionnel entre citoyenneté (droit de vote et d’éligibilité) et nationalité. Les ressortissants communautaires sont les seuls étrangers à disposer, en France, du droit de vote et d’éligibilité aux élections locales.

Malgré cela, la citoyenneté européenne est incomplète. Elle octroie des droits et des libertés, mais elle ne définit aucun devoir, contrairement à la citoyenneté française (respect des lois et paiement de l’impôt par exemple). Elle donne des droits politiques aux membres de l’UE résidant dans un autre pays membre. Mais s’ils ne sont pas considérés comme des étrangers, ils n’ont pas non plus les mêmes droits que les nationaux du pays où ils résident. Un Français résidant en Espagne, même depuis 20 ans, n’aura pas le droit de voter aux élections législatives à moins de demander la nationalité espagnole.

Un mode d’attribution national, et pas européen

Un deuxième problème vient du mode d’attribution de la citoyenneté européenne. Les individus n’y accèdent qu’au travers de leurs États : le fait d’être Français confère automatiquement la citoyenneté européenne. Il n’est pas possible à un ressortissant d’un pays extra-communautaire résidant dans l’UE d’en faire la demande, celle-ci n’ayant aucune compétence pour l’accorder.

La citoyenneté européenne n’a donc aucune autonomie par rapport à la citoyenneté nationale : tout citoyen des 27 en bénéficie automatiquement sans la demander ; à l’inverse, elle ne s’octroie pas. La définition de la nationalité demeure donc la prérogative exclusive des États. Ce sont eux, au final, qui décident qui est Européen et qui ne l’est pas. Comment parler alors d’une citoyenneté européenne, si celle-ci est attribuée nationalement, pays par pays ?

Citoyenneté et Europe politique

Le statut de citoyen européen est donc un statut intermédiaire entre le statut des nationaux et celui des étrangers hors UE. Cela paraît incompatible avec l’idée même de citoyenneté, qui suppose l’égalité des droits, libertés et devoirs entre les citoyens. Une vraie citoyenneté européenne devrait garantir à tous les mêmes droits. Elle devrait être supranationale, et pouvoir être accordée aux étrangers non originaires de l’Union.

Pour Jean-Jacques Rousseau, "Le citoyen est un être éminemment politique qui exprime non pas son intérêt individuel, mais l’intérêt général" (Le Contrat social). Cela pose la question de la construction de l’Europe politique et sociale, après celle de l’Europe économique. Tant que l’Europe ne prendra pas en main les sujets qui touchent directement les gens, elle ne pourra espérer susciter l’adhésion des citoyens. Pour que le citoyen européen existe et se sente exister, il faut que l’Europe traite des questions qui le concernent : protection sociale, santé, éducation, chômage, impôts, etc.

Enfin, dernier point et sans doute le plus important : à la différence de la citoyenneté nationale, la citoyenneté européenne ne donne pas le sentiment d’appartenir à une même communauté, politique, historique et culturelle. C’est précisément cette identification et cette appropriation qui manquent à l’Europe, perçue comme une entité désincarnée.

Une citoyenneté non vécue

Que signifie en effet la citoyenneté européenne quinze ans après sa création, pour les Européens eux-mêmes ? En France, pour la plupart des gens, absolument rien. Car, contrairement à la citoyenneté française, la citoyenneté européenne n’a aucune existence concrète en France. La plupart des droits qu’elle accorde ne trouvent de traduction qu’à l’étranger. À l’inverse, pour qui ne voyage pas, la citoyenneté européenne est vide de sens. Aucune mention de l’Europe sur la carte d’identité française, contrairement au passeport. La citoyenneté européenne n’est pas vécue au quotidien et beaucoup de gens ne savent même pas qu’elle existe. Elle subit ici la concurrence de la citoyenneté et de l’identité nationales. Face à elles, elle est toujours seconde et secondaire.

Une absence d’appropriation symbolique et historique

Ce qui manque le plus à la citoyenneté européenne, c’est probablement la signification symbolique et historique. Par exemple, la citoyenneté française est la manifestation d’une identité culturelle et d’une histoire communes. Ainsi, en France, l’événement fondateur de la conscience nationale est la Révolution française. C’est elle qui a transformé les sujets du roi en citoyens, acteurs de la vie politique. Les citoyens partagent l’héritage de moments essentiels tels que la Révolution, les guerres mondiales, l’Occupation ou la Résistance. Ce lien avec l’Histoire se manifeste dans des symboles (hymne, drapeau), des événements historiques fondateurs (prise de la Bastille) et des personnages (Napoléon). Cet héritage est transmis de génération en génération par l’intermédiaire de l’école, qui a joué un rôle fondamental dans la construction de l’identité du citoyen français.

Dès les années 1930, l’intellectuel français Julien Benda appelait à construire un système de valeurs européen car “L’Europe ne sera pas le fruit d’une transformation économique voire politique [...] elle exigera, comme la nation, la mise en œuvre d’un élément d’irrationalité, de mysticité, de religion” (Discours à la nation européenne, 1933). Il préconisait un grand effort de la part des éducateurs pour promouvoir une éducation européenne. Il insistait également sur la nécessité de créer une mythologie historique européenne (mythes, images d’Épinal et héros européens) comme l’avaient fait les nations, pour permettre aux Européens de s’identifier à l’Europe, de l’incarner dans des figures concrètes.

Des efforts ont été faits dans ce sens, pas vraiment couronnés de succès. Qui sait par exemple que la journée de l’Europe est le 9 mai, en référence au 9 mai 1950, jour où Robert Schuman a présenté publiquement le projet de CECA, début de l’intégration européenne ? L’Union européenne s’est aussi dotée d’un hymne et d’un drapeau en 1986. Ces tentatives relativement récentes n’ont pas vraiment porté leurs fruits. Le moins qu’on puisse dire est que le 50e anniversaire du Parlement européen le mois dernier n’a pas soulevé l’enthousiasme populaire !

En conclusion, la citoyenneté européenne est encore une citoyenneté embryonnaire, qui laisse un goût d’inachevé. Elle souffre de se trouver en concurrence avec les citoyennetés nationales, construites depuis longtemps. Malgré tout, bien qu’imparfaite et incomplète, elle contribue quand même à rapprocher les Européens. Peut-être faut-il juste laisser du temps au temps, laisser à l’identité européenne le temps de se faire une place à côté des identités nationales et régionales. Après tout, les nations ne se sont pas faites en un jour.


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