Ankara et le « Grand Jeu » dans le Caucase : diplomatie stratégique et fragilités intérieures
par Olivier
lundi 23 juin 2025
Alors que la Russie recule dans le Caucase, engluée dans la guerre en Ukraine, la Turquie avance ses pions avec méthode et discrétion. En se positionnant comme médiatrice entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan et en consolidant ses alliances régionales, Ankara redéfinit l’équilibre stratégique autour de la mer Noire. Ce tournant diplomatique contraste toutefois avec une situation intérieure fragile, marquée par une contestation politique persistante et une économie encore convalescente malgré des signes d’amélioration. Un jeu d’équilibriste pour Recep Tayyip Erdoğan, entre ambitions régionales et attentes sociales.
Alors que la Russie se replie, épuisée par son conflit en Ukraine et minée par son affaiblissement diplomatique, la Turquie s’impose comme un acteur incontournable de la recomposition géopolitique du Caucase et de la mer Noire. À travers une série d’initiatives diplomatiques ciblées, Ankara parvient à éroder progressivement l’influence russe dans un espace que Moscou dominait encore récemment.
La rencontre du 20 juin 2025 entre Recep Tayyip Erdoğan et le Premier ministre arménien Nikol Pachinian à Istanbul symbolise cette bascule régionale. Abordant la normalisation entre la Turquie et l’Arménie, la paix avec l’Azerbaïdjan et la stabilité du Caucase, cette réunion marque la montée en puissance d’Ankara comme médiateur central. Moscou, jadis incontournable, est désormais cantonné au rôle d’observateur, marginalisé par son inaction lors de l’offensive azérie de 2023 au Haut-Karabakh.
En se positionnant comme arbitre entre Erevan et Bakou, la Turquie renforce ses liens avec l’Azerbaïdjan — partenaire militaire et énergétique clé — tout en s’ouvrant à une Arménie désillusionnée par l’inaction russe. Même sans ouvrir officiellement sa frontière avec l’Arménie, Ankara affiche sa capacité à désamorcer les conflits régionaux, gagnant en crédibilité vis-à-vis de Bruxelles et Washington.
Cette stratégie se prolonge en mer Noire, où la Turquie, membre de l’OTAN, renforce son rôle sécuritaire face à une Russie affaiblie. Le corridor énergétique TANAP, les accords militaires avec Bakou et les médiations caucasiennes récentes traduisent cet enracinement régional croissant. La Russie ne parvient plus à imposer ses vues ni à garantir les accords passés.
Cependant, ce regain d’influence diplomatique contraste avec la fragilité persistante du contexte intérieur turc. Politiquement, Erdoğan reste sous pression. L’arrestation d’Ekrem Imamoglu, principal opposant du pouvoir, a ravivé les tensions dans une société lassée par les restrictions et l’autoritarisme croissant.
Sur le plan économique, les dernières données offrent pourtant un léger répit. En mai 2025, l’inflation annuelle a ralenti à 35,41 %, son niveau le plus bas depuis novembre 2021. Les prix baissent dans des secteurs clés comme l’alimentation, le logement ou la restauration, et l’inflation de base chute à 35,37 %, un plus bas depuis décembre 2021. Si cette amélioration reste modeste, elle pourrait redonner un souffle à une économie laminée par des années d’instabilité.
Reste que ces progrès économiques n’effacent pas les attentes sociales ni l’usure du pouvoir. Une large partie de la population continue de réclamer plus qu’un rayonnement régional : elle veut des réformes, des libertés restaurées et une vie quotidienne moins précaire.
La Turquie de 2025 s’affirme à l’extérieur comme une puissance agile, capable de supplanter la Russie dans des zones jadis verrouillées. Mais cette réussite diplomatique ne deviendra réellement durable que si elle s’accompagne d’un renouveau démocratique et économique à l’intérieur. Car, en fin de compte, ce n’est pas dans le Caucase mais dans les rues d’Istanbul, d’Ankara ou de Diyarbakir que se jouera l’avenir d’Erdoğan.