Un Pivot de la culture s’en va : Bernard (1935-2024) a tiré sa révérence

par Vincent Delaury
vendredi 10 mai 2024

Retour, en trois temps (le foot, la littérature, la mort), sur Bernard Pivot, le « Roi Lire » tant apprécié de notre Hexagone, comme endeuillé depuis sa disparition. Cet homme qui nous a fait aimer les livres a défendu avec enthousiasme, pendant plus d’un quart de siècle, la littérature à la télévision via ses cultes Apostrophes et Bouillon de culture. Ses obsèques auront lieu le 14 mai prochain dans son village de Quincié-en-Beaujolais (69, Rhône). 

Au sujet de ce portrait Polaroïd du journaliste amoureux des livres, fait le 21 avril 2004, l’année où il est entré à l’Académie Goncourt (il en sera son président de 2014 à 2019), au salon du Livre à Paris (©Photo V. D., photo principale de l’article), je me souviens d’un homme tout à fait simple, très affable, l’œil pétillant, curieux des autres, me demandant ce que je faisais professionnellement dans la vie, puis, on avait parlé, avec ce gourmet de la langue qu’était Bernard Pivot, des mots, puisque c’était l’objet de son bouquin qui sortait au même moment chez Plon (100 mots à sauver, ouvrage qui présente sous la forme d’un dictionnaire une liste de mots « menacés de disparition » selon l’auteur), au cours d'une séance de dédicaces, avec le plaisir d’avoir en bouche certains mots anciens à possiblement remettre au goût du jour, tels « argoussin, badauderie, clampin, s’ébaudir, gourgandine, jouvenceau, peccamineux, ribote, ruffian, tranche-montagne, valétudinaire et autres vétillard ». Puis, en n’ayant pas pour autant évoqué ensemble le verbe « zlataner », néologisme en référence au joueur charismatique au dos tatoué Zlatan Ibrahimović qui éclatera plus tard en se faisant connaître du grand public lors de sa séquence au PSG (2012-2016), on avait parlé foot en évoquant le côté artiste, saisir la balle au bond pour inventer un jeu nouveau, voire disruptif, chez certains grands footballeurs comme Kopa, Cruyff, Salif Keita, Pelé, Platini, Maradona, Boli, Maldini et autres Zizou, superstar de l'époque en activité, qui n’avait pas encore commis son regrettable coup de boule du 9 juillet 2006, contre l’Italien Materazzi, geste hors limites qui provoquera deux ans plus tard la défaite des Bleus lors de la finale de la Coupe du monde de football à Berlin. C’était un moment sympa, un mini bouillon de culture en somme, à la fois pointu et populaire.

Parlons peu, parlons foot

Bernard Pivot jouant au foot. Photo AFP/Eric Feferberg

Question foot, sa grande passion avec la littérature, la télévision, la bonne bouffe, le vin et les femmes, Bernard Pivot avait publié en 1980 chez Hachette Le football en vert, témoignant de son tropisme bien connu pour l’AS Saint-Etienne de la grande époque (« Ma tête est un stade où courent des dizaines de maillots verts. Vivrai-je cent ans que ma mémoire restera verte. J’admirais surtout les joueurs stéphanois comme Rachid Mekhloufi, et lorsque Saint-Etienne a entrepris la conquête de l’Europe, j’ai basculé corps et âme du côté des Verts ! ») ainsi que pour le stade Geoffroy-Guichard. En outre, l’on sait que, gamin, il avait soigné sa timidité en tapant dans le ballon rond, une passion qui jamais ne le quittera, l’arbitre d’Apostrophes et de Bouillon de culture, dont le mot préféré était Aujourd’hui, commençait chaque journée par la lecture du journal L’Équipe : avec son sourire malicieux, il affirmait que les résultats sportifs étaient les seuls chiffres stables. Pas faux !

Le foot, c’était l’une de ses passions chevillées au corps, ce « mordu » invétéré l’aimait aussi bien dans les grands stades qu’au bord d’une route, pouvant s’arrêter pour regarder quelque temps des anonymes taper dans le ballon. Jusqu’à la fin, Bernard a twitté, sur le réseau social qu’on appelle X désormais, à propos du football, sport gardant chez lui une place particulière et précieuse, afin de faire partager ses émotions, sa vista du jeu, ses mots d’esprit et ses coups de cœur. Le foot, soit dit en passant, il y avait joué, plus jeune vers l’âge de 9-10 ans (c’est son père épicier qui lui avait transmis cette passion), en tant que milieu de terrain, occupant déjà un rôle pivot, centré au carrefour du terrain, relayeur indispensable pour ses camarades et distributeur recherché de bons ballons : « Je n’étais pas doué techniquement, avait-il précisé une fois dans L’Équipe, mais j’avais une qualité, c’était la volonté, l’endurance, l’opiniâtreté. Et je dois dire que, sans le sport, je ne serais pas devenu ce que je suis. J’étais un garçon plutôt renfermé, romantique, et le football m’a donné l’esprit d’équipe, le goût de préparer et de jouer le match ensemble. Et ensuite de le commenter.  » Il était originaire de Lyon mais Saint-Etienne était sa grande passion, soutenant mordicus ce club [grand victorieux en 1976/1977 avec Platoche, Coupe de France et Coupe d’Europe des clubs champions], les soirs de gagne comme de défaite, les échecs à répétition pouvant entraîner ce club, comme n’importe quel autre, dans l’ombre et la lose de la deuxième division.

En 1976, il racontait, toujours à L’Équipe, concernant la fameuse « finale des poteaux carrés » en raison des deux tentatives qui touchent les cages par deux fois de Bathenay et Santini : « J’ai pris l’avion pour aller voir la finale des Verts contre le Bayern le 12 mai 1976, à Glasgow… Ça a été un bordel pas croyable après le match, on est partis à 3 ou 4 heures du matin. J’étais évidemment très chagrin, mais au lieu de ressasser la douleur et les tirs sur la barre transversale, je lisais un livre pour l’émission suivante. C’était un livre de Paul Guimard qui s’intitulait Le Mauvais Temps... » Pour L’Express cette fois-ci (je précise au passage que, concernant les exemples cités, je les puise en grande partie dans le papier fort bien documenté, anglé foot, signé Jean-Julien Ezvan, Le supporter des Verts, in Le Figaro du 7 mai 2024, p. 36, #24790), et alors qu’il avait été en 1986 consultant pour Antenne 2 afin de couvrir la Coupe du monde au Mexique, Pivot avait raconté un soir de déluge lors du match épique URSS-Belgique : « À la mi-temps, il faisait encore beau, et l’URSS menait logiquement 1-0. Au retour des vestiaires, les Belges ont égalisé, juste avant que n’éclate un orage. Pas n’importe quel orage : un orage mexicain, avec du vent, des trombes d’eau. Les spectateurs, qui n’étaient pas abrités, ont déserté le stade. L’eau emportait tout, jusque dans notre loge de commentateurs : les postes de contrôle, nos notes… Bizarrement, nos micros ont continué à fonctionner et nous avons poursuivi notre retransmission… sous des torrents liquides, qui dévalaient en cascade des tribunes au-dessus. Finalement, la Belgique l’a emporté par 4 buts à 3, après prolongation. Cette victoire était un peu la nôtre – Les Belges sont nos cousins -, et j’avais imaginé à l’antenne que le roi et la reine, de joie, se mettaient à embrasser tous leurs gens, les palefreniers, les servantes… Un couple si distingué ! Les commentaires de mon commentaire, dans la presse belge, le lendemain, ont heureusement été indulgents. On l’a même trouvé sympathique. »

Enfin, le foot et les mots, alors qu’il avait pris un vif plaisir à partager ses deux passions, ce sport et la littérature dans un numéro spécial d’Apostrophes (« Du temps de cet Apostrophes, avait-il précisé sur Twitter en 2018, quelques intellectuels de gauche et de droite jugeaient incompatibles l’animation d’une émission littéraire et l’amour du football. Les temps ont bien changé », en effet le mensuel stylé So Foot s’inscrit depuis assurément dans cet héritage), l’on raconte que l’animateur télé avait vivement regretté de ne pas les avoir unis quand il était tombé un jour de 1987, dans Libé, sur une interview inattendue de Michel Platini et Marguerite Duras : « J’ai été d’une jalousie épouvantable, dixit Pivot dans L’Equipe. Pourquoi je n’ai pas eu cette idée ? Je connais Platini. Je connais Duras. Pourquoi je ne les ai pas rassemblés ? Je me suis dit : ‌"T’es pas bon." Ça paraissait incroyable de les réunir. Ça n’a pas donné un dialogue extraordinaire, mais l’idée était géniale. »

Glouglou... En 1978, moment culte, dans « Apostrophes », l’écrivain américain Charles Bukowski, après avoir vidé en direct trois bouteilles de Sancerre, quittera le plateau

Ce supporter des Verts à vie disait aussi : « Je rêve d'un match de foot où l'on ne ferait pas de passes au gardien », Bernard Pivot voulait toujours du mouvement. Du mouvement, et des engueulades, joutes verbales, coups de théâtre et piques mémorables, ainsi que de longs silences qui en disent long (comme avec Duras, au phrasé poseur si particulier et envoûtant), le tout dans une ambiance brouillonne, parfois survoltée, où l’on fumait beaucoup sans se soucier du voisin, comme chez Polac, et où l’on picolait en direct devant les caméras. De Serge Gainsbourg, fumeur de havanes, insultant méchamment le « blaireau » Guy Béart, celui-ci ne considérant pas la chanson populaire comme un art mineur - je lui donne raison -, à un Charles Bukowski, l’auteur sulfureux du Journal d’un vieux dégueulasse complètement bourré quittant en titubant le plateau, via en 1978 le cultissime « Bukowski, ta gueule, tu nous enquiquines » de Cavanna, en passant par Vladimir Nabokov, qui avait demandé qu’on mette en douce du whisky dans sa théière, on a beaucoup connu cette agitation collective d'idées, en tant que téléspectateurs accros du vendredi soir, dès 21h40 sur Antenne 2, et ce avec pour entame du Rachmaninov, via son émission phare Apostrophes (1975-1990), diffusée après Les Brigades du Tigre, sans oublier plus tard la tout de même plus sage, et un tantinet plus bourgeoise, Bouillon de culture (1991-2001). Puis, in fine, Double jeu, entre janvier 2002 et décembre 2005, diffusée sur France 2 et TV5.

Quid de la littérature à la télé ?

Un pivot ? Définition du Larousse, dico d'or pour Pivot : « Ce sur quoi tout repose ». Avec, pour synonymes possibles, âme, axe, base, centre, cheville ouvrière, clef de voûte, pilier, soutien. C’est tout Bernard Pivot, ça ! Notre Roi Lire national, star des libraires déjà tant regrettée. « Il rend intelligent même les plus sots/C’est Bernard Pivot », a chanté Pierre Perret. Avec Apostrophes, lancé le 10 janvier 1975, émission littéraire à succès - 724 numéros diffusés au total ! - vendant des livres, Pivot, l’ami à vie des libraires, qui réunira entre 2,5 millions et 6 millions de téléspectateurs au milieu des années 1980 (au Monde en 2016, Pivot précisait : « Nourri de l’expérience d’‌"Ouvrez les guillemets", j’ai construit ‌"Apostrophes" à l’opposé, c’est-à-dire autour d’un thème d’actualité et sans chroniqueurs. Contrairement à la légende, l’émission a marché tout de suite »), on a connu, par son intermédiaire, l’ivresse des grands auteurs, artistes et écrivains ; en 1976, l’animateur culturel, médiateur hors pair et passeur généreux, sans cultiver la moindre morgue, avait confié à Télérama avoir conçu Apostrophes comme un « magazine d’idées à partir des livres. »

Sur le plateau de l’émission « Apostrophes » du 30 novembre 1979, Pivot recevait (de gauche à droite), Pierre Emmanuel, Victor Vasarely, Karl Heinz Stockhausen et Maurice Béjart. Photo Jean Lenoir via Bestimage
le chanteur et comédien Yves Montand chez Pivot, le 24 avril 1987. Photo Gérard Letellier via Bestimage

Que de grands noms qui défilaient à la téloche, n’en jetez plus ! Raymond Devos, Georges Brassens, Yves Montand, Marguerite Yourcenar, Marguerite Duras, Julien Green, Georges Simenon, Romain Gary, Alexandre Soljenitsyne (c’était sa plus grande fierté, avoir interviewé cet écrivain soviétique dissident (1918-2008), diffusant au plus grand nombre sa connaissance du goulag, certainement le plus tragique de ses invités, le poids lourd de l’Histoire aidant), Gabriel Matzneff (ouille, avouons-le, un faux pas, lorsque cet auteur pédophile fut courageusement attaqué par l’auteure québécoise Denise Bombardier, l’animateur se rangea du côté des rieurs, le qualifiant trop légèrement de « collectionneur de minettes  », mais Pivot reconnaîtra son erreur plus tard), le sinologue Simon Leys, Jorge Semprun, Milan Kundera, Claude Lévi-Strauss, Umberto Eco, Dany Laferrière, Max Gallo, Valéry Giscard d’Estaing parlant de Maupassant (« J’aurais bien aimé être Flaubert ou Maupassant »), Jean-Marie Le Clézio, Jean d’Ormesson, Patrick Modiano (futur Prix Nobel), Philippe Sollers, Pascal Bruckner, Pierre Assouline, Erik Orsenna, Christine Angot, Amélie Nothomb, Virginie Despentes, etc. Liste non-exhaustive bien sûr, quel name dropping ! Désolé, Pivot, pour l'anglicisme.

Gainsbarre, en roue libre, « se faisant » Guy Béart dans un « Apostrophes » consacré à la chanson française, le 26 décembre 1986

Formidable intervieweur ou plutôt questionneur (ne pas oublier qu’en 2012, son autobiographie romancée, chez Nil Editions, s’intitulait Oui, mais quelle est la question ?, le livre mettait en scène un journaliste atteint de « questionnite »), Pivot, non sans humour, disait : « On dit - "Au commencement était le verbe." Mais non - "Au commencement, était la question." C'est ainsi que la terre est en expansion, le questionnement multiplie et le monde s'arrêtera peut-être quand il n'y aura plus de réponse à la dernière question.  » Il fallait cependant que l’interrogation ne soit pas, pour autant, un interrogatoire. Avec son talent il fut sans aucun doute, comme le disait l’écrivain Pierre Nora (92 ans au compteur), très élogieux à son égard, « l’interprète de la curiosité publique  ». De son côté, Bernard Pivot, homme cathodique d’expérience ayant indéniablement le sens du rythme et de la répartie, disait qu’une émission culturelle « doit être sensass mais pas sensationnaliste.  » À préciser d’ailleurs que ce Pivot bateleur, un tantinet homme de spectacle, n’avait pas que des louangeurs, loin s’en faut, à propos de son « Cercle des poètes disparus » qu’était Apostrophes, battant parfois des records d’audience sur Antenne 2. À commencer par le philosophe Gilles Deleuze qui, dans L’Autre journal, en 1985, fulminait : « C’est terrible ce qui se passe à Apostrophes. C’est une émission de grande force technique, l’organisation, les cadrages. Mais c’est aussi l’état zéro de la critique littéraire, la littérature devenue spectacle de variétés. Pivot n’a jamais caché que ce qu’il aimait vraiment, c’était le football et la gastronomie. La littérature devient un jeu télévisé.  »

Pour ma part, et je pense qu’on en a tous, concernant l’émission de légende Apostrophes, de grands moments préférés, qu’ils soient fulgurances ou « petits riens », je me souviens par exemple, avec émotion, façon La joie de livres, du sketch de très haut niveau sur le sens des mots entre l’humoriste retors Raymond Devos et le linguiste Claude Hagège, Pivot savait écouter sans couper la parole (pas comme aujourd’hui où les animateurs de talkshows se la ramènent de trop via une diarrhée verbale insignifiante), ou encore de la grande pédagogie de Bernard Pivot qui, un soir en direct, avait eu un immense sourire, comme s’il aurait aimé redécouvrir lui ausssi, avec la fraîcheur du premier jour d'un adolescent, des grands classiques littéraires, en s’amusant, sans moquerie pédante, qu’un invité avouait, quelque peu honteux, n’avoir jamais lu Stendhal – « Mais quelle chance vous avez ! Vous allez découvrir pour la première fois La Chartreuse de Parme, Le Rouge et le Noir... »

Mais au fond, qui mieux que les écrivains pour parler de cet amoureux des mots et de leurs maux en termes de création littéraire ? Pour approcher L’homme qui aimait les livres, je retiens le propos récent de deux écrivains, me semble-t-il des plus clairvoyants. Tout d’abord Régis Debray, philosophe et écrivain qui s’était brouillé en 1982 avec l’animateur d’Apostrophes, ils s’étaient réconciliés depuis, nouant même une profonde amitié ; dans Le Figaro du mercredi 8 mai2024 (#24791, p.16, papier Un vieux remords, devenu ami très proche : l’hommage de Régis Debray à Bernard Pivot), cet auteur écrivait : « L’amateur de football et du point-virgule qui chérit autant l’imparfait du subjonctif que le beaujolais nouveau me paraît aujourd’hui l’exposant d’une francité qui valait vraiment la peine. L’érudition légère fuyant la pédanterie, pas franchouillarde, goguenarde, et n’en pensant pas moins. Il ne faut pas dire, paraît-il, que c’était mieux avant mais très réconfortante fut cette époque biface où l’image, grâce à ce Janus bifrons payait son dû à l’écrit. Pas besoin de sortir le mouchoir mais c’est quand vient l’hiver que l’on pense, non sans émotion, à l’automne d’une culture. Pivot restera, pour une ou deux générations, notre meilleure mémoire. »

Portrait polaroid de l’écrivain Pascal Bruckner, le 18 mars 2001, salon du Livre, Paris. ©Photo V. D.

Puis Pascal Bruckner, l’auteur du Nouveau Désordre amoureux (1977), revenant, avec émotion tout en se montrant quelque peu critique, sur un Pivot matois qui, selon lui, avait bouleversé les mœurs littéraires en rendant la littérature plus populaire (toujours dans ce même Figaro du mer. 8 mai 2024 (#24791, p.16, article Avec Apostrophes, les auteurs ont appris à devenir les comédiens de leur œuvre) : « On ne se rend pas compte aujourd’hui de l’épreuve qui consistait pour un auteur à parler de son livre devant une caméra, face à d’autres romanciers. Il fallait mettre en scène une intrigue, parler des personnages comme s’ils existaient ou défendre des idées qui étaient reçus avec scepticisme ou hostilité. La terreur était alors de ne pouvoir articuler une seule phrase, de se figer dans une sorte d’aphasie. Avec Apostrophes, les auteurs ont appris à devenir les comédiens de leurs œuvres, les metteurs en scène de leur imagination. Le plus célèbre bégaiement fut celui de Patrick Modiano en 1981 quand le romancier, face à Philippe Sollers, compara son livre d’alors aux scoubidous de son enfance. Stupéfaction de l’intéressé qui resta coi et préféra, beau joueur, en rire aux éclats. Pivot a sorti la littérature française du ghetto élitaire où elle était enfermée depuis toujours. (…) Pivot a entrepris avec cette formule [rendre les œuvres accessibles à n’importe qui] une véritable prise de la Bastille des mœurs littéraires, profanation qui en a agacé plus d’un à gauche, dont Gilles Deleuze et Régis Debray (qui finira par y passer malgré lui). Il fut pendant trois décennies durant le plus grand ambassadeur de la chose écrite, le passeur émérite qui passionna l’Hexagone. (…) Pour les auteurs, l’enjeu était considérable. Passer chez Pivot, c’était l’assurance d’une reconnaissance et de ventes considérables. Pivot a contribué de faire de la littérature un métier, au même titre que d’autres, prolongeant le geste de Beaumarchais, inventeur du droit d’auteur durant la Révolution française. Sa force ? Se mettre dans la peau de Monsieur et Madame Tout-le-Monde et interroger les écrivains avec la même fausse naïveté qu’un quidam ordinaire. Mais cette candeur était feinte : il fallait transmettre mais aussi divertir, l’émission était une émission autant qu’un spectacle. Pivot contrôlait avec une rigueur implacable la marche de son émission et tolérait mal les entorses au protocole. Si vous ne suiviez pas la règle, si vous étiez trop timide, vous étiez abandonné seul dans votre coin de misère et jamais interrogé à nouveau. N’a-t-on pas vu un historien en faire un malaise cardiaque durant l’émission qui continua sans lui jusqu’à ce qu’il se réveille de son petit coma et reprenne la parole, à peine conscient d’avoir sombré. (…) Quelles que soient la qualité et l’intelligence des animateurs actuels, il n’y aura pas à un autre Apostrophes, la formule n’est pas reproductible. Il fallait pour qu’elle marche un certain respect pour la littérature qui a disparu, une époque qui n’était pas sinistre comme la nôtre, une joute verbale de grand niveau entre gens brillants, une personnalité forte que les Français de toutes les classes respectaient : le fils d’épicier lyonnais qui livrait, enfant, ses marchandises sur un triporteur, l’amateur de beaujolais et de football, qui savait s’effacer devant Nabokov ou Marguerite Yourcenar nous laisse de merveilleux moments de grande pédagogie.  »

J’ai même frappé à la porte de Bouddha !

Puis, on l’a appris le 6 mai dernier, Bernard Pivot, après des mois de lutte contre un cancer, est mort à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine), le lendemain de son 89e anniversaire, refermant définitivement le livre de sa vie. Durant les derniers temps, marqué par la maladie, il répétait souvent : « Je ne peux pas me plaindre. J’ai mes filles, de l’argent pour payer mes soins. Je suis bien soigné. » À Paris Match, il avait confié : « Je suis resté un provincial et je serai enterré ici. Une place m’attend dans la tombe de mes parents. Ce n’est pas triste d’y penser je ne suis pas immortel. »

Alors, ici-même, j’ai parlé du passionné de foot et de l’excellent homme de télévision qu’il était, formidable équilibriste sur les plateaux télé cultivant grandement le goût des autres et jouant avec ruse les Candide, simulant souvent le grand étonnement, de nos jours Yves Calvi se la joue souvent ainsi, devant ses interlocuteurs pour mieux pratiquer l’art de la maïeutique, mais il ne faut pas oublier non plus, me semble-t-il, son amour du vin - auteur, comme on le sait, du Dictionnaire amoureux du vin, publié aux éditions Plon en 2006, 486 pp., 23€ : il a passé l’essentiel de son enfance dans ce village de la région du Beaujolais qu’est Quincié-en-Beaujolais, c’est là-bas qu’il a tout appris des cépages, au sein de cette bourgade si chère à son cœur, avec une nette prédilection pour son terroir, le Beaujolais, où sa famille s’était réfugiée pendant la guerre et où il possédait une maison ainsi qu’un vignoble d’un hectare consacré à son nectar favori. Sur les liens ineffables entre vin et littérature, lignes et vigne, Pivot notait, avec gourmandise : « Pour l’une la promesse du raisin et du vin, pour l’autre la promesse des mots et du texte. Tous les deux requièrent de l’homme beaucoup de travail. Tous les deux annoncent des plaisirs.  » Dans son dictionnaire, il ajoutait encore : « Les vignerons sont des auteurs, des artisans, des artistes. Les meilleurs signent leurs œuvres. Les vins français sont d’une diversité stupéfiante. Les plus riches du monde par la palette de leurs couleurs et la carte de leur saveur. Je ne les connais pas tous. J’en fréquente certains plus souvent que d’autres. Question de naissance, de résidence, de voyages, de vacances, d’amitiés, d’affinités, d’opportunités. Mais aucun ne m’indiffère. Les absents de ce livre de cave sans cave, de géographie viticole vagabonde et rapide, appartiennent, disons, à ma réserve. Il faut toujours avoir un écrivain et un vin à découvrir.  »

Bernard Pivot, grand amateur de vin, ici en 2016 à Lyon. Source « Le Figaro ». Son « Dictionnaire amoureux du vin » fut réédité à plusieurs reprises

En 2018, ce Lyonnais d’origine précisait au Progrès : « Je ne peux pas oublier que c’est ici, à Quincé-en-Beaujolais, dans la cave, que j’ai appris le plaisir de la conversation. J’avais 12 ou 13 ans, on descendait à la cave avec les vignerons, des amis, parfois des membres de la famille et l’on bavardait. La conversation courait d’abord sur le vin, puis partait dans tous les sens, la politique, le sport. Ce goût de la conversation, je l’ai pour ainsi dire exporté ensuite, plus tard, à la télévision. Ma carrière doit beaucoup à la cave. » 

Et, last but not least, le portrait de feu Bernard Pivot ne me semblerait pas complet si l’on n’évoquait pas, en tout dernier, l’écrivain en lui, qui s’est plutôt réalisé sur le tard, certes il avait publié son premier roman à 23 ans (L’Amour en vogue, 1959, chez Calmann-Lévy) mais c’est en critique et journaliste TV qu’il s’est d’abord, et avant tout, fait connaître du grand public. Nonobstant, sans être Victor Hugo, Stendhal ou Houellebecq, ses derniers bouquins parus, tant sur le grand âge (… mais la vie continue, 2021) que sur l’amitié afin d’en faire sincèrement son éloge (Amis, chers amis, 2022, son ultime livre), ne manquent pas d’intérêt, s’avérant très plaisants à la lecture, répondant parfaitement à ce que ce grand lecteur pensait de la compagnie des bouquins : « Quand les livres sont sympas, ils remportent - haut la main - sur toute autre créature, le titre de meilleur ami de l’homme  », sachant que le son qu’il préférait, lorsqu’il avait répondu à un Jean d’Ormesson très joueur prenant sa place, l’un des grands complices et « bons clients », de son émission, pour répondre à son fameux Questionnaire de Proust à la fin de Bouillon de culture, était « Le bruit des pages qu'on tourne quand on lit et la plume qui court sur le papier en écrivant. »

Bernard Pivot recevant le président de la République François Mitterrand dans « Bouillon de culture », le 14 avril 1995

De ses bouquins, en voici trois extraits, à savourer comme autant de bouillons de culture, donc. Dans Amis, chers amis (Allary Editions, p. 99), il écrit, sur les copains d’abord et l’avarice : « François Mitterrand n’avait jamais d’argent sur lui. Ses très nombreux amis le savaient. S’ils déjeunaient avec lui ou l’accompagnaient dans une librairie pour qu’il achète un livre, c’était à eux de payer. D’après les témoignages, il ne faisait pas semblant d’avoir oublié son portefeuille ni de manifester une coupable confusion. À force, il savait que, bien loin de se formaliser de son goût pour l’économie, ses amis – quelques-uns très riches – étaient ravis d’ouvrir leur portefeuille pour lui. Estimaient-ils que sa brillante conversation et le temps qu’il leur consacrait les dédommageaient largement ? N’était-ce pas ce que pensait aussi François Mitterrand ? Dans un groupe d’amis, il y en a toujours un ou deux qui ont un oursin dans la poche. Ce sont rarement les plus pauvres. Quelques remarques ironiques ne les encourageront pas à se montrer plus généreux. Si nous les considérons comme des rats, ils cesseront d’être de nos amis. L’amitié nous souffle que ce ne sont que des bailleurs contrariés. »

Puis, dans le texte, toujours l’auteur Bernard Pivot, cette fois-ci dans son livre (« de l’académie Goncourt  », est-il écrit sur sa couve) sur le temps qui passe et le troisième âge, entre affres de l’entropie de la vieillesse, « un naufrage » disait De Gaulle, et réconforts de la sagesse (« Profiter des avantages de la vieillesse, souligne notre bouillon/brouillon de culture en page 219 : respect, déférence, bienveillance, compassion. Ces sentiments sont souvent hypocrites. Peu importe. Il faut les exploiter à notre bénéfice  »), …mais la vie continue (paru chez Albin Michel, en 2021), écrivant ceci, dans le chapitre L’aveu (pp.139/143), sur la Grande Faucheuse : « J’ai entretenu à plaisir ma réputation d’homme au tempérament enjoué, souvent rieur, qui sait fuir les déprimes et s’évader de la mélancolie. On ne m’a jamais vu longtemps me refermer sur les deuils ou quelque défaite et rêve brisé. (…) La vérité est un peu différente de ce que je donne à voir. S’il est exact que le fond de ma nature est optimiste, je suis sujet à des crises d’inquiétude, voire d’angoisse, brèves mais profondes. Autrefois, elles étaient rares ; depuis mon entrée dans la huit dizaine d’années, elles sont plus nombreuses. Elles augmentent avec l’âge, ce qui est somme toute logique. Mais je les cache à tous, sauf à Manon [sa dernière compagne]. Parce que le privilégié que je suis n’a pas le droit, c’est une affaire de morale, de noircir le tableau en se laissant aller. (…) Y serais-je émouvant ou bourru que je perdrais ma réputation de type allègre qu’il est préférable de fréquenter pour la constance de sa bonne humeur. Je ne laisserai pas l’étalage de mes états d’âme brouiller mon image. Bien évidemment, c’est la mort qui est le thème de ces pensées anxiogènes. Blanche, spectrale, édentée, elle se tient devant un rouet. Le fil est tendu et elle a dans les mains des ciseaux. (…) Dans le grand âge, on ne peut pas ne pas penser à la mort. On y pense aussi quand on est jeune, mais en coup de vent. Elle paraît si lointaine qu’elle en devient improbable. Même quand elle s’empare d’un proche parent, on ne se sent pas directement menacé. Il y a de la marge. On a encore beaucoup à vivre. Plus tard, on verra plus tard… Plus tard est là. On ne peut pas apprivoiser la mort. Ni la snober. Elle est à la fois proche et inaccessible. Mais toujours, on le devine, à l’affût. La mort est sur le qui-vive. Impossible de l’empêcher de débouler de temps en temps dans ma tête. Surtout quand je suis un peu mélancolique à cause d’une contrariété, d’un chagrin ou d’une faiblesse de mon corps. La mort adore se glisser parmi les idées noires. Comment ne pas songer à sa propre fin quand des vieux célèbres cassent leur pipe à des âges assez proches du mien ? Aznavour, Semprun, d’Ormesson, Simone Veil, Philip Roth, Chirac, Pétillon, Bocuse, Lagerfeld, Varda, Poulidor, Robuchon, Michel Serres, Michel Piccoli, etc. À l’annonce de chacun de ces illustres décès, je ressens comme un lâchage, la perte d’une défense. Les gens simples, inconnus, ou comme moi peu connus, tiennent ces vedettes, ces stars, pour des exemples de longévité, de santé durable, d’inépuisable énergie. Des boucliers contre la mort. Et puis, un jour, une nuit, sans crier gare, pfft ! Ils ont disparu. C’est comme si on ôtait une à une les pierres d’un mur de protection. À quel âge ont-ils lâché la rampe ? Je regarde dans le journal ou sur Wikipédia. Plus jeunes que moi, je les plains ; plus vieux, je les admire. (…) Me paraissent bizarrement moins chargées de menace, les disparitions de membres de ma famille ou d’amis proches, surtout si c’est au terme d’une longue maladie. Une mort soudaine, brutale, sans signes annonciateurs, est incompréhensible et plus alarmante. (…) Au moment où j’écris cette phrase, je n’ai peut-être plus qu’une heure à vivre. À moins que ce ne soit vingt ans. Je jugerais la première issue injuste, la seconde angoissante. Car dans quel état serai-je ? (…) Contre cette sinistrose qui me tombe de temps en temps dessus, j’ai décidé de réagir. De ne plus me laisser aller à un ressassement funèbre qui finira par entamer ma joie de vivre encore. Le gentil humour des autres et le mien ne suffisent pas toujours. J’ai misé sur les philosophes. Au secours Platon, Cicéron, Epicure, Montaigne, Nietzsche ! J’ai même frappé à la porte de Bouddha. Mais philosopher sur la mort, c’est continuer de brasser de méchantes perspectives. À mon âge, apprendre à être résigné ou brave ? Bof ! En quête de sagesse, j’avais de plus en plus le teint brouillé. J’ai opté finalement pour l’évasion par le rire littéraire. Ficher le camp dans la comédie. Abandonner les idées noires pour des pensées aux couleurs chatoyantes du vivant. Alors, presque au hasard, selon des pulsions littéraires, je choisis dans ma bibliothèque un volume du théâtre de Molière, le Journal de Jules Renard, les Jeeves et Bertie de Wodehouse, quelques titres burlesques de Cami ou d’Alphonse Allais, les pamphlets de Paul-Louis Courier, un album de dessins de Sempé ou de Cabu, une Pléiade de Proust, un San Antonio, etc. Sourire agace la mort, rire l’expulse. »

Sourire agace la mort, rire l’expulse : si ce n’est pas une phrase d’auteur ça, qu’est-ce que c’est ? Allez, salut Bernard ! Vous dites assurément quelque chose de la France, du gourmet patenté à la paillardise assumée, sans jamais cependant être vulgaire. Franchement, l'expression, un brin lacrymale et ampoulée, « deuil national », vous concernant, n’est certainement pas de trop tant vous étiez devenu au fil du temps une savoureuse madeleine de Proust, nous renvoyant certes à votre propre personne, cultivée mais ô combien distrayante (je vous ai même trouvé dernièrement un air de... Mister Bean en vous revoyant plus jeune, petit rondouillard, à la téloche !), qu’à des moments de notre existence lorsque l’on se laissait bercer, et égarer, par le bateau ivre de la littérature, nous cultivant si possible des verrues sur le visage pour tenter, nous aussi, de se faire voyants. Et on vous aimait bien aussi, même quand vous nous torturiez, avec un sourire quelque peu goguenard, les lunettes baissées sous les yeux, via l'exercice de votre fameuse dictée pour tous, petits et grands, riches et pauvres, cancres et cracks, intellos et sportifs ; ce jeu télé familial, des plus fédérateurs, enthousiasmait tellement les volontaires qui s’y prêtaient, comme pour retrouver un parfum d’enfance « scolaire ». Cher Monsieur Pivot, si je peux me permettre, riez bien là-haut, au grand air, librement, et à pleins poumons, avec de bonnes lectures croustillantes en perspective et du Mozart dans les oreilles.

Portrait du présentateur télé de « La Grande Librairie » sur France 5, Augustin Trapenard, le 30 novembre 2023, galerie Tarasieve, Paris, vernissage de l’expo solo Juergen Teller, « The Myth ». ©Photo V. D.

Je laisse le mot de la fin, encore une histoire de mots, à votre digne héritier Augustin Trapenard cité dans Aujourd’hui en France n°8201 en page 7 (on oubliera au passage le lénifiant, sirupeux et peu fréquentable PPDA), parlant encore, avec exigence et sensibilité, actuellement de littérature, dont la bande dessinée, à une heure de grande écoute à la télé (dès 21h05), dans l’émission littéraire du mercredi soir sur France 5, La Grande Librairie, lancée au départ par François Busnel qui s’est désormais tourné vers le cinéma : « Je me souviendrai toujours de ses interviews. Je pense à celle de Soljenitsyne, de Nabokov ou de Marguerite Duras au moment de la sortie de L’Amant, qui est extraordinaire car elle laisse le temps. C’était aussi un artiste du temps. Je garde le combat qu’il a mené, absolument fondamental sur le service public, pour imposer ce rendez-vous littéraire et le faire perdurer. Cela représente à mon sens l’exception française. Pour moi, la France, c’est ça : la possibilité de Bernard Pivot et son succès.  » Eh oui, je pense, perso, que l’on se souviendra de Bernard Pivot, tant dans les chaumières que dans les bibliothèques, encore fort longtemps.   


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