Après 2007, la résistance sera chouette !

par Bernard Dugué
mardi 5 juin 2007

Inquiets, il y a lieu de l’être si l’on pense que Sarkozy est prêt à foncer dans une rupture transgressive aussi drastique que le laisse penser le volontarisme affiché dans ses discours. Mais cela reste largement improbable et Sarkozy appliquera sans doute quelques réformes, fiscales notamment, qui profiteront aux plus aisés, et comme le déficit budgétaire est encadré, alors les classes moyennes et les précaires devront mettre la main à la poche. Cela se fera de manière douce et insidieuse. Qui sait, un ou deux points de TVA dite sociale seront appliqués. Il faut bien financer les réductions fiscales promises. Il n’y a pas lieu d’être inquiet, le pays ne va pas se décomposer. Les uns auront plus dans l’assiette mais comme il y a assez de richesse dans ce pays, point de famine, juste des situations misérables, pas pire qu’au XIXe siècle sous Zola. Le salaire médian va baisser encore. On aurait pu rêver d’une autre société mais c’est ainsi. Le culte de l’efficacité, de la performance, de l’entreprise, de l’utilitarisme... règne, avec la tendance à l’inculte, qui ne date pas d’hier si l’on se réfère au livre devenu classique d’Alain Finkielkraut, La Défaite de la pensée, paru en 1986 ; putain, ça fait un bail ! Comme on dit dans les chaumières. En effet, quelques décennies que les tendances sont bien ancrées dans la société.

Faut-il résister à Sarkozy ? Oui si on convient que la résistance est chouette, et pas n’importe comment ; elle est chouette de Minerve. Ah, ce fameux volatile qu’un certain Hegel rendit célèbre en le transfigurant dans la Modernité pour signifier que la philosophie, la pensée, ne prend son envol qu’au terme du crépuscule, lorsque l’Histoire est déjà accomplie et que la représentation ne peut plus éclairer le vouloir car ce qui est voulu a été réalisé pour l’essentiel. Nous voilà, citoyens français, condamnés à résister en écoutant les cris de la chouette ou mieux encore, à donner de la voix à la chouette, seul antidote rassérénant le cœur après que tant de voix ont été données au président surfant sur la tendance. Ne soyons pas naïfs quant à l’impact des chouettes. Il y a deux mondes, qui sont en correspondance, entrelacés mais aussi déliés. La philosophie peut bien penser, elle ne rencontrera pas le monde de l’action et de l’activisme économique et gouvernemental. Comme dans Antigone de Sophocle, deux destins se font face mais ne se confrontent pas véritablement. Créon se réclame de la cité, sous l’égide du Panthéon, alors qu’Antigone incarne des lois divines plus hautes. Sarkozy se prépare à achever la révolution pragmatique, mondiale, économique, consignée par la loi de l’ordre des désirs et du désir d’ordre. La pensée se réclame d’une autre loi, plus haute, celle de la spiritualité, la vérité, l’esthétique, l’éthique. Alors, nous les chouettes, nous avons une devise. Si nous ne pensons pas, le monde va à sa perte, si nous pensons, le monde ira aussi à sa perte, alors pensons, car, au moins, nous aurons accompli notre destinée d’homme pensant.

Evidemment, le mot perte ne signifie pas que le monde va s’autodétruire, simplement y aller de sa tendance, avec un coup d’accélérateur, mais rien de plus. Quelle est cette tendance ? Nous en avons déjà parlé. Juste une précision sur cette notion qu’on trouve employée d’une manière édifiante dans quelques textes d’Aristote. « le choix délibéré est ou bien l’esprit animé par la tendance ou bien la tendance éclairée par la réflexion, et c’est là un principe humain » (Ethique à Nicomaque, VI, II, 6). Ce propos est des plus éclairants. Selon Aristote, un choix se détermine selon deux dispositions, l’une de l’esprit qui éclairé par la tendance, s’anime et l’accompagne, l’autre accordant la primauté à la réflexion qui, par son éclairage, est susceptible d’orienter la tendance. On aura reconnu dans la première proposition le projet de Sarkozy, frénétiquement animé par la tendance à la performance. Quant à nos chouettes qui réfléchissent et pensent, elles resteront à l’écart des tendances actuelles qu’elles examinent au plus près sans pouvoir proposer un choix à délibérer, du moins à court terme.

Un monde qui court à sa perte ? Sans doute non, mais un monde qui se perd, peut-être, vers l’égarement. Nous nous perdons mutuellement, sur fond de promesses gagnant-gagnant. La fracture sociale n’est-elle pas interprétable comme une société qui a perdu quelques-unes de ses parties, laissées à l’abandon, à l’instar des chiens perdus que l’on retrouve sur le bord des autoroutes un week-end de grand départ en août ? Au bureau des objets perdus on trouve des portables, des animaux, des humains, des programmes de gauche, une vieille Chrysler à la capote défoncée et aux ressorts qui grincent quand on y fait l’a... ***

Ainsi se présente une forme de résistance aux temps présents, une résistance qui prendra diverses voies et qui n’a rien d’obligatoire ni d’encadré du point de vue des positions et tâches à accomplir. La chouette résiste, s’envole, pense, constate les tendances d’un monde dont on ne sait pas précisément quelle est l’origine qui l’a fait sortir du terreau de l’Histoire. L’allégorie de la chouette est souvent présentée comme la posture d’un Hegel qui, constatant en 1806 l’invasion des armées napoléoniennes, voit dans cet événement l’achèvement de la Révolution française et non pas un commencement d’une époque pensée et voulue par les cercles savants, éclairés, politiques. Que dire alors de l’élection de Sarkozy en 2007 ? Qu’elle accomplit une révolution, non pas violente, fulgurante, mais plutôt un collapse impérial, traduit par la chute du mur de Berlin. Plusieurs causes ont expliqué la fin de l’Empire soviétique. Les Allemands de l’Est se sont précipités dans les centres commerciaux. C’était donc ça, l’aspiration à la liberté occidentale dont Sarkozy s’est fait le héraut, en louant le travail comme moyen d’accès à la consommation et l’élévation sociale dans l’échelle matérielle. Et là, il nous faudra reconnaître que ça avait plus de gueule et de style, genre César franchissant le Rubicon, Napoléon sur le pont d’Arcole, conduisant les rênes de la liberté sur son cheval, bien plus de gueule que des Allemands en short, envahissant les hypers, alors là, symbole oblige, le short à l’Elysée, et Sarkozy prononçant cette phrase apocryphe que la chouette traduit : ich bin ein Berliner, mais de l’Est !

Hegel a écrit de nombreuses œuvres sur le droit, l’Etat, la société, l’Histoire. Et nos chouettes de la pensée résistante, que leur reste-t-il à écrire et accomplir ? Sans doute la théorie du national capitalisme, en admettant qu’il y ait possibilité pour une pensée inédite et que toutes les portes n’aient pas déjà été enfoncées.

*** Défoncer les portes, défoncées les portes de la Chrysler. Depuis 1971, il y avait écrit Dashiell est un con ! En 2002, un gosse a barré ce prénom pour le remplacer par Lionel. Une chouette se fait rieuse, à l’occasion de ces évocations de deux époques, l’une devenue obsolète.


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