Ces conditions de travail qui mènent au suicide : mais la faute à qui ?

par Paul Villach
mercredi 30 septembre 2009

Un 24ème suicide à France Télécom ! On tient désormais une comptabilité et c’est bien ! Des employés se rassemblent aussi devant leur entreprise pour dire leur peine et leur révolte. C’est heureux ! Mais pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps avant de commencer à protester, dans l’attente de riposter ? Comment ça se passe dans les autres entreprises ? France Télécom serait-elle un cas unique. Renault n’a-t-il pas connu récemment de pareilles tragédies ?

On avoue ne pas connaître soi-même d’expérience les méthodes de l’entreprise privée, mais seulement celles du service public. Ce n’est pas pour autant qu’on puisse les ignorer. Car si ce qu’on a vu dans le public n’est sans doute rien par rapport à ce qui se passe dans le privé, ça en donne tout de même une petite idée.

Voici vingt-cinq ans qu’on assiste impuissant à la destruction méthodique des conditions de travail dans l’Éducation nationale où il arrive aussi que certains se suicident. Et si on a décidé d’en partir, c’est qu’on a acquis la preuve que des administrateurs aux méthodes de voyous étaient au pouvoir, avaient les mains libres, de l’administration centrale jusqu’à l’administration locale d’un établissement, et étaient prêts à tout – on dit bien à tout – , en toute impunité, pour écarter toute personne qui se met en travers de leur route. Plusieurs facteurs ont concouru à ce désastre.

1- Le démantèlement du contre-pouvoir syndical

Le premier d’entre eux, semble-t-il, est le démantèlement du contre-pouvoir syndical avec l’arrivée de la Gauche au pouvoir en mai 1981. Les syndicats ont été littéralement domestiqués. Les permanents se sont vu offrir des postes dans les cabinets ministériels. L’un d’eux, secrétaire général de la FEN, Henry, est même devenu « Ministre du Temps libre », un autre, secrétaire national de la CFDT, Chérèque, ministre délégué à l’aménagement du territoire. Kaspar, successeur de Maire à la tête de la CFDT, a été envoyé comme ministre plénipotentiaire à l’ambassade de France à Washington. Monique Vuaillat qui a quitté très tôt sa classe pour être permanente à partir de 1971 jusqu’à devenir secrétaire générale du SNES, a reçu la légion d’honneur le 11 décembre 2001 des mains de Jack Lang. Celui-ci, dans son dernier livre, « Demain comme hier », paru aux éditions Fayard, avoue, en expert, que les décorations « (sont) un détestable instrument d’allégeance au pouvoir  ». Cette symbiose entre pouvoir et contre-pouvoir a détruit le contre-pouvoir.

 

2- La course individuelle à la faveur

 Pour ceux qui assistent à cette débandade, le cauchemar commence. Ils ont beau tenter de se regrouper pour faire face à un pouvoir qui sait pouvoir compter sur l’appui des délégués syndicaux, ils restent ultra-minoritaires : ils ne rencontrent aucune solidarité quand ils se font attaquer. Les « chers collègues » détournent le regard. Mieux, ils prêtent main-forte aux administrateurs-voyous, dans la Manche ou en Seine Saint-Denis ; ils vont même jusqu’à signer une pétition contre un des leurs, comme dans le Gard ou en Alsace pour en demander quasiment son exclusion. Chacun est, en effet, à la recherche auprès de l’autorité de faveurs dont il sait pertinemment que par le droit seul il en serait privé. En somme, si les syndicats sont devenus ce qu’ils sont, c’est aussi parce que la grande majorité des enseignants a préféré la courtisanerie à la défense d’un rapport de forces qui avait un temps prévalu avant l’arrivée de la Gauche au pouvoir.

 

3- Une déréglementation générale d’abord par la violation de la loi

 

Du coup, la déréglementation qui commence dans les années 80 peut s’opérer sans craindre de susciter d’opposition sérieuse. Elle a commencé à l’Éducation nationale par la violation tranquille de la loi, car Dieu sait si l’École publique s’est édifiée sur une forêt de textes depuis sa création : le fameux Recueil des Lois et Règlements (RLR) remplissait plusieurs étagères d’une armoire avant d’être présenté en CDRom. 

 

Qu’importe ! L’administration ignore superbement ces textes quand ils contrarient ses intérêts momentanés : des mutations se font selon son caprice, des promotions aussi : la fameuse grille indiciaire hors-classe inventée par le ministre Jospin en 1989 pour accroître la rémunération des « meilleurs », est à la discrétion des recteurs, qui peuvent s’opposer à la promotion d’un candidat même s’il a les points nécessaires. De leur côté, les conditions minimales nécessaires à l’acte d’enseigner ne sont pas réunies dans certains établissements : les petites frappes sont curieusement défendues, alors qu’elles ne représentent qu’un nombre infime par établissement ; un humanitarisme extravagant les classe abusivement dans la catégorie des « élèves en difficulté » ; les professeurs attaqués, en revanche, ne sont pas protégés comme l’exige la loi du 13 juillet 1983 qui organise leur statut. Depuis la loi du 12 avril 2000 adopté par le gouvernement Jospin-Chirac, la victime ne peut plus obtenir copie de la lettre de dénonciation qui la met en cause. Or, de l’aveu même d’un inspecteur d’académie du Gard, en novembre 2000, il arrivait déjà dans son service une cinquantaine de lettres de dénonciation par semaine !

 

4- Une destruction planifiée du service public d’éducation

 

On ne comprend pas cette mansuétude d’un côté ni cette brutalité de l’autre, jusqu’à ce qu’on découvre le projet de démantèlement cette fois du service public d’Éducation pour faciliter sa privatisation à venir. Le rapport de 1996 de l’OCDE intitulé « La faisabilité politique de l’ajustement  » finit par ouvrir les yeux. Sous ce titre aussi abscons pour le non-initié que l’était l’expression « La solution finale » en 1942, se cache la méthode conseillée pour dégrader de façon inégale sur le territoire la qualité de l’enseignement dans les établissements, « éviter une coalition des mécontentements » (page 32) et amener les parents qui le peuvent à fuir le service public vers le privé.

 Le rapport vise, lit-on, à « (procurer) une information utile pour les gouvernements qui souhaitent minimiser les risques de troubles » (Page 7). Le principe en est le suivant : «  Si on diminue les dépenses de fonctionnement, est-il écrit avec cynisme, page 30, il faut veiller à ne pas diminuer la quantité de service, quitte à ce que la qualité baisse. On peut réduire, par exemple, les crédits de fonctionnements aux écoles et aux universités, mais il serait dangereux de restreindre le nombre d’élèves et d’étudiants. Les familles réagiront violemment à un refus d’inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l’enseignement et l’école peut progressivement et ponctuellement obtenir une contribution des familles ou supprimer telle activité. Cela se fait au coup par coup, dans une école mais non dans l’établissement voisin, de telle sorte que l’on évite un mécontentement général de la population. » Ainsi détruit-on les Lettres classiques pour les remplacer par du sport !

 

5- La traque de l’opposant sans défense

 

Ceux qui osent dire non sont impitoyablement combattus par tous les moyens pour les briser ou les faire fuir : selon la formule répandue, « on fait donner les parents  », c’est-à-dire qu’on les lance à leurs trousses en diffusant secrètement sur ces professeurs de fausses rumeurs ; des fautes de service imaginaires leur sont aussi imputées pour justifier une sanction inique, comme celle qui frappe toujours Roland Veuillet, déplacé d’office de Nîmes à Lyon depuis six ans pour une faute inexistante selon le Conseil Supérieur de la Fonction Publique. Mais on s’en fiche !

 

Un recteur, William Marois, auteur de cette sanction, s’est particulièrement illustré à Montpellier le 2 mai 2002, entre les deux tours de la présidentielle. Il a signé une circulaire de 36 pages qui est un hypocrite bréviaire du petit inquisiteur administratif, appelé sans rire « Aide aux personnels en difficulté ». Les voies recommandées sont la justice et la psychiatrie ; les chefs d’établissement doivent savoir traquer des déviances aussi évidentes qu’… « une difficulté d’adaptation », « un isolement excessif », « une hyperactivité et dépendance au travail » ou encore « un refus d’obéissance ». Il est demandé d’anonymer les témoignages accusateurs ; la protection statutaire qui est obligatoire selon la loi, ne devient plus qu’une possibilité. L’administration se moque littéralement du respect des droits de la personne et donne l’exemple !

 

Pour la besogne, il semble qu’on recrute de préférence des administrateurs parfaitement incultes. Il faut voir un chef d’établissement trôner à son bureau sans craindre le ridicule sous « la dictée de Mérimée  » dans un cadre qu’il a jugé digne d’accrocher au mur, comme le nec plus ultra de la culture ! Ces gens, ravis de leur promotion sociale inespérée, n’ont rien à refuser à leurs bienfaiteurs et supérieurs hiérarchiques.

 

La justice qui, un temps, a pu être un recours, n’en est plus un. Elle est d’abord trop lente. De toute façon, à quoi sert d’obtenir l’annulation pour illégalité d’une sanction comme un blâme, deux ans et demi plus tard ? Le mal est fait ! La calomnie s’est répandue et il en reste toujours quelque chose. La victime, écoeurée, si elle a tenu le coup, peut avoir préféré fuir cette jungle où ni l’honnêteté ni le droit ne la protègent.

Et puis, tout l’appareil judiciaire a fini par être pris en mains par le pouvoir politique depuis que, de Mitterrand à Chirac, les présidents de la République ont été assiégés de procédures dont il a fallu les protéger. Il est vain d’espérer de gagner en justice quand on attaque une autorité !

À qui la faute ?

 

On imagine aisément que dans le privé, ce peut être bien pis avec cette menace de licenciement à tout moment. Mais, on le voit, dans le public qui copie les méthodes du privé, ce n’est déjà pas si mal. Seulement, la faute à qui ? Au capitalisme ultra-libéral triomphant, au méthodes managériales ? Sans doute. Mais les premiers concernés, les employés, qu’ils soient ou non fonctionnaires, n’ont-ils pas contribué par leur individualisme forcené – fût-il encouragé – à faire leur propre malheur qui aujourd’hui éclate au grand jour. Qui pouvait imaginer un instant que des employés dispersés comme les grains de sable tiendraient tête aux caprices de directions bien décidées à tout pour parvenir à leurs fins ? Elles n’ont plus personne devant elles. Elles auraient tort de se gêner !

 

Ça fait en tout cas des heureux. On n’a jamais tant entendu parler dans les médias du mal-être dans l’entreprise par les psychologues ou psychiatres qui ont trouvé une clientèle de rêve. Mais qui peut croire que la solution est dans la psychothérapie ou les médicaments anti-dépresseurs ? La solution est d’abord politique. Montesquieu l’a martelé dans « L’esprit des lois » (1748) : seul le pouvoir arrête le pouvoir, sinon il s’étend aussi loin qu’il ne rencontre pas d’obstacle. C’est bien un contre-pouvoir qu’il s’agit de reconstruire, si l’on veut que la vie en entreprise, publique ou privée, soit seulement vivable. Mais qui est prêt à abandonner la course individuelle à la faveur pour exiger le respect d’un minimum de règles de droit ? Paul Villach


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