Doctor Gorwood & Mister Türk : la CNIL a-t-elle autorisé le fichage ADN des lycéens fumeurs de joints ?

par Pascal Cohet
mercredi 23 mai 2007

Le Net est décidément peu étanche : révélée fin mars par le chat noir, une étude menée sur des lycéens de la région Champagne-Ardenne suscite des inquiétudes qui ne peuvent qu’être avivées par les croyances génétiques et les penchants quelque peu sécuritaires de Nicolas Sarkozy...

L’information a été reprise par unisavecbove.org, Indy Toulouse, garde-a-vue.com, bellaciao, e-torpedo, et le collectif souriez, qui fournit des sources et des documents permettant raisonnablement d’écarter l’hypothèse d’une rumeur.

L’étude, menée sur des lycéens majeurs, implique plusieurs acteurs : l’ORS champagne ardenne, l’INSERM, et sans doute plus précisément son unité 675, des IUT et lycées, dont le Lycée Jean Jaurès de Reims, ainsi que la CNIL et le rectorat si l’on en croit le document du 22 mars 2007 fourni sur le site de souriez, et signé par le proviseur du lycée Jean Jaurès, qui affirme :"L’INSERM en relation avec l’observatoire régional de la santé mène une enquête sur la consommation des substances psychoactives chez les étudiants uniquement majeurs. M. le recteur nous demande instamment de favoriser cette enquête dont l’intérêt est incontestable et qui doit impérativement avoir lieu en mars. Cette enquête consistera pour chaque étudiant majeur à compléter un questionnaire (durée 50 minutes) et à effectuer un prélèvement de cellules ADN grâce à un écouvillon buccal. Le procédé utilisé garantit l’anonymat absolu et l’ensemble de ce dispositif a fait l’objet d’une autorisation des autorités requises tant au niveau des instances de la recherche que de la CNIL."

Ce document est-il authentique ? Difficile de le dire. Cela étant, le compte rendu de la réunion du Conseil d’administration du Lycée Jean Jaurès du 12 avril 2007 indique : "Le proviseur est interpellé à propos d’une enquête INSERM sur la consommation de substances psychoactives chez les jeunes qui a concerné l’ensemble des élèves majeurs des classes postbac et les IUT de l’académie avec proposition de prélèvement d’ADN. Cette enquète, diligentée par l’Observatoire régional de la santé, avec l’accord de la CNIL et du rectorat, a suscité des protestations, sur le fond et sur les conditions de mise en oeuvre. Elle n’a pas été administrée au lycée Jean Jaurès." Le 18 mai, ni la CNIL, ni l’ORS ni l’Unité 675 n’étaient joignables. Le collectif Souriez avait en revanche contacté la CNIL le 2 avril : une juriste avait alors répondu que selon elle jamais la CNIL n’aurait autorisé une telle étude. Des vérifications devaient être faites, et la CNIL devait recontacter le collectif dès le lendemain. Ce qui ne fut pas fait. La CNIL a deux défauts : son manque de moyens, et son goût de la cachotterie.

Sur la forme, cette affaire ne brille pas par la transparence : difficile de retrouver la moindre trace de cette enquête sur les sites institutionnels. Le chat noir dénonce pour sa part une communication intervenue au dernier moment : "Les profs, concernés par leur heure de cours supprimée, ont été prévenus la veille avec pour simple information qu’il s’agissait d’une enquête de l’INSERM faite en accord avec le rectorat. Les élèves n’ont découvert l’existence de cette enquête qu’au moment de s’asseoir en cours."

Premier problème : ce type d’enquête, impliquant des prélèvements d’ADN, tombe-t-il sous le coup de la Loi Huriet ? (Sinon : il faut sérieusement songer à l’upgrader.) A-t-on réellement fourni aux lycéens des informations leur permettant d’accorder leur consentement "éclairé" ? Ce témoignage permet d’en douter : "Je suis à l’origine de ce texte. Je n’y connais rien en biologie/génétique. Y aurait-il quelqu’un pour m’informer sur les modifications de nos gènes, en l’espace de trois ans !"... Quelle information a donc été donnée, pour que certains en arrivent à craindre que leurs gènes puissent "se modifier" ?

Sur le fond : La lettre d’information sur cette enquête "SAGE" informe les sujets qu’ils peuvent à tout moment contacter l’investigateur principal, le Pr Philip Gorwood, pour demander la destruction des enveloppes contenant leurs coordonnées personnelles, ce qui mène directement au site de l’unité inserm 675, dirigée par P.Gorwood, et qui décrit son projet scientifique : "Le laboratoire axe son travail sur la recherche de facteurs prédictifs et/ou de vulnérabilité aux comportements addictifs. Les addictions s’établissent au sens large, en incluant la dépendance à l’alcool essentiellement, mais aussi au cannabis, à l’héroïne et aux autres substances ayant un potentiel de dépendance. De plus, les « addictions sans drogue », tel le jeu pathologique et certaines dimensions de différents troubles du comportement alimentaire (anorexie mentale), font aussi partie des pathologies étudiées. Les approches utilisées sont triples, comme cela apparaît dans l’intitulé de notre unité." , l’intitulé étant explicite : "Analyse phénotypique, développementale et génétique des comportements addictifs"

Ce projet scientifique de l’Unité 675 a-t-il été clairement présenté aux lycéens champardennais ? Les enseignants ont-ils été consultés ? Ont-ils pu discuter avec leurs étudiants des problématiques - en particulier éthiques - liées à la génétique comportementale ? Leur a-t-on parlé des polémiques suscitées par la recherche du gène de l’homosexualité ou de la criminalité ? La portée du qualificatif "prédictif" a-t-elle bien été saisie ? En pleine campagne électorale, et sachant les propos de Nicolas Sarkozy ("J’inclinerais, pour ma part, à penser qu’on naît pédophile"), cela avait pourtant une certaine importance.

Cela avait d’ailleurs d’autant plus d’importance, que face à la réaction de la société civile et au scandale soulevé par le rapport Benisti, Nicolas Sarkozy avait prudemment cédé, et amputé le projet de loi pour la prévention de la délinquance de son volet santé mentale : il est vrai qu’en période électorale, il valait mieux éviter des réactions comme celle de Jean-Marc Ayrault, qui dénonçait une "imprégnation idéologique digne de la scientologie".

Ce qui est inquiétant, au minimum, c’est l’utilisation politique des rapports Inserm, en particulier par Benisti. Et si l’on creuse un peu, on voit que l’unité 675 y tient un certain rôle. De nos jours, dans ce pays, peut-on continuer à faire de la recherche en ignorant les penchants de Nicolas Sarkozy ? En ignorant le lobbying du "Schtroumpf", syndicat de commissaires qui , si l’on en croit le canard enchaîné, regrettait qu’ "aucune action, [...] n’a été expérimentée à ce jour au­près des enfants qui présentent un comportement prédicteur (sic) de délinquance dès la crèche, la maternelle ou l’école pri­maire" ?

Sauf que là, on n’en est plus à la crèche, mais aux gènes...

Au-delà de la génomania et de sa récupération sécuritaire, voire d’une éventuelle sarkollaboration de chercheurs auxquels il serait possible de faire miroiter des budgets de recherche, et pour en revenir au fichage de données génétiques :

De deux choses l’une : soit la CNIL a donné son accord, et il y a un problème. Soit elle ne l’a pas donné, et il y a aussi un problème. En attendant, il va falloir qu’elle communique rapidement.


Pour approfondir...

LE PERIL GENES,ou les dérives de la génétique comportementale (une première approche : cf deuxième partie : synthèse bibliographique)

pasde0deconduite : les documents officiels (rapports, projet de loi)

Courrier d’Hubert Montagner, directeur de recherche à l’Inserm

Bernard Golse, chef du service de pédopsychiatrie à l’hôpital Necker : « On ne peut pas prédire qu’un enfant de 3 ans sera délinquant »

Intervention de Bernard Golse à propos du rapport de l’Inserm sur les troubles des conduites

En matière de santé mentale à l’INSERM : les expertises nouvelles sont arrivées !

Les tout petits pris dans le tout sécuritaire

L’INSERM défend son expertise collective

Santé mentale, trouble de l’évaluation par Alain Ehrenberg (Alain Ehrenberg sociologue est chercheur au CNRS, directeur du Cesames (Centre de recherches psychotropes, santé mentale, société), CNRS-Inserm-université Paris-V.) "Dans trois rapports qui soulèvent la controverse, l’Inserm ignore l’action menée en France et brouille la donne. Le service d’expertise collective de l’Inserm a publié trois rapports sur la santé mentale : l’ « Evaluation des psychothérapies », en 2004 ; les « Troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent », en 2002, complété par les « Troubles des conduites » en 2005. Ils ont déclenché d’intenses polémiques."

L’expertise médicale, otage de l’obsession sécuritaire par Jean-Claude Ameisen et Didier Sicard (Jean-Claude Ameisen est président du Comité d’éthique de l’Inserm. Didier Sicard est président du Comité consultatif national d’éthique)

Revue de presse sur pasde0deconduite

Rapport Bénisti, rapport de l’INSERM et plan Borloo un article de Robert Riquois, secrétaire général de la FSU 92, paru dans le journal FSU 92 de novembre 2005 : "Mise en avant du traitement médical par les psychotropes : l’exemple de Bush aux USA Dans ce rapport, comme dans le rapport Benisti, on voit la possibilité offerte d’exercer un contrôle social renforcé auprès des populations les plus en difficultés tout en continuant de nier le rôle des inégalités sociales dans les problèmes de violence. Outre son aspect plus présentable, ce rapport de l’Inserm en mettant en avant les troubles comportementaux valorise le traitement médical par le médicament (psychotropes). Aux Etats-Unis, Bush a mis en place en 2003 des tests de dépistage des maladies mentales, notamment chez les enfants, par une Commission de la santé mentale créée par lui. Il a ainsi généralisé une initiative qu’il avait lancée en 1990, quand il était gouverneur du Texas, et qui a considérablement alourdi les dépenses de santé de cet Etat. Les associations dénoncent une mesure favorisant les laboratoires pharmaceutiques. Un enquêteur de Pennsylvanie a été licencié car il a montré dans une étude les liens entre des membres de la Commission de la santé mentale et l’industrie pharmaceutique (qui finance au passage les candidats politiques américains à un niveau de 13,2 millions de dollars) au moment où les Etats-Unis (tout comme en France) essaient de diminuer les dépenses de médicaments."


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