Individu mondialisé ou démondialisé ?

par Christian Pradel
mardi 5 juin 2007

Pourquoi la mondialisation nous fait-elle peur ? Pourquoi suscite-t-elle tant d’inquiétude ? Et dans le même temps, nous utilisons ses productions et nous fonctionnons comme enfant de mondialisation. Avons-nous peur de ce que nous ne maîtrisons pas, ou avons-nous peur d’un devenir qui nous serait tragique sans aller jusqu’à dire qu’il nous serait fatal ?

Rapidité, fluidité, mouvements, interpénétration des cultures, tout cela fait partie de sa dimension. Elle nous interpelle. Elle nous façonne même. Nous sommes devenus ces individus atomisés, sans repère ferme ( une éducation qui n’a plus son caractère unique, empreint d’une culture, mais une éducation mélangée dont les vérités multiples s’opposent ou fusionnent, semblerait fragiliser l’individu).

Nous vivons avec de multiples possibilités d’être, d’agir, car la connaissance de notre monde pluriel grandit. Il a commencé à éclairer de plus en plus d’individus. La multitude des peuples se mélange, se confronte, s’autoréfléchit, s’aventure par leurs connaissances mutuelles et parallèles vers une vision du monde qui lui est plus proche, tout en lui donnant une sensation d’inconnu, d’inquiétude, de désarroi, une sorte de frayeur assaillante de désenchantement de l’acquis.

Et voilà une crédulité qui se développe au sein des refus d’anciennes crédulités. Il y a comme un mouvement incessant qui bouleverse les pensées, qui semblerait pourtant conduire l’homme vers un mieux vivre, un mieux vivre en paix, en harmonie relationnel. Il pourrait posséder tout les éléments pour le vivre et pour condenser ce contentement tant attendu. Cependant, cette voie s’avère le mener vers un accomplissement qui avorte à chaque fois qu’il semble naître.

Est-ce donc la mondialisation qui fait peur ou est-ce la perte de référent (ou d’une multiplicité de référents), la perte de construction solidaire issue d’une unité de peuple, de culture, je n’ose pas dire civilisation (ne pourrions-nous pas admettre aussi qu’il peut y avoir une construction solidaire issue de peuples unis, de cultures associées) ?

Est-ce la fragilisation de l’individu au sein d’un environnement mondial plus clair, plus accessible mais dont la forte présence aurait tendance à déconstruire l’humain sans lui donner pourtant les moyens d’être capable d’être et d’être avec, c’est-à-dire d’être avec l’autre dans ce monde si riche en potentiel relationnel ?

Je reprendrai les mots d’Edgar Morin qui avait répondu ceci : "Je crois que nous sommes à la fois mondialisés et démondialisés, que la mondialisation est un processus complexe qui porte en elle aussi les pires possibilités (y compris destructives et autodestructives) que positives (l’émergence d’une société monde dans une Terre-Patrie)."

Ne pourrions-nous pas voir dans les phénomènes négatifs de la mondialisation, c’est-à-dire ses capacités "destructives et autodestructives", une extension du processus que nous pourrions repérer déjà dans une structure nationale ? Cependant, la mondialisation n’est-elle pas l’expression d’une société-monde singulière et que Zygmunt Bauman nomme la "modernité liquide" ? Je retrouve là cette notion d’individus atomisés et éclatés dans le rapport à l’étendu que forme la mondialité, cet espace mondial. Evidemment, c’est plus ou moins présent selon les civilisations du monde, mais il me semble que la mondialité touche toutes les nations, toutes les cultures.

Quelle articulation peut-il y avoir entre ces deux processus de mondialisation et de démondialisation portés sur l’individu ? Ne pourrions-nous pas les comparer à un phénomène physique de la matière et de son correspondant d’antimatière ? Evidemment, toute métaphore a en elle ses propres limites (par exemple, nous savons qu’une matière et une antimatière en contact provoquntn leur annihilation brutale et une explosion d’énergie extraordinaire. On ne peut parler d’annihilation quand les deux processus mondialisation/démondialisation se font face). Faut-il voir de ce double effet de la mondialisation comme étant l’issue d’une cause propre à la constitution de l’individu, l’individu ne peut être que par l’existence d’un ensemble d’individus ?

Ce qui fait que l’individu, en tant que tel, résultat d’agencements complexes entre sa propre énergie (ses propres pensées et ses propres actes) et celle d’un ensemble d’individus qui sont l’association des énergies mais dont la production serait ce qui est retenu, relevé, approuvé et gardé par cet ensemble. L’individu relié est le "vrai" individu, celui qui pourra se développer. Si nous cassons la liaison, nous atomisons l’individu. Nous l’éclatons, il devient comme un château de cartes disloqué par la fureur du vent. Un atome constituant un objet n’est pas seul, il est relié à d’autres par des forces électromagnétiques. Certains atomes ont un lien très fort avec d’autres et constituent la molécule. Ces ensembles forment l’objet. Vient une énergie d’un autre ordre ou plus puissante et voilà qu’elle déstabilise les liaisons et l’objet se transforme, change. J’y vois bien là la métaphore de l’objet mondialisation qui génère, par le fait qu’elle possède en elle toute une gamme d’énergies, d’intensités variables, une oeuvre productive de forces opposées au sein d’une même entité. C’est pour cela que je parlais de matière et d’antimatière.

Il y a un effet de résistance entre ces deux processus.

Je prendrai un exemple, simple, à la limite enfantin, pour me permettre de souligner cette affirmation en la concrétisant. La conseillère de ma banque y travaillant depuis assez longtemps m’a fait cette remarque que je trouve bien représentative de cette résistance aux deux processus. Grâce à la mondialisation, une plus grande possibilité d’échanges s’offre à l’ensemble des acteurs et donc des entreprises, des banques. Ils se voient placés sur un terrain dont les marchés deviennent de plus en plus concurrentiels. Cela exige des participants à ce marché un travail de qualité, d’efficacité qui doit aller croissant ( jusqu’où ?). Donc, ma conseillère me disait qu’à cause de cela, la politique de sa banque demandait un travail plus conséquent à ses employés. Elle leur fournit des moyens matériels plus efficaces ( une informatique en évolution constante) mais, par contre, pas de moyens humains supplémentaires - qui sont à mon sens les moyens les plus puissants. Ainsi le réseau informatique devient plus sophistiqué mais elle accuse une négligence marquée par l’absence de formation pour bien l’exploiter, ce qui va conduire ses employés à prendre plus de temps pour comprendre et pour faire fonctionner le moyen censé rendre le travail plus efficace ( plus rentable). La banque demande aussi une plus grande mobilité géographique de ses conseillers. Ils deviennent des pions sur l’échiquier du plan de travail. Cette mobilité est difficile pour les familles et aussi pour ceux qui désirent faire un travail sérieux (gérer et faire fructifier leur portefeuille). La pression psychologique sur ces employés devient forte, à la limite du supportable. Nous savons qu’il n’y a pas là une volonté de détruire l’employé mais cette volonté de mieux produire, d’avoir une qualité plus grande du service, crée en même temps une usure des forces vives qui ne se sentent plus concernées par l’esprit d’entreprise, celle d’un individu qui se forme, s’épanouit au sein d’une collectivité (en tout cas au même niveau qu’il pouvait y avoir dans le passé). Il y a un morcellement qui se crée. C’est la survie ou la volonté de vivre mieux en dehors du travail qui animent le travail de ces employés. J’y vois là un effet de résistance, à un niveau local, du processus de mondialisation et de démondialisation. Il est subtil, car les effets se croisent, en cachent parfois d’autres. La résistance est la conséquence de la confrontation de l’événement, du désir et cela de toutes les parties en cause.

Nous discernons ces forces qui influencent le panaroma exposé. Et pourtant nous avons du mal à comprendre pourquoi leurs rapports de forces, leurs synergies, leurs distributions, voire leurs annulations, dessinent ce complexe. Nous serions chinois, et taoïstes, nous parlerions du yin-yang de ce processus de mondialisation.

Tant de questions, favorisées certainement par cette atomisation si prégnante dans nos sociétés occidentales, et qui paradoxalement appellent à des réponses plus reliantes ou qui cherchent à s’imprégner d’un monde si complexe et pourtant beaucoup plus présent dans ce XXIe siècle que nous vivons et cela en considérant même nos vies quotidiennes.


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