La société a perdu ses repères, l’Occident va-t-il imploser ?

par Bernard Dugué
vendredi 27 mars 2009

Lors d’un débat philosophique consacré à la décadence***, l’un des participants suggéra de définir la décadence comme un état transitoire d’une société qui a perdu ses valeurs fondatrices, fondamentales et structurantes. Les sociétés antiques ont été affectées par ce phénomène qu’elles ne comprenaient pas comme décadence mais différemment. Ces valeurs structurantes, elles ont été portées le plus souvent pas les élites dirigeantes, qui en furent les vestales, assurant notamment le respect des dieux, des cultes ; des gouvernant soucieux également des savoirs, des cultures et de la langue. On sait combien Alexandre, pourtant libéral dans ses desseins ethniques, tenait à ce que le grec soit la langue de l’Empire. Même préoccupations pour les élites impériales romaines dont on connaît, à une époque, les réticences à s’imprégner de la culture hellène. Mais rien n’y fit, Rome s’est hellénisée, le stoïcisme est devenu la philosophie officielle des élites alors qu’une transition douloureuse vit l’avènement d’une nouvelle religion, le christianisme. Et ce fut la chute, ou la transformation, si l’on accepte la thèse de Marrou sur le sens de la décadence et de la chute de l’Empire à partir du IIIème siècle.


Parmi les valeurs structurantes, certaines sont érigées comme devise nationale. C’est le cas du trio liberté, égalité, fraternité en France, consécutif à la Révolution. Ces valeurs ne sont que des mots et doivent devenir des valeurs appliquées. On sait bien ce qu’il ressort de la liberté, de l’égalité, de la fraternité. Elles s’incarnent dans des époques et des lieux, sous des formes diversifiées, avec plus ou moins d’impact. La France est tout de même un pays où la liberté d’expression est garantie, où l’école est gratuite et même obligatoire pour tous, où les mécanismes de solidarité sont en œuvre. Est-ce que ces valeurs sont en voie de délitement ? Seront-elles encore dominantes d’ici un demi-siècle ? Ces questions impertinentes méritent d’être posées, au regard de l’Histoire. Un indice à prendre en compte. L’étude de Lasch, sur le narcissisme contemporain et la perte des valeurs au sein des cercles dirigeants. Le processus a touché l’Amérique à la fin des années 1970. N’a-t-il pas gagné d’autres contrées occidentales, la France, l’Italie, la Russie ? Avec dix ans de retard ?


Il fut un temps, celui de l’Antiquité, où les déplacements de populations, les migrations, les occupations militaires, favorisaient l’implantation de valeurs structurantes dans les pays, non sans induire des éléments déstructurants (déchéance, décadence, désaffection). D’Alexandre à Napoléon, les mouvements de troupes ont accompagné la propagation de nouvelles valeurs. Ce fut aussi l’ère des missionnaires.


A l’ère médiatique, la profusion des communications a certainement modifié le schème ancien des migrations culturelles. Ainsi, certaines cultures sont devenues indissociables des pays avancés, de la Californie au Japon. C’est le cas de la musique rock. Dont la propagation se fit dans les années 1960. D’aucuns y ont vu quelques signes de décadence. L’Union soviétique a bien tenté de contrôler la propagation de cette culture, croyant préserver la pureté des valeurs communistes. Mais les sociétés ne peuvent progresser sans s’ouvrir. Par la suite, les Mc Donald n’ont cessé d’ouvrir des restaurants, notamment en France, pays qui, curieusement, a parfaitement assimilé cet élément de la culture américaine alors qu’il est connu pour son antiaméricanisme. La télé réalité, l’Internet etc. Sans parler de valeur structurante, on conviendra que se sont des cultures populaires qui se propagent, voir des valeurs esthétiques, avec le rock. Et l’on sait que toutes les civilisations se sont ordonnées autour de normes esthétiques, artistiques, éléments importants de la culture avec la religion et les valeurs fondatrices dans la sphère sociale et politique.


En ce début de 21ème siècle, nul ne peut prédire ce qu’il adviendra des sociétés. Nous n’avons pas assez de recul pour saisir l’impact des médias. Une chose est sûre, les sociétés se transforment. La profusion d’échange engendre un flou généralisé. Il est possible que certaines valeurs structurantes perdent de leur efficace. Les optimistes imaginent un métissage des cultures mais on peut tout aussi bien envisager des replis communautaires, des défenses individualistes, des métissages de façade, consuméristes, genre tourisme de masse, qu’on peut aussi trouver près de chez soi, dans un bar à mojito et tapas, ou bien un restaurant chinois. Beaucoup de repères semblent se déliter, se dissoudre dans un chaos culturel de masse. Mais ce n’est pas pour autant que le système déraille ou se décompose. Il est en crise et d’ailleurs, il a toujours été en crise, du moins depuis la révolution industrielle du 19ème siècle.


En observant le monde, nous voyons des sociétés vivantes, dynamiques, entreprenantes, avec des élites plus ou moins décadentes, des populations rebelles, vindicatives, coexistant avec d’autres gens apathiques et résignés, mélancoliques et déprimés. Les repères anciens ne sont plus. Le pape est d’ailleurs décadent, dans ses déclarations, au sein d’une curie cléricale elle-même devenue décadente. La lutte des classes, la nation, l’espoir, le progrès, l’ascension sociale, la rigueur morale. Tout a été balayé sans que les sociétés ne s’écroulent. Les gauches sont exsangues. Les Travaillistes israéliens ont trahi, comme chez nous les Besson, Lang et Kouchner. Le flou politique est flagrant. Sarkozy, archange du chaos, en plus d’être décadent, est une girouette affublée d’un cerveau hémiplégique qui ne voit pas la contradiction entre les actes et les discours. Les citoyens sont largués, désorientés. Si la société fonctionne, c’est que des valeurs structurantes persistent, sous des formes moins tangibles, éclatée tel un miroir brisé en puzzle décomposé. Mais les nouvelles générations arrivent. Il n’est pas certain que le monde de 2030 ressemble au notre. Il n’est pas certain qu’il soit différent. Il y aura moins de pétrole c’est sûr. Et trop de monde sur la planète, c’est probable. L’Occident se pilote avec une improvisation assurée. On ne sait pas où l’on va mais le véhicule est en bon état de marche. Il y a même trop de véhicules, l’industrie automobile doit fermer des usines.


Pour l’instant nous ne voyons rien, et n’avons aucune certitude excepté celle de l’incertitude. L’Empire romain s’est métamorphosé après le changement de régime et un long processus de civilisation. Les élites romaines ne pouvaient pas savoir l’avenir, ne connaissant pas la technique des cathédrales ni l’impact de la religion chrétienne. Mais à chaque époque, les contemporains ne pouvaient extrapoler, penser, imaginer ne serait-ce qu’un centième du monde à venir. Des valeurs, des savoirs nouveaux, des techniques impensables. Ce fut le cas pour Rome, et pour tous les régimes qui se sont succédés.


Mais maintenant. La raison, le savoir, la connaissance scientifique et celle de l’homme, ne laissent aucune perspective d’un avènement de quelque religion nouvelle, quelque système de valeur, quelque évolution technique radicale comme le fut l’électricité ou l’ordinateur. Nous avons toutes les clés en main. Et cette fois, il n’y aura pas de sauveur, quoiqu’on puisse espérer d’Obama. Il va falloir faire avec les choses disponibles en sachant qu’il n’y aura pas de solution matérielle, scientifique ni spirituelle nouvelle. Cette situation est quasiment définitive. L’homme a tous les éléments pour aller vers une société viable ou une déchéance généralisée. Il n’y a plus de solution nouvelle, rien que des problèmes d’ordre social et des solutions concevables en combinant les éléments et valeurs du passé. Il se peut bien que le progrès et l’ordre des valeurs incarné par les élites de tout genre (artistes inclus) devienne un nouvel ordre social lorsque ces valeurs vont être appliquées par une part croissante de la population (L’avenir ne repose-t-il pas sur l’extinction des masses. Auquel cas, Johnny a bien fait de remplir les stades et les joueurs de foot ont raison d’empocher le max avant que les masses ne déclinent. Quoique, la tendance ne s’inverse pas pour l’instant. Le concert de U2 reste l’essentiel dans la consommation des classes et des masses. Comme du reste le légume bio. Laissez tomber, ce ne sont que des boutades)


Pour ne pas conclure, car de conclusion il n’y a point, mais pour achever ces réflexions, on s’en tiendra à ce constat d’un monde qui a joué à se perdre en perdant ses valeurs, un monde qui se cherche, une société d’individus dont le salut sur terre dépend plus d’un opportunisme, d’un savoir-faire, que d’un savoir être. Pour le reste, les signes de décadence et de fin du temps se dessinent dans le monde de l’édition. Que d’aventuriers de la prophétie, la prospective, des Cassandre avec un neurone, des opportunistes dans le monde des livres, des analystes décorés des palmes institutionnelles, des millénaristes de salon, des ego en mal de reconnaissance prêts à dealer du catastrophisme, une bande d’ignares jouant les savants et prédisant un avenir imprévisible, qui se montent le bourrichon avec des lubies de déclin et de climat. Vraiment, le signe d’une époque qui ne finit pas, d’un chaos dans la pensée, de valeurs devenues opaques et noyées dans des pensées obsessionnelles, vertige du carbone, apocalypse thermique, déluge de microbes. Chacun raconte ce qu’il veut. L’époque est au n’importe quoi. Et DSK qui comme Sarkozy, se perd dans l’agir, dans la panique, dans l’urgence, croyant que l’heure des régulateurs est arrivée. Il n’y a pas de pilote ! Et c’est peut-être une bonne nouvelle !

*** quelques notes sur la décadence. 


Décadence, série de faits censés être opposés au progrès. Définir la décadence suppose qu’on puisse statuer sur le progrès et les critères permettant de qualifier les faits comme participant au progrès. 


Diké, la mesure, l’ordre, la justice. Hybris, réservé aux aristocrates, aux puissants. La démesure, l’excès. Notion philosophique, formelle. Mais aussi morale. L’hybris est en quelque sorte une anticipation du péché dans la Grèce pré socratique. Question aussi de proportions et disproportion. Il y a une esthétique et une mathématique de l’excès.


Caton l’ancien a décrit la décadence au sein de la République romaine. Il est resté comme celui qui a corrigé les mœurs. Cicéron a suivi Caton. C’est Juvénal, auteur de plusieurs formules dont le « pain et les jeux », qui peint un tableau édifiant de la décadence des élites romaines, féminisation, dépravation, luxe. Rome est devenue une ville difforme, grotesque, un gigantesque lupanar.


Les dignitaires de l’Empire n’ont pas perçu la chute et le déclin comme nous Modernes, le percevons, avec l’appui des textes et l’ajout d’un sens découlant de l’idée de progrès. Ennemis de l’extérieur, les peuplades germaniques, démission des peuples intérieurs. La décadence n’a été comprise que rétrospectivement.


Décadence, notion classique, issue de la Renaissance. Esthétique. La chute de Rome est incompréhensible pour les humanistes de la Renaissance.


Montesquieu s’est aussi penché sur les causes de la chute de l’Empire. 14 ans après l’esprit des lois, on publie les considérations sur la grandeur des Romains et leur décadence.


Fin du Second Empire, défaite de 1870, l’idée de déclin refait surface. La fin d’un monde est évoquée. Paul Bourget évoque Stendhal, Taine, décrivant dans un essai psychologique la névrose, l’inquiétude, le pessimisme, la nervosité et la mélancolie de cette génération atteinte de déliquescence. Et en 2009 ?


Décadence, notion moderne, comme le césaropapisme. Notion forgée au 19ème siècle dans un sens moral. Disproportion comme dans l’hybris mais dans une acception morale. Les artistes, les aristocrates, se sont signalés par leur posture décadente. Figure du dandy. Décadentisme, mouvement littéraire entre naturalisme et symbolisme signant la crise du roman. Crise spirituelle. Face à la montée du rationalisme et du scientisme.


Spengler, intérêt pour la décadence de l’Empire et prophète du déclin. Pourtant, l’Occident n’a pas décliné mais s’est métamorphosé après deux conflits meurtriers.


La décadence est-elle le processus ordinaire consécutif à la grandeur d’une société, ou du moins, ses élites. Ou alors l’expression d’une crise spirituelle, d’une impuissance de l’âme à donner une direction et un sens à une civilisation dominée par la puissance et la technique ? Décadence comme mur face à un progrès spirituel. Une sorte de translation sur le côté au lieu d’une transformation (voir K. Wilber) Diversion, perversion des élites et divertissements vulgaires pour le peuple.



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