Le no man’s land de l’alcool

par Frankie
vendredi 8 juin 2007

Sujet tabou et hypocrite s’il en est...

Et cependant sujet à l’éventail infini de sentiments contradictoires. Mais nous arrive-t-il de réfléchir à ce no man’s land qu’est l’alcool et aux méandres qu’il emprunte ? De l’alcool de minuit où il est bon ton de trinquer, à ces événements qu’il faut fêter tout au long de l’année, de ces déjeuners et dîners mondains qui portent le verre à nos lèvres et nous font boire jusqu’à la lie, de cette tradition du vin, culture parmi les cultures, qui nous dispense de tout alcoolisme mais nous fait boire bien plus que de raison. De cet alcool qui nous fait devenir ami avec le monde entier pour nous entraîner vers un état de guerre selon l’humeur du moment. De cet alcool survolté à celui plus sombre qui nous fait voir le monde d’abord à l’endroit, puis l’instant d’après à l’envers. De cet alcool de solitude, bu dans une chambre désertée par tout espoir de voir un jour les choses changer. De cet alcool de misère qui jette à la rue et finit par être le dernier rempart contre la folie. De cet alcool agressif qui fait remonter à la surface les rancoeurs que l’on se trimballe en même temps que le désamour de soi et fatalement des autres. De cet alcool joyeux partagé autour d’un bon repas à celui plus lucide qui désinhibe au point de régler ce qui est en suspens, les non-dits et autres hypocrisies sociales. De l’alcool qui se boit ouvertement à celui qui se boit honteusement, à l’abri des regards.

De cet alcool qui rend créatif mais qui finit par vous ronger de l’intérieur ; de cet alcool qui ouvre un instant les portes de l’inconscient mais finit par vous terrasser tant le vertige est grand et les entreprises périlleuses.

De cet alcool que l’on croit ponctuel mais qui vous colle aux basques.

De cet alcool qui vous procure un sentiment d’immortalité avant de vous plonger la tête dans la cuvette au point de vouloir mourir.

De cet alcool devenu dernier recours avant de se mettre à hurler de voir tant de choses dégueulasses, de cet alcool, dernier barrage d’une pression professionnelle qu’il faut supporter, des autres qu’il faut subir et de cette vie qu’il faut endurer jour après jour avec pour seul horizon : un désespoir tenace !

De cet alcool qui vous fait dégueuler la vie !

De cet alcool que l’on croit être votre meilleur ami mais qui devient très vite votre pire ennemi et finit par vous tuer.

De cet alcool qui peut faire de chacun un assassin !

De cet alcool qui vous éloigne des autres quant il devient socialement gênant.

De cet alcool qui fait dire aux bonnes âmes : "Quel dommage qu’il (ou elle) boive ; je ne comprends pas !" alors que ces mêmes bonnes âmes se tapent des tonnes de petites pilules pour voir la vie en rose, sont addicts à la bouffe, aux séances chez le psy, et sont prêtes à croire le premier faux prophète venu : ces mêmes bonnes âmes qui ont elles-mêmes un comportement suicidaire s’érigent, quand il s’agit d’alcool, en paragon de la morale pour une seule raison : "l’alcool" est embarrassant lorsqu’il dépasse le cadre d’une soirée arrosée.

Il est facile de juger, facile d’asséner quelques vérités basiques, il est moins aisé d’essayer de comprendre ce qui soudain fait basculer vers cet alcool qui revêt tant de facettes aux yeux de celui qui boit.

L’alcool, vu par ceux qui ne connaissent pas le dérapage, est souvent assimilé comme toutes les addictions, à une fuite, un rejet de cette vie au profit d’un état sous influence, une lâcheté, un refus d’assumer ses responsabilités ; mais se demande-t-on si ces gens ne boivent pas pour oublier ce que l’on attend d’eux : une vie formatée et misérable.

Et puis il y a l’alcool des artistes, des poètes, des peintres, de ceux dont on sait que "les paradis artificiels" ont été le moteur de leur création :

Il y a le poète du vin : Omar Khayyam et ses "rubaiyat"

"Puisque c’est aujourd’hui mon tour de jeunesse,


j’entends le passer à boire du vin, car tel est mon bon plaisir.
N’allez pas, à cause de son amertume, médire de ce délicieux jus,
il est amer que parce qu’il est ma vie."

"Boire du vin et me réjouir, c’est ma manière d’être. Etre indifférent pour l’hérésie comme pour la religion, c’est mon culte. J’ai demandé à cette fiancée du genre humain quelle était sa dot ; elle me répondit : j’ai pour dot la joie de ton coeur."

Baudelaire, celui pour qui l’imagination était "reine des facultés", qui aura tenté de tisser et de démontrer les liens entre le mal et la beauté, la violence et la volupté, écrivait : "Tout enfant, j’ai senti dans mon cœur deux sentiments contradictoires : l’horreur de la vie et l’extase de la vie." (Mon cœur mis à nu)

Celui qui se noyait dans le sein de la "fée verte" écrivait à son sujet :

"Le vin sait revêtir le plus sordide bouge
D’un luxe miraculeux,
Et fait surgir plus d’un portique fabuleux
Dans l’or de sa vapeur rouge,
Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux.

L’opium agrandit ce qui n’a pas de bornes,
Allonge l’illimité,
Approfondit le temps, creuse la volupté,
Et de plaisirs noirs et mornes
Remplit l’âme au delà de sa capacité.

Tout cela ne vaut pas le poison qui découle
De tes yeux, de tes yeux verts,
Lacs où mon âme tremble et se voit à l’envers...
Mes songes viennent en foule
Pour se désaltérer à ces gouffres amers.

Tout cela ne vaut pas le terrible prodige
De ta salive qui mord,
Qui plonge dans l’oubli mon âme sans remords,
Et charriant le vertige,
La roule défaillante aux rives de la mort !

Jim Morrison qui disait : "Je bois pour pouvoir parler aux trous du cul. Moi inclus." Ou encore : " L’alcool est une manière de réagir à la vie dans un environnement surpeuplé." Et encore : "Pourquoi je bois ? Pour pouvoir écrire de la poésie." Ironie lorsque l’on sait que nombreux sont ceux qui ont prétendu qu’il s’agissait là de productions rédigées sous influence et qu’il n’y avait rien à comprendre. Plus facile que de tenter une expérience de lecture bien plus intense qu’un banal roman.

A l’inverse, Jackson Pollock, l’un des plus grands peintres américains du XXe siècle, pour qui l’art était source de décharge émotionnelle, réalisa sa plus belle production durant les années où il ne but pas. Celui qui exprimait son univers intérieur en libérant ses angoisses et sa colère sur le papier ou sur la toile, celui qui se passionnait pour l’art primitif dont les expressions rageuses et impulsives s’accordaient à son comportement, s’affranchira de l’alcool momentanément, puis l’alcool reviendra dans sa vie et il ne fera plus rien, comme le raconte si bien le film réalisé et interpreté magistralement par Ed Harris.

Oui, les êtres qui boivent sont dans un no man’s land que seuls ceux qui ont bu peuvent comprendre.
Parfois, vous vous retrouverez avec un de ceux-là à un comptoir : il vous fera rire puis vous agacera, vous irritera sans doute, mais il y a des chances aussi pour que vous appreniez de lui. Au-delà des convenances et des a priori, au-delà de la "normalité" sociale et des pseudo conventions, pour certains d’entre eux, se cache derrière leur verre une bien grande lucidité sur ce monde, comme s’ils avait sondé le coeur de l’humanité, et n’ayant trouvé aucun écho à leur douleur, lui préfèrent encore la solitude de l’alcool et son no man’s land...

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