A propos des noyés de toutes les mers, jamais nous n’avons été à la fois autant modernes et primitifs

par Serge ULESKI
mardi 19 mars 2024

 

Il croyait nager dans le bonheur mais sans bouée… pour son malheur.

Mer houleuse puis déchaînée... quand le naufrage arriva, une fois par-dessus bord, il but une première tasse puis une seconde ; la troisième l’emporta sans rémission dans les hauts-fonds qui sont aussi les bas-fonds de l’existence humaine.

Naufragé noyé, jamais son corps ne se fixa. Dérivant... il traversera toutes les mers, une fois, mille fois, tel Sisyphe, en silence, aussi silencieux que nos sous-marins, tantôt dans le froid, tantôt dans la douce chaleur des eaux tropicales porté par le fameux Gulf Stream.

Le plus surprenant est le fait suivant : son corps ne se décomposa jamais et nul n’y porta atteinte. Text

La notoriété grandissante de ce corps attira nombre de curieux ; très tôt, lui et lui seul (allez savoir pourquoi ! Etait-il élu "Noyé de l'année" par la faune sous-marine ?), eut la visite des baleines, dans un premier temps ; dans un second… celle de plusieurs calamars géants ; il est dit que l’âme de Jules Verne vint le visiter ; taquine, elle lui chatouilla la plante des pieds (il était déchaussé) mais sans effet ; celle de Némo, âme "mollusque nautilus", ne voulant pas être en reste, fit le déplacement ; elle aussi chatouilla l'intéressé (sous les bras) ; son corps ne réagit toujours point.

Cétacés, méduses, squales... tous attendaient (au tournant ?) Cousteau ; du moins son âme ou bien un émissaire ; en vain ; il ne jugea pas nécessaire de se déplacer.

Mort au monde, les yeux éteints, condamné à errer sans fin, sans but véritable... corps intouchable, aujourd’hui, bien des années après, il dérive dans l’obscurité hors d’atteinte des filets d’une pêche intensive, toujours en mouvement et léger, éternellement porté par les courants marins.

Si les grandes fosses profondes n'ont plus de secret pour lui, les bras étirés, son corps formant alors une croix, au regard de ses mouvements, ceux de ses bras en particulier, c’est un peu comme s’il dansait une chorégraphie qu’un chorégraphe imaginaire aurait inventé pour ce corps à la dérive, pour lui seul ; corps intact ; corps inaltérable.

Insaisissable, il est maintenant établi par le "comité élu de la faune marine" à une écrasante majorité que ce Corps incarne assurément tous les corps de tous les naufrages marins et existentiels qui, noyés, ont un temps dérivés incognito, anonymes car sans papier… avant de se poser sur le fond, avant de trouver le repos ; à cette différence près néanmoins : ces corps-là ne sont plus de ce monde, celui des profondeurs ; vertébrés, pieuvres, crustacés, mollusques s'en sont très vie occupés ; ils les ont grignotés, sucés, tranchés, déchirés tous ces corps qui ont longtemps hurlé au supplice dit-on ; les baleines, mammifères fraternels, éprises de compassion, se sont à nouveau portées volontaires ; de leur chant, elles ont tenté de les consoler ; déjà, il était trop tard ; désintégrés ils sont… car toutes ces créatures sous-marines ne cessent de s’en repaitre jusqu’à plus soif, jusqu’à plus faim… de ces corps maintenant figés sur des fonds baptismaux ; corps privés du secours de la religion car hors d’atteinte ; en effet, les dieux ne descendent jamais aussi bas… jamais aussi profond ! Eux qui ne connaissent que l’ascension et ses hauteurs, cimes et autres sommets…

Et c’est maintenant dans nos assiettes qu’on les retrouve entre mercure et dioxine... tous ces corps ; dans nos assiettes, attablés ; oui, dans nos assiettes ! Tenez ! Dans la chair de ce poisson grillé, poché ou poêlé ; ou bien dans celle de ce homard – chaîne alimentaire oblige ; même si d’autres consommateurs, qui ne craignent rien, tête en l’air, « in-soupçonneux », les consomment marinés et crus. C’est vous dire ! Il faut admettre que ces derniers n’ont pas idée ; ils n’ont idée de rien.

Oui ! Mille fois oui ! Ils nous reviennent... tous ces corps de toutes les mers, de tous les pays… dans nos assiettes, à l'extrémité de nos fourchettes (entre deux arêtes ?), tranchés, noyés à nouveau dans des sauces savamment composées, puis, le mords aux dents, là, au fond de notre estomac (le fond, encore le fond !), une fois mâchés, quelques heures durant, très vite livrés à la voracité d'enzymes à l'acide chlorhidrique.

Arrive alors la défécation ; rejetés à l'eau... la chasse tirée, ces corps regagnent les fosses mais... septiques celles-ci et non dubitatives pour autant - rien de comparable donc avec celles des océans aux profondeurs énigmatiques et inquiètes ; les fosses puis les rivières - affluents et confluents -, puis les fleuves et les estuaires enfin... avant la grande échappée - entre deux marées ; lune et terre conjointement de la partie - suite à une poussée irrésistible : celle de l'éternel retour du même avec le même car il n'y a pas d'échappatoire ; tout n'est que... attraction et ressassement.

Inutile de se raconter des histoires : nous mourrons tous de "déjà vu"... de "déjà trop vu", mille fois. 

Oui, de tous ces corps nous nous en nourrissons par milliers, par millions ; anthropophages, nous ne cessons de nous servir du corps des autres et d'en redemander, jamais repus ; des corps de ceux qui semblent destinés à nous nourrir sans fin, sans pitié que nous sommes à leur égard.

Après la chaîne alimentaire… c’est de la division de l’exploitation des ressources humaines qu’il est question : les uns destinés à nourrir les autres.

Oxygène, carbone, hydrogène, azote, calcium, phosphore… décidément... ils nous auront tout donnés ; ou bien plutôt, on leur aura tout pris jusqu’à leur dernier atome de vie dans leur mort de naufragés noyés : nourriture non pas céleste mais bien plutôt... vingt mille lieues sous les mers.

Vraiment ! Jamais nous n’avons été avec une telle détermination insouciante, à la fois autant modernes et primitifs : capables de tout nous sommes et... sous une seule contrainte : celle de notre capacité à l'être et à vouloir le demeurer coûte que coûte car c'est de notre survie qu'il s'agit.

Tenez !

Hier j’ai mangé du Sénégalais (oui, j’ai fini par identifier leur nationalité à tous avec l’aide d’un historien culinaire… expert en saveurs, petit-fils d’un fonctionnaire colonial - alors, vous imaginez !) ; avant-hier, de l’Ivoirien et de l’Irakien ; en revanche je serai bien en peine de vous donner leur sexe.

La semaine dernière, je crois bien avoir eu affaire à un Afghan… de loin le plus savoureux ; en effet, le cabillaud que j’ai cuisiné n’avait pas son goût habituel. Et quel goût ; unique ce goût !

Aussi, à notre corps défendant il est vrai, force est de conclure ce qui suit en toute lucidité et en toute bonne foi : nous avons et ne cesserons plus d'avoir tous... un peu de ces "noyés" en nous maintenant. Plus moyen d'y échapper et d'en réchapper ; plaquettes, poumons, coeur, foie, reins, muscles... comme ressuscités en nous, ils reprennent la route... leur voyage - certes en circuit fermé cette fois-ci ! dans les limites de nos corps circonscrits par nature, prisonniers que nous sommes ; en nous donc tous ces noyés mais aussi... avec nous ; et c'est l'éternité qui s'offre à eux à présent... puisque nous tous, nous ne mourons jamais vraiment ; un miracle donc cette opportunité d'éternité... à leur grand étonnement car ils ne pouvaient pas en espérer ni en attendre autant, c'est sûr ! 

Comme quoi... il se pourrait bien que l'on puisse compter sur une absolution non pas totale (faut pas charrier non plus !) mais partielle ; et c'est toujours ça de pris (encore l'accaparement !) ; faut dire que... magnanimes et généreux du peu et avec le peu qu'ils possèdent, les Pauvres n'en finissent jamais de prêter aux Riches toute l'attention que ces mêmes Riches n'ont jamais su ni voulu leur offrir en retour. 

 

 

 

P.S.

Après la publication de ce texte, l'événement suivant se produisit : tous les thuriféraires de la dénonciation du "Grand remplacement" et de la menace d'une submersion migratoire de notre Continent européen, la mort dans l'âme, tous ont dû se reconnaître vaincus. Car, cauchemars de tous les cauchemars... cette menace maintenant effective, bien réelle à leurs yeux - yeux à la vision hallucinée -, c'est en eux qu'ils la portent ; vampirisés, possédés, infiltrés ils sont ! 

Dans un premier temps, des politiques ( un parti en particulier) recommandèrent de ne consommer que du poisson d'élevage ; l'aquaculture fit alors un bon gigantesque ; les investisseurs firent fortune. 

Insatisfaits face aux recommandations qu'ils jugeaient trop timorées... dans la panique, d'aucuns ont chercher à s'offrir un renouvellement complet de leur capital sanguin, avec, certificat à l'appui... un sang pur pour abreuvé le sillon de leur psychose ; d'autres plus fortunés... le remplacement de quelques-uns de leurs organes vitaux : greffes foie, reins ;

En revanche, nombreux sont ceux qui, privés de moyens et d'espoir... ont fait le choix du suicide sans épargner femmes et enfants, frères et soeurs, oncles et tantes, petits-enfants (même de grande taille), ascendants et descendants ; d'autres moins courageux ou perspicaces, dans un va-et-vient, entrée-et-sortie, incessants... on finit patients des hôpitaux psychiatriques au terme de mille rechutes car aucune pharmacopée n'était capable de venir à bout de ce sentiment inexpiable à la fois de trahison, d'impuissance et de dégoût d'eux-mêmes ; souillés, ils se jugeaient maintenant indignes de tout.

Plus grave sans doute, une chasse vengeresse prit pour cible tout individu ( homme ou femme... adulte si possible... même si...) dont la couleur de peau pouvait laisser entendre (des non-voyants étaient de la partie ; canne blanche d'une main, matraque de l'autre), entendre et voir ( des mal-entendants ne souhaitaient pas être en reste ; sonotone en appui) un spécimen en chair et en os jugé coupable mais sans procès équitable, de la souillure criminelle dont tous se sentaient les victimes. Débordée, submergée (noyée ?)... la police baissa très vite les bras face au nombre croissant de pogroms ; une partie de leurs membres, durant leurs congés ou bien après leur travail, en fin de journée... participèrent à cette chasse ; tous s'étant très vite crus devoir partager auprès des assaillants-lyncheurs leur expertise dans le domaine de la "ratonnade". Comme quoi, on ne se refait pas. Jamais ! Quand ça vous tient, ça ne vous lâche pas !

Folie, suicides collectifs, massacres, vendetta, épurations ethniques en veux-tu, ben... en-voilà, c'est une grande partie de la population européenne qui sombra ; blancs, noirs, jaunes, rouges, verts... le Continent perdit près de 60 millions de ses habitants.

La carte et le territoire ayant le vide en horreur, devinez quoi : il fallut alors...du Continent africain, en faire venir autant.

P.-S

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