Féerie pour une autre campagne

par Argo
mardi 17 avril 2007

Il est une lointaine et mystérieuse contrée où tous les cinq ans, les gueux organisent un grand carnaval et élisent leur roi. Ce pays singulier est organisé en cités, puissantes ou faibles, populeuses ou clairsemées, aisées, défavorisées, rouges, noires, souvent en guerre les unes contre les autres, toujours confuses, intolérantes inextricablement.

Quelques mois avant l’élection, chaque cité commence par désigner le grand prêtre qui va la représenter. A cette occasion, les gueux (vous et moi) se manifestent peu. La vie n’est pas facile et ils sont trop occupés à suer obstinément et sans grâce pour le compte des mages qui les gouvernent.

Cette année, il y a douze grands prêtres, dont une femme. Une dame entre le roi et ses valets ? C’est rare. Elle admire Jeanne d’Arc cette « petite bergère qui a endossé un habit d’homme pour pouvoir sauver la France  » comme elle aime à nous le rappeler. Mais si la pucelle avait ses voix, la donzelle peine encore à trouver les siennes.
A côté de la bergère, on trouve un « bon berger ». Il a connu un certain succès dans l’entreprise de ramener au bercail les brebis égarées, d’en faire un troupeau qui lui appartienne. Le seigneur des agneaux ! En dépit d’un charisme limité et d’une maladresse bien compréhensible à chaque fois qu’il tente des mouvements de gauche, il convertit en grand nombre. Promesses de verts pâturages...
On compte aussi des méchants, le « Petit Nicolas » et le « Grand Méchant Loup ». Bizarrement, le premier effraie plus que le second. Signe des temps ? Le « Petit Nicolas » est « un garçon turbulent et un peu rebelle, qui fait parfois preuve d’hystérie et souvent d’immaturité  » (source Wikipedia). Le « Grand Méchant Loup » est une figure récurrente des élections de la contrée. « Il personnifie le danger, l’inconnu, le monde extérieur, la punition en cas de désobéissance  » (source Wikipedia).
Sorti de la bande des quatre, on ne trouve guère qu’une poignée de personnages hétéroclites aux destins électoraux improbables. Une faucille et quelques seconds couteaux émoussés. « Rien de plus poétique et de plus absurde » (H Beyle Souvenirs d’égotisme). Toujours prêts à se révolter, ils nécessiteraient un sérieux rémoulage pour parvenir à aiguiser les appétits.

Dès que les grands prêtres sont connus, la campagne s’emballe. Les elfes médiatiques entraînent gueux et grands prêtres dans une folle sarabande, rythmée par la musique des gourous ménestrels... Jusqu’au scrutin. Pas d’unisson ! Aucune voie mélodieuse ne peut rompre la cacophonie de douze fanfares furieuses. Cuivres et cymbales ! Se trépider à pleines ondes... Frétiller jusqu’à l’épuisement. Dès lors, plus rien d’autre ne compte. Tant que le nom du prochain roi n’est pas connu avec certitude, on n’ose plus prendre de décision. On regimbe à la moindre initiative.
Parfois, une manifestation contre les abus de pouvoir de la milice dégénère en affrontement. Des hordes de jeunes mécréants envahissent le cœur de la cité et perturbent les cérémonies. Ce n’est pas grave. Ils détruisent quelques statues, des icônes... dans les temples... Les gueux ont tôt fait de mettre ces tristes événements sur le dos du prévôt et la renommée des grands prêtres est à peine égratignée. L’essentiel pour la plupart des gueux est que leurs chaumières soient bien gardées. Que leurs murs demeurent imperméables et robustes. Qu’on protège leurs petits privilèges, eurs précieux revenus, leurs vastes corporations. Le confort et le paraître... Ces peurs : voilà bien les clés de leur survie !

Les grands prêtres l’ont bien compris. Ils parlent beaucoup de justice sociale et de sécurité, mais ils ne font pas grand-chose pour prévenir les incidents. Qu’une violente jacquerie éclate dans une cité. On finira par l’oublier. Ou pire, on s’y habituera. Les coupables sont arrêtés. Le mal est fait et les pertes irréversibles ? Peu importe ! Les mages pensent plus qu’ils ne transforment. A peine veillent-ils à ce que les charrettes ne cahotent pas trop vite sur le pavé des cités... Que rien ne bouge. Pétrifier la contrée... C’est le cadeau de la méduse électorale.

Au fil des siècles, la magie est devenue la seule manière tolérée de se combattre entre ennemis politiques et la violence physique a été bannie. De nos jours, les mages n’utilisent plus guère que les sorts pour s’affronter. Chaque sort attaque un aspect spécifique de la cité adverse : la réputation, la compétence, l’intégrité morale, le bilan du règne écoulé, la vie privée de son grand prêtre... Les attaques portent rarement sur le fond.

Jadis, les cités s’organisaient autour de grandes idées. Cette pratique s’est perdue. Peu à peu... Aux idées on s’est mis à préférer dogmes, sortilèges, incantations des grands prêtres et faits divers. A présent, ces choses tiennent lieu de colonne vertébrale aux squelettes politiques des citoyens de la contrée. Et les grands courants de pensée sont au climat politique ce que le Gulf Stream est devenu à celui de la planète. De moins en moins influents. Les gueux ont trop joué avec les gaz délétères ! Ils en connaissaient pourtant les dangers. Et ils vont continuer. Jusqu’à s’en pourrir l’éther... A s’obscurcir le ciel... Quand le soleil des idées aura disparu, ils pourront louvoyer confortablement à l’abri de certitudes sans ombre. Triste !

Régulièrement, des instituts de sorciers mesurent les intentions de vote des gueux. On appelle cela des sondages. En dehors des sorciers eux mêmes, nul n’en connaît l’alchimie exacte. On sait seulement que les sorciers commencent par demander leur avis aux gueux et qu’ils évitent ensuite soigneusement d’en tenir compte. Au prétexte qu’une forte majorité de gueux aurait développé une propension certaine à dissimuler ses convictions allant, fourberie inouïe, jusqu’à mentir sur ses intentions de vote.

A quelques mois de l’élection, les sondages n’ont aucune signification mais c’est là qu’ils ont le plus d’influence. Les mages les utilisent pour distribuer les cartes électorales, camper le décor. Il ne faudrait pas que le peuple s’égare dès le départ. On a même vu des sondages déterminer le choix d’un grand prêtre. Plus on avance, plus les sondages peuvent devenir déroutants, par exemple quand un grand prêtre passe de 6% à 25% d’opinions favorables en deux mois. A se demander si des millions de gueux l’ont soudainement découvert alors qu’il est présent depuis dix ans. C’est que les gueux sont beaucoup trop ignorants de la magie et des sortilèges. Ils mésestiment la capacité de certains de leurs grands prêtres à se transformer en poulpes politiques et à se doter, à l’instar de leurs congénères à sang bleu, d’une faculté stupéfiante pour changer de couleur et de forme en fonction de leur environnement immédiat. Ils ignorent également trop souvent le penchant naturel des sorciers à se mélanger les pinceaux dans la potion magique de leurs tripatouillages statistiques. A changer le plomb en fonte !

Au fur et à mesure que se rapproche la date de l’élection, les sondages deviennent de plus en plus précis et fiables. A une encablure du but, leur précision est devenue telle que les grands prêtres et les mages en interdisent sagement la publication et se les réservent pour eux seuls. Ils le font pour le bien des gueux... Afin d’éviter que ces derniers ne finissent par s’embrouiller les idées à force d’y voir trop clair. Ils pourraient en oublier d’aller voter... Ou donner leur voix au favori. Juste pour être sûrs de gagner et se venger de l’incertitude dans laquelle les mages les tiennent. Voilà le risque !

Quand les sondages se tarissent, les mages ont recours aux rumeurs afin d’alimenter l’appétit immodéré des gueux pour les jeux du cirque électoral. Paroles sans voix (selon l’expression de Nietzsche, un vieux sage de cette contrée) pour des voyeurs sans vision, les rumeurs ainsi que les sondages amusent considérablement les gueux. Beaucoup plus que les programmes des grands prêtres auxquels ils ne comprennent finalement pas grand-chose.

Les grands prêtres, soucieux de ne pas froisser leurs ouailles, évitent soigneusement d’aborder les sujets trop ardus (la dégradation climatique, les questions sociales, le marché du travail, la place de la contrée dans une économie mondialisée). C’est consigné par écrit dans leurs programmes et on n’en parle plus ! De toute façon, à quoi cela servirait-il que les grands prêtres expliquent ce qu’ils comptent faire d’important ? Dès que l’un d’entre eux est élu roi, il n’est plus obligé de faire ce qu’il avait dit... C’est la règle en cette contrée.

A grand renfort d’autocritique et de dépréciation nationale, sentiments centraux de la conscience des peuples de la contrée, on a peu a peu discrédité les grands prêtres et leurs programmes électoraux. Une majorité de gueux s’est mise à préférer la politique télé-réalité aux grands débats d’idées. « Loft story » ou « Koh-Lanta » d’une campagne où on élimine plus que l’on ne choisit. Les jeux du cirque ! Ca leur paraît plus clair, plus honnête. Le grand jeu du « Kibezki » ou la roue de l’infortune... Ils en réclament ! Qui a détourné des millions... Moustaches ! Des fifres et des maîtres... Voilà ce qu’ils aiment. Ca les éloigne un temps des déceptions de la triviale poursuite de leur fragile bonheur personnel. Ca ne les dérange pas de voter par défaut dans une élection à un tour. Si cela se reproduit cette année, et Dieu sait si c’est probable, ils organiseront une grande procession dans les rues des cités, entre les deux tours. Ils éructeront leur indignation à la face de ceux qui n’auront eu que le tort d’appartenir à une autre religion. Et de l’avoir exprimée, pendant qu’ils se déchiraient entre eux ou partaient traquer le brochet... Ils brandiront des principes absolus pour masquer leur indigence politique. Le 22 avril ne te découvre pas d’un fil... Jusqu’au 6 mai, fais ce qu’il te plaît. C’est ainsi !

Heureusement les choses changent dans la contrée. Les gueux prennent conscience de leur pouvoir. Ils veulent peser dans les débats et font savoir dans leurs gazettes qu’ils finiront par se lasser des jeux. Certains grands prêtres quittent la campagne. En 2002, on en a même vu un abandonner la religion...


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