De la fiction démocratique
par Sylvain Reboul
lundi 4 septembre 2006
L’idée de démocratie apparaît contradictoire, ou en tout cas suppose réunies des conditions de possibilité irréalistes. En quoi ?
En ce que, prise à la lettre, elle prétend exiger que le peuple se gouverne lui-même directement ("gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple"), non seulement en ce qui concerne la définition des lois générales, mais aussi en ce qui concerne leurs applications particulières dans les domaines exécutif et judiciaire, voire éducatif. Tous les pouvoirs au peuple sur le peuple, telle semble être la définition de la démocratie idéale. Or, dès Platon, et dans toute l’histoire de la philosophie, cette prétention démocratique a été soumise à une critique radicale (ou de principe) sur trois points.
1) Le peuple est spontanément une multitude nécessairement désunie et divisée en conflits de valeurs et d’intérêts incompatibles : les riches contre les pauvres, les dominants contre les dominés clivés selon une hiérarchie nécessaire à tout ordre social spontané, les croyants et les non-croyants, les puissants et les faibles, etc.
2) Le peuple est formé dans sa majorité d’ignorants de la chose publique et des exigences qu’elle implique, et ne peut, de ce fait, être raisonnable, en cela que les opinions qui s’opposent entre elles, en son sein, sont toujours particulières, et donc passionnelles, et aveugles à l’intérêt général et au long terme, ou pire, se prétendent seules conformes à un intérêt général contre les autres, rendant celui-ci introuvable.
3) Ce peuple, qui en tant que tel n’existe pas, ne peut se réunir en un seul corps pacifique ou pacifié, et donc se mettre à exister, que sous la contrainte d’un pouvoir unificateur, et il est contradictoire de faire que ce pouvoir puisse exercer cette autorité unificatrice indispensable et, dans le même temps, être soumis à la multiplicité changeante des opinions et à la contestation permanente de cette autorité par des gens qui prétendent dénier cette autorité en la contrôlant et en la soumettant à leurs revendications contradictoires et fluctuantes. Sans transcendance d’un pouvoir autonome fort, il ne peut exister de corps politique ordonné, et encore moins de souveraineté populaire.
Cette vision de la démocratie a donc conduit nombre de philosophes à en contester l’idée même, en la présentant comme la forme la plus extrême de la tyrannie (Platon), soit de tous contre tous (anarchie violente), soit sous la forme du despotisme d’un chef suffisamment charismatique pour diriger les dominés en leur faisant croire, par identification à sa personne, qu’il est l’expression même des passions collectives religieuses, ou politiques pseudo-spontanées qu’il suscite et exploite (ex : nationalisme exclusif et exacerbé, ainsi que toutes les formes de ce que l’on appelle aujourd’hui le populisme démagogique, ou de la flatterie politique). Rousseau lui-même ne disait-il pas dans son Contrat social que la démocratie ne peut valoir que pour des dieux parfaits et parfaitement unis car totalement raisonnables (sans passion), et non pour des hommes ? De même Kant affirme-t-il que la démocratie tend à fusionner les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, ce qui est la marque du despotisme liberticide. Sans vertu des citoyens, pas de démocratie possible, avait déjà averti Montesquieu. Hegel rend responsable l’idée de démocratie directe qui pose les droits subjectifs des citoyens (droits de l’homme et du citoyen) comme fondement des droits objectifs (collectifs) de la terreur révolutionnaire. Donc, la démocratie serait le pire des régimes possibles et, au pire, absence de tout régime politique et de toute vie civique pacifiée, car cause originelle de désordres et de violences généralisés et indifférenciés (état de nature comme état de guerre).
Mais cette critique bute nécessairement sur la question de savoir sur quoi fonder l’autorité politique pour la rendre non despotique ou légitime (juste aux yeux des gouvernés), dès lors que la transcendance du pouvoir ne peut plus être référée à Dieu ou à un quelconque ordre divin salvateur révélé et éternel sacré (indiscutable). La raison, apanage des seuls philosophes selon Platon, ne peut en politique fournir, clé en main, de définition concrète et univoque de l’intérêt général, car celui-ci suppose des choix entre des valeurs fondatrices concrètement divergentes (sécurité/liberté, liberté/solidarité et liberté/ égalité) en réalité, et tout compromis raisonnable est nécessairement le résultat et l’enjeu des rapports des forces entre les diverses opinions. Il faut donc dire que nul ne détient la vérité en politique, qui ne peut être comparée en cela aux mathématiques et à la logique pures. Il faut donc bien, pour qu’un compromis soit trouvé, se rendre au principe majoritaire, c’est-à-dire à l’opinion la mieux partagée à tel ou tel moment, quitte à en changer ultérieurement. Ce principe déclare -et cela est une construction de l’esprit, à savoir une fiction raisonnable- que l’avis de la majorité fait office de vérité en politique ; ce qui implique que la minorité doit se soumettre au pouvoir de la majorité, jusqu’à ce qu’elle devienne elle-même majoritaire !
2) Sauf à prendre ce principe pour une réalité, donc à transformer cette fiction en illusion, un tel principe suppose que des spécialistes de la chose publique élus par la majorité soient chargés de représenter les citoyens afin de définir une ligne politique majoritaire cohérente, et de la faire appliquer par d’autres spécialistes formés à interpréter la loi et à sanctionner les citoyens qui la violeraient.
3) La démocratie réelle ne peut être qu’indirecte, et en cela organiser, de quelque façon que ce soit, la délégation du pouvoir théorique des citoyens en démocratie au profit d’une minorité de gouvernants ou de responsables politiques qui décident à leur place, sous la réserve toutefois de se faire éventuellement chasser du pouvoir aux élections suivantes, si la majorité change et s’ils n’ont pas satisfait aux attentes, même confuses, de leurs électeurs. Autant dire que la démocratie pure, qui serait considérée comme réalisable, ne peut être qu’une illusion, et que, si on veut éviter qu’elle ne le soit, il convient de la limiter à la démocratie dite indirecte, c’est-à-dire au pouvoir autonome temporaire (mais pas indépendant) des responsables majoritairement élus sur les citoyens.
Mais ce pouvoir démocratique indirect lui-même n’est légitime que s’il prétend se fonder sur l’idée de souveraineté populaire, et si les représentants gouvernants se disent au service de tous les citoyens-électeurs, non seulement de ceux qui les ont élus mais aussi de ceux qui n’ont pas voté pour eux. Ainsi les dirigeants démocratiques doivent nécessairement se soumettre au droit qu’ont les citoyens de critiquer leur action, voire de résister pacifiquement et publiquement à tel ou tel projet de loi qui serait jugé contestable par telle ou telle fraction d’entre eux, majoritaire ou non. Les représentants élus doivent donc à la fois diriger les citoyens, décider pour eux, et leur donner le sentiment qu’ils sont dirigés par eux. La démocratie indirecte ne serait donc une réalité (une non illusion) qu’au prix d’une contradiction latente, alors que la pure démocratie, seule cohérente dans son concept, serait une pure illusion, si on voulait l’appliquer réellement. Comment sortir de ce paradoxe, tout en préservant l’idée démocratique comme principe politique régulateur, dès lors que tout autre est dépourvu de légitimité, dans un cadre laïque qui sépare la politique du religieux et les dirigeants de tout pouvoir divin transcendant (extérieur et supérieur) ?
Une seule réponse est possible : il faut améliorer le fonctionnement de la démocratie indirecte, en faisant participer les citoyens au débat politique raisonné, sachant que les choix à faire sont toujours des paris incertains sur l’avenir, et qu’ils peuvent échouer, non seulement par la faute des dirigeants, ce qui serait un problème relativement facile à traiter, mais par la résistance du réel et des rapports de forces sociales qui n’ont pas été suffisamment pris en compte dans la définition des objectifs et des programmes.
Un choix politique est toujours celui d’un moindre mal, et la définition de celui-ci peut évoluer. Une majorité peut en remplacer une autre, et les gouvernants le savent : l’arbitraire de leur pouvoir est limité, et non pas supprimé par le pouvoir de voter des citoyens.
Il n’ y a pas de vérité en politique, seulement des essais, erreurs et correctifs alternant, plus ou moins risqués et avantageux pour le plus grand nombre. Comme le savait déjà Aristote, une démocratie indirecte se gouverne toujours plus ou moins au centre, pour convenir au plus grand nombre ; encore faut-il qu’il y ait très peu de pauvres et de très riches, et qu’une mobilité sociale effective puisse donner à tous l’espoir et le désir de progresser.