Etat « stratège » ou Etat « politique » ?
par Francis BEAU
lundi 11 décembre 2006
François Jeanne-Beylot nous a livré sur son blog, début novembre, quelques petites phrases sur l’Intelligence économique relevées dans les discours, les programmes, les interviews, de candidats à l’élection présidentielle. Parmi celles-ci, j’ai noté celle de Nicolas Sarkozy qui souhaite un Etat « stratège », sacrifiant ainsi à la mode très répandue du discours guerrier.
Je reproduis ci-dessous l’essentiel de la « phrase » relevée par notre ami blogeur citoyen :
« Je propose que l’Etat actionnaire joue son rôle, pas seulement en préparant des privatisations pour desserrer l’étau de la dette mais en n’oubliant pas qu’il doit aussi être un Etat stratège, garant de la préservation de nos intérêts industriels et technologiques fondamentaux.
C’est ce que font les Américains avec l’intelligence économique et avec les dépenses du Pentagone. ... » Sont cités ensuite les Japonais, les Chinois et la France avec ses pôles de compétitivité, son agence nationale de la recherche, et son agence nationale de l’innovation industrielle. Son propos se termine par : « Il faut aller beaucoup plus loin ».
Aller plus loin, c’est bien, mais aller où au juste ?
Comme François Jeanne-Beylot, qui a envoyé le jour même aux candidats une série de questions sur l’IE, on a envie d’en savoir plus, et on attend avec impatience la réponse de Nicolas Sarkozy.
Comme il semble que ce dernier n’ait toujours pas répondu, on pourrait lui demander en question subsidiaire de préciser sa pensée à propos de la notion d’Etat stratège (garant de la préservation de nos intérêts industriels et technologiques fondamentaux).
En effet, la stratégie est devenue une notion tellement fourre-tout, qu’il y a lieu de s’interroger sur le sens de cette expression. L’inconvénient de ce terme, bien qu’il soit particulièrement à la mode, est de faire une part belle à la dimension d’affrontement du « jeu » économique, et par là de participer à cette "confusion mentale à l’origine de nombreuses dérives" que dénonce Franck Bulinge dans un article paru sur Agoravox le 6 novembre dernier, intitulé « De l’espionnage à l’intelligence économique » (voir à ce sujet mon commentaire de cet article).
En attendant une réponse, on peut se livrer à une petite analyse de texte
A l’évidence, le propos de Nicolas Sarkozy ne se situe pas dans le cadre de la stratégie au sens propre du terme (faire évoluer une armée sur un théâtre d’opération jusqu’au moment où elle entre en contact avec l’ennemi - Petit Robert). Prise au sens figuré du mot, l’expression « Etat stratège » signifierait que l’Etat doit être capable de mettre en œuvre un "ensemble d’actions coordonnées, de manœuvres en vue d’une victoire"(Petit Robert). Tout cela est très bien, mais essayons de préciser la notion.
Une question de mots, ...
Le général Beaufre précise un peu la notion de stratégie dans des termes qui restent valables au sens propre comme au sens figuré : "le but de la stratégie est d’atteindre les objectifs fixés par la politique en utilisant au mieux les moyens dont on dispose".
Pour le Collège européen de Prospective territoriale[1], la stratégie est "l’art de faire concourir la force pour atteindre les buts de la politique" (Glossaire du Collège européen de Prospective territoriale). L’un de ses membres précise sa vision : "dans la démocratie athénienne, (les stratèges[2]) prenaient des initiatives pour convaincre la ville de faire des opérations militaires« ; »être stratège (c’est) avoir des idées fortes, avoir la capacité de trouver des moyens, (et les) mettre en œuvre" (Demosthenes Agrafiotis, Professeur à l’école nationale de santé publique d’Athènes - département de sociologie, membre du Collège européen de prospective territoriale).
Pour tenter une synthèse et ainsi mieux cerner la notion,
je dirais que, dans le langage courant, le terme « stratégie » est
employé pour désigner : un plan d’action (ensemble d’actions coordonnées) ou de manœuvre destiné à profiter
des opportunités et déjouer les menaces, dans un contexte conflictuel,
compétitif ou concurrentiel dans lequel forces et faiblesses sont des facteurs
clés dits « stratégiques », avec les moyens que la politique dont il
sert les objectifs lui accorde.
La stratégie est au service d’une politique qui lui fixe ses objectifs et ses moyens.
... des mots qui ont un sens
Tout ceci n’est bien sûr qu’une question de vocabulaire, et le vocabulaire stratégique s’applique bien évidemment à toutes sortes de conflits autres que guerriers (sociaux, commerciaux, ...), et peut même être étendu aux domaines de la concurrence ou de la compétition. On voit bien toutefois que le concept de stratégie, même au sens figuré, est indissociable des notions d’affrontement (en vue d’une victoire) et de mise en œuvre de la force.
Mais, dès lors qu’il s’agit de l’Etat et de ses relations avec d’autres Etats, le discours stratégique, fondé sur les rapports de force et la volonté de puissance ou de domination, devient à l’évidence beaucoup plus délicat à employer.
Si Nicolas Sarkozy veut simplement dire que « l’Etat stratège » doit "utiliser au mieux les moyens« dont il dispose pour »mettre en œuvre" la politique que son chef lui fixe, c’est très bien, mais cela reste une banalité. Le politique qui a défini l’objectif général (« la préservation de nos intérêts industriels et technologiques fondamentaux ») ne peut pas s’arrêter là : il lui reste encore à préciser la nature de ces intérêts et les moyens à mettre en œuvre pour les préserver.
Si le politique laisse au stratège le soin de préciser les objectifs et de fixer les moyens, ou s’il se laisse séduire ou influencer par ce vocabulaire stratégique au point de confondre sa fonction avec celle du stratège, la référence à la démocratie athénienne devient évidente, et le stratège cumule alors l’autorité politique et « militaire » avec des idées (fortes) ayant pour vocation de "convaincre la ville de faire des opérations militaires". On assiste alors à une dérive vers la logique d’affrontement, toujours tapie derrière les mots, et vers le recours final à la force. La référence au Pentagone, qui suit cette phrase dans le propos de Nicolas Sarkozy, peut laisser malheureusement craindre une telle dérive.
Il suffit, pour se convaincre de ce risque de dérive, de lire les « harangues » des nombreux théoriciens du "nouveau paradigme de la guerre économique« et de »ces nouvelles guerres économiques qui ne font plus couler le sang". Quel aveuglement que de s’imaginer qu’une « guerre économique » entre Etats peut ne pas se terminer en bain de sang, dans un monde aussi « tendu » que l’actuel, avec des déséquilibres aussi importants (culture, développement industriel, ressources naturelles, ...), des idéologies irrationnelles cristallisant les frustrations qui s’exacerbent, et des armes de destruction massives proliférant allègrement !
Un Etat « stratège » au service d’une politique d’Etat
Si la volonté de dominer un concurrent, peut être considérée par une entreprise comme nécessaire, dans le cadre de relations commerciales, elle devient plus malsaine lorsqu’elle intervient à l’égard d’une nation voisine, dans le domaine beaucoup plus varié des relations entre Etats. Il devient alors indispensable, à mon sens, pour l’Etat, d’afficher clairement dans son projet politique que cette volonté de puissance se limite à se donner les moyens d’empêcher les autres de le dominer, c’est-à-dire à se défendre. La défense n’est en rien une posture passive, bien au contraire.
La nuance peut sembler toute théorique, mais elle n’en reste pas moins importante. Ne serait-il pas plus sage que le candidat aux responsabilités de chef de l’Etat, affiche clairement sa posture politique en proposant de mener une politique de « préservation » ou de défense "de nos intérêts industriels et technologiques fondamentaux", plutôt que de d’abuser d’un vocabulaire guerrier, certes viril, mais ambigu et sans grande signification si la démarche politique demeure pacifique ? Ne serait-il pas plus utile, et plus clair pour ses électeurs et pour la communauté internationale qui nous observe, qu’il en précise les objectifs et qu’il en définisse les moyens ?
L’Etat c’est moi disait de Gaulle qui s’exprimait là en homme politique, pas en militaire. C’est pour marquer cette primauté du politique sur le stratégique qu’il a confié dans la Constitution le rôle de chef des armées au chef de l’Etat : la conduite de la guerre est un acte politique, le reste, la manœuvre des forces est l’affaire des stratèges qui déploient les moyens dont ils disposent pour atteindre les objectifs politiques fixés.
[1] Le Collège européen de Prospective territoriale créé en 2004 à l’initiative de la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR devenue DIACT : Délégation interministérielle à l’aménagement et à la compétitivité des territoires) pour constituer une communauté de compétences européennes en matière de prospective régionale.
[2] Au nombre de 10, élus chaque année par l’assemblée du peuple et jouissant d’une autorité politique aussi bien que militaire.