De la crise de la représentation démocratique

par Sylvain Reboul
jeudi 25 janvier 2007

Si l’on admet que la démocratie organise le pouvoir des citoyens ordinaires sur la vie et sur le fonctionnement des institutions précisément politiques, un tel pouvoir est pour le moins aporétique.

Soit le peuple est politiquement uni et donc en position de savoir ce qu’il veut, soit il est divisé et alors ce pouvoir se déchire en volontés contradictoires, partisanes ou non, jusqu’au point même où l’on ne peut plus parler de peuple mais de multitude inapte à diriger directement les affaires de la cité, laissant à des hommes politiques organisés élus le soin de le faire à leur place, quitte à les renverser à la faveur de nouvelles élections. La démocratie se transforme alors en technocratie élective dans laquelle les citoyens n’ont qu’un contre-pouvoir négatif de limiter, voire de contester plus ou moins radicalement le pouvoir des politiques qui ne les représentent plus, en récusant la légitimité de ceux qui décident et gouvernent en leur nom. Le pouvoir des citoyens s’affirme alors dans la seule capacité de dire non sans qu’aucun oui ne puisse faire leur permettre de décider de quelque politique que ce soit (comme on l’a vu lors du référendum sur le TCE). Il s’agit alors d’une contre-démocratie (la formule est de P. Rosanvalon) au sens de démocratie tribunicienne du contre, c’est-à-dire contre la politique de la technocratie politicienne sans pour autant pouvoir instruire une politique substitutive sinon sous la forme de propositions irréalistes ou utopiques, et du reste peu cohérentes entre elles. Il y a donc une disymétrie entre le non et le oui : le premier est aisé et toujours peu cohérent et peu responsable des conséquences, le second exige un travail de connaissance de la réalité politique et juridique, des rapports de forces, et exige une régulation cohérente des fins et des moyens ainsi que du souhaitable et du possible que seuls des spécialistes de la chose politique peuvent définir (ligne politique) et mettre en oeuvre (tactique et autorité).

Ainsi la démocratie idéale ne peut être qu’une fiction, sauf sous la forme d’une théocratie élective, mais celle-ci à son tour a besoin qu’on croie que les représentants du peuple sont le peuple et que les gouvernants sont soumis aux gouvernés, ne serait-ce que négativement pour garantir la légitimité de leur pouvoir sur les citoyens.

Cette aporie de la démocratie retournée en contre-démocratie s’exprime à travers une situation de crise permanente : la crise de la représentation.

La crise permanente de la représentation contre la démocratie

Si l’on admet que, dans une société complexe et pluraliste, dans laquelle les intérêts particuliers, voire les valeurs de référence et leur hiérarchie sont contradictoires, et dans laquelle les problèmes politiques exigent un savoir (politique et juridique) et un savoir-faire spécialisé pour décider de ce qui est nécessaire au développement, voire à la survie de la société et à la définition et à la réalisation de ce qu’il est convenu d’appeler l’intérêt général (à défaut d’intérêt commun introuvable), il est indispensable d’établir des formes de démocratie indirecte dans lesquelles les citoyens -qui spontanément ne forment pas un peuple uni- doivent se sentir représentés sans que les représentants soient de simples miroirs des positions contradictoires et particulières, voire passionnelles, de leurs électeurs. L’idée de représention politique ne va donc pas de soi. Elle met paradoxalement en oeuvre plusieurs exigences hétérogènes, voire en conflit :

1) celle de rendre présent sur le plan de la décision politique la position des électeurs-citoyens, ce qui signifie que les représentants doivent être leurs porte-parole et refléter leur aspirations et désirs et les valeurs contradictoires qu’ils manifestent.

2) Celle de décider à la place des citoyens électeurs -car ils sont incapables de le faire eux-mêmes- de ce qui est bon pour la société tout entière par-delà les valeurs et intérêts particuliers que ceux-ci ressentent comme importants pour eux. D’où un décalage, voire un conflit latent, irréductible entre les représentants et les représentés, entre ceux qui sont des responsables politiques et doivent en ce sens répondre, c’est-à-dire trouver des réponses efficaces, cohérentes et réalistes aux aspirations et problèmes que soulèvent leurs électeurs et les électeurs qui sont hors des contraintes réelles et, de leur point de vue, nécessairement particulier, inaptes à décider de ce qui vaut pour tous.

C’est pourquoi la démocratie a toujours hésité entre deux formes de légitimité :

- celle qui fait de la décision directe des électeurs, appelée décision ou souveraineté populaire, la seule forme de démocratie authentique

-celle qui voit dans celle-ci un danger, soit de dissolution de la responsabilité politique et de tout l’ordre politique, qui fait de la démocratie l’antichambre de l’anarchie plus ou moins violente, soit celle d’emballement passionnel au service de démagogues populistes qui deviennent alors capables de se faire plébisciter en vue d’imposer, au nom d’une majorité manipulée et manipulable, une forme de dictature qui abolirait les conditions même de la démocratie pluraliste.

Cette opposition sur l’idée de légitimité au sein de la démocratie s’exprime au plus haut point à propos de la procédure du référendum qui, selon ses partisans, aurait à elle seule valeur constitutionnelle, au contraire du vote parlementaire. En France, la constitution, depuis 1962, admet les deux procédures, et laisse le choix de la procédure au président de la République lui-même issu du suffrage direct. En Allemagne, après l’expérience de 1933, par contre, la procédure référendaire est interdite, en tant que procédure délibérative, par la loi fondamentale, comme une porte ouverte à la démagogie, voire à la dictature populiste ou totalitaire contre la démocratie délibérative pluraliste.

Cette déchirure de la démocratie en son fondement reflète l’ambiguïté même de l’idée de représentativité politique.

Toute représentation politique démocratique, en effet, est transformation de ce qu’elle représente, en ce sens qu’elle déplace dans l’espace d’un jeu théâtral réglé et dans un langage de raison et de dialogue pacifique et pacifiant, sous forme de débat démocratique argumenté, les confits passionnels de la vie politique et sociale, parfois violents ou toujours tentés par la violence. Rappelons quelques-unes de ces règles qui mettent en scène cette tension de la représentativité :

- la règle qui exige que la majorité décide et qu’une minorité obéisse ou se soumette, alors même que celle-ci considère que la décision est injuste ou illégitime de son point de vue, mais cette règle, dans le même temps, oblige la majorité à supporter la critique d’une minorité, voire à supporter des manifestations de rue (en principe non violentes), qui visent à délégitimer cette décision auprès des citoyens pour prendre sa place à la faveur de nouvelles élections afin de la changer.

- La règle qui exige que les représentants soient par la médiation de leur parti marqués comme étant dans la majorité ou dans l’opposition pour exprimer clairement les conflits politiques en présence dans l’électorat (par exemple, entre la droite et la gauche, ou entre la conservation et le progrès social), mais aussi celle qui exige de ces représentants de représenter l’intérêt général par-delà les clivages d’intérêt et de valeurs particuliers qui s’incarnent dans la politique des partis, majoritaires ou minoritaires.

- La règle qui exige de lutter contre des adversaires politiques pour les vaincre, à savoir les décrédibiliser auprès des électeurs comme mauvais représentants, et en même temps de les respecter, de les reconnaître comme légitimes en tant que représentants .

De plus la règle démocratique moderne est en droit individualiste, c’est-à-dire exige que chaque électeur représenté et chaque représentant se prononce en son âme et conscience sans se soumettre à quelque autorité collective ou institutionnelle supérieure (exemple : vote à bulletins secrets pour les représentés ), mais un représentant représente tout à la fois son groupe et/ou son parti et ses électeurs, sans perdre pour autant son droit à se prononcer contre son groupe, voire contre ce qu’il estime être la majorité de ses électeurs, et cela publiquement, c’est-à-dire hors de tout secret, ce qui limite du même coup sa capacité personnelle de décision (discipline collective ou partisane). La représentation démocratique implique donc, chez les représentants, une position holiste anti-individualiste, peu ou prou en tension sinon en conflit avec la règle de la démocratie individualiste. Chaque représentant représente à la fois ses électeurs dans sa personne et en tant que personne est libre de décider par lui-même de ce qui concerne l’idée qu’il se fait de l’intérêt général (de la société tout entière) et dans la fidélité indispensable au parti qui l’a fait élire et lui confère le pouvoir de représenter qui est le sien, ce qui ne va pas nécessairement de soi.

Ces règles ambivalentes sont, sinon impossibles à respecter, au moins non seulement difficiles à mettre en oeuvre par les représentants, mais surtout à faire accepter aux représentés comme conditions nécessaires de la démocratie représentative, d’où la tentation de refuser l’idée même de représentation, d’autant plus que s’approfondit la crise sociale et se perd de vue, du fait de l’aggravation des inégalités, l’idée même d’un intérêt général indissociable de l’idée démocratique qui exige de respecter ces règles. La porte est alors ouverte aux aventures totalitaires de l’extrême droite et de l’extrême gauche, souvent objectivement alliées contre la démocratie libérale.

La question se pose alors de savoir quel usage il convient de faire de l’idée de représentation démocratique de telle sorte que ces ambivalences ne soient pas destructrices du jeu démocratique, mais, au contraire, source de son évolution vivante et de son adaptabilité à l’expression citoyenne raisonnable et raisonnée.

Ce que nous verrons dans un prochain article.

La suite bientôt : Du bon usage de la fiction démocratique  ; article déjà paru sur le même thème http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=12945


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