La mort de l’abbé Pierre : une pèlerine et un béret très disputés !

par Paul Villach
mercredi 24 janvier 2007

Depuis que la nouvelle de sa mort s’est répandue, lundi matin 22 janvier 2006, l’abbé Pierre est l’objet d’un véritable culte. « Hommage unanime », titre à la une Le Figaro en expert. Les autres journaux du 23 janvier rivalisent dans l’hyperbole en première page : « Un révolté de la misère », dit L’Humanité, « Le pape des pauvres », renchérit Aujourd’hui en France, « Saint domicile fixe », ose même Libération au calembour plus ou moins heureux.

On apprend ainsi que le président de la République a publié son communiqué dès 6 h 30 du matin. L’ancien président Giscard d’Estaing a souhaité dans la matinée des funérailles nationales pour l’Abbé. Une vie de saint est déroulée en images dans les journaux relatant les grands moments qui l’ont marquée : la Résistance, la députation, l’appel « à l’insurrection de la bonté » du 1er février 1954 après le décès d’une femme morte de froid boulevard Sébastopol à Paris, la fondation des Compagnons d’Emmaüs et son combat jusqu’à aujourd’hui, en faveur des sans-abri..., sans fin et toujours recommencé.

Perplexité

- Plébiscité régulièrement selon le sondage traditionnel du Journal du dimanche, comme la personnalité préférée des Français, l’abbé Pierre avait fini par demander de ne plus figurer dans la sélection de noms proposée aux sondés : il est vrai que se retrouver en tête d’un palmarès en compagnie de milliardaires au savoir-faire limité mais au faire-savoir médiatique sans limite, n’était pas forcément flatteur, un tel classement révélant plus la soumission aux médias et la désorientation que le discernement.


- Une telle unanimité dans l’hagiographie laisse tout de même perplexe. La personne de l’abbé Pierre n’est pas en cause : elle mérite le respect et même l’admiration. Et il est normal que ceux qui ont œuvré avec lui ou ont bénéficié de sa solidarité expriment leurs sentiments. Mais on commence à s’interroger sur les témoignages ardents de ceux qui ne l’ont pas connu, tenant des propos de fans sans même partager en actes les idéaux de leur saint homme. Quant aux politiques habitués des palais et des palaces, l’interrogation n’est plus de mise : la mort de l’abbé Pierre est une occasion à ne surtout pas manquer pour au moins trois raisons.

1- Un spot puissant

Un politique, d’abord, s’étiole dans l’ombre : la recherche incessante des spots lumineux est donc une obsession. Or, l’abbé Pierre en est un très puissant. Il importe donc de s’en approcher de toute urgence pour être vu et entendu : le battage médiatique que sa mort provoque est assuré d’une audience record. Le président de la République s’est levé tôt pour être le premier à s’exprimer. Le président Giscard d’Estaing n’a pas tardé non plus à se faire entendre. Et chacun y est allé de son couplet hagiographique à la gloire du « petit frère des pauvres ». S’il ne s’est pas élevé encore, comme à la mort de Jean-Paul II, de demande de canonisation immédiate, c’est peut-être que certaines zones d’ombre de l’Abbé, comme son soutien à un ami négationniste ou, « pire », son récent aveu du « péché de chair », ne s’y prêtent pas.

2- Une image édifiante

Il reste ensuite qu’une proximité, voire une symbiose, avec l’Abbé se justifie d’autant plus que l’on en attend, en retour, d’apparaître soi-même éclairé, voire bronzé, sous son rayonnement devant l’opinion publique. Élevé au rang d’icône de la charité chrétienne et de la solidarité laïque, l’abbé Pierre offre l’occasion à l’auteur de l’hommage rendu d’être peu ou prou associé dans l’esprit du public à sa personne et à son œuvre. Au pire, l’éloge qu’un politique peut faire d’une vie consacrée au service des autres ne saurait passer pour venir d’un cœur de pierre. Il faut une âme sensible pour célébrer la générosité et la solidarité avec des mots justes et sobres. Comment ensuite ce politique au cœur en sautoir n’inspirerait-il pas confiance ?

3- Le leurre d’appel humanitaire

- Ainsi voit-on déjà percer la troisième raison de cette ruée politique vers l’or et les fleurs dont elle vient de couvrir l’abbé Pierre. Il était l’incarnation même de l’appel humanitaire, c’est-à-dire ce cri de détresse que lance à son semblable toute personne faible pour être secourue en s’adressant, en lui, à cette compassion agissante dont le groupe social lui a fait un devoir, lequel, accompli, doit lui donner l’assurance, par réciprocité, de pouvoir en bénéficier quand, un jour, viendra son tour d’être faible lui aussi. C’est dire comme l’appel humanitaire déclenche un réflexe profondément ancré dans l’individu par l’inculcation éducative. Quel avenir, en effet, aurait un groupe social éliminant systématiquement ses plus faibles ?

- Ce réflexe socioculturel conditionné de compassion et d’assistance à personne en danger est donc si puissant qu’il est apparu comme un procédé efficace pour atteindre d’autres objectifs, comme faire adhérer un récepteur à une idée ou à une personne, ou encore susciter une pulsion de don. Du coup, l’appel humanitaire légitime a été savamment dénaturé en leurre d’appel humanitaire.

- Est-il si difficile d’imaginer les autres buts poursuivis par ces politiques habitués des ors et des lambris quand ils se fendent d’un éloge dithyrambique pour un homme charitable dont les actes ont été aux antipodes des leurs, et qu’au surplus, ils le donnent en exemple aux autres, faute de se le donner d’abord à eux-mêmes ? L’avantage de la charité est que, si elle change le sort de quelques-uns, elle ne modifie en rien une structure sociale qui la rend nécessaire et dont ces politiques et leur clientèle tirent si merveilleusement avantage. Le leurre d’appel humanitaire entretient même l’illusion selon laquelle un problème collectif peut relever de solutions individuelles et non d’une politique gouvernementale réfléchie et volontariste : « Ce n’est rien pour celui qui donne un paquet de riz, répètent à l’envi ses partisans avec une componction cardinalice, mais c’est tout pour celui qui n’a rien et le reçoit. » Il semble, à l’expérience, qu’en termes de notoriété, ce soit surtout beaucoup pour ceux qui savent manier ce leurre. L’abbé Pierre n’ a pas échappé à ce travers mais il n’en a tiré aucun avantage matériel personnel : sa notoriété rejaillissait seulement sur les œuvres humanitaires qu’il animait.

Ainsi, même si la vie sociale offre une image contraire où le faible est impitoyablement écrasé et éliminé en cas de compétition, par compensation sans doute, devient-il le centre de toutes les attentions quand sa faiblesse n’en fait le rival de personne ; au contraire, il peut même, à son corps défendant, être le prétexte à une émulation, sinon à une compétition parmi des bienfaiteurs qui cherchent avant tout à se parer du manteau humanitaire pour que surtout rien ne change. L’appel humanitaire qu’a symbolisé l’abbé Pierre doit donc être bien distingué du leurre d’appel humanitaire qu’ont à la bouche des hommes politiques sans scrupule en se disputant comme des chiffonniers un bout de sa pèlerine et de son béret. Paul Villach


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