L’anarchie, une « révolte viscérale »...
par lephénix
samedi 7 juin 2025
« On a bien raison de se révolter » dit-on couramment. « Les fureurs des révoltes donnent la mesure des vices des institutions » constatait Mme de Staël (1763-1817) dans ses Considérations sur la Révolution française. La sédition du révolté Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) récusait tant le « capitalisme » comme système d’exploitation que la mécanisation, l’accélération des destructions, le modèle de la grande entreprise que la dépossession du droit à exister en société. Le fondateur de l’anarchisme invitait à faire cause commune pour vivre d’autres attachements par le retissage d’une communauté émancipée des cercles peu vertueux d’une économie de prédation.
Aux partisans du communisme étatique comme aux individualistes du « laissez-faire, laissez-passer », Proudhon oppose l’association vécue comme solidarité et responsabilité commune, résumée par cette formule : « De chacun suivant ses facultés, à chacun suivant ses besoins ». Le 31 juillet 1848, il scandalisait les « représentants du peuple » à l’Assemblée constituante en proposant sous les huées rien moins que l’abolition de la « propriété capitaliste » et l’organisation du crédit gratuit : « Supprimez la propriété en conservant la possession ; et, par cette seule modification dans le principe, vous changerez tout dans les lois, le gouvernement, l’économie, les institutions : vous chassez le mal de la terre ».
Fin connaisseur de la pensée de Proudhon, le philosophe Pierre Ansart (1922-2016) publie une première fois Naissance de l’anarchisme, sous-titré « Esquisse d’une explication sociologique du proudhonisme », aux Presses universitaires de France en 1970, dans la collection « Bibliothèque de sociologie » dirigée par Georges Balandier (1920-2016). L’ouvrage, devenu un classique traduit en espagnol et en italien, est réédité par les éditions l’échappée avec une préface de Freddy Gomez qui fut son élève.
L’ancien résistant, longtemps professeur de sociologie à l’université Paris-VII, entreprend de faire comprendre à une France pompidolienne convertie au « tout pour la bagnole » la pensée sociale de Pierre-Joseph Proudhon. Il restitue l’époque de son éclosion, avec son organisation économique où « prédomine la production rurale et artisanale », ainsi que le champ intellectuel de la pensée politique d’alors, « à son maximum d’ouverture et d’étendue », portée par un ample mouvement ouvrier avec ses associations et sociétés de secours mutuel. Le milieu d’origine de Proudhon, c’est une France de l’atelier, de l’agriculture parcellaire et des petites manufactures, dans la « première phase de la Révolution industrielle », de la Restauration à la fin de la Monarchie de Juillet (1815-1848) : « Avant 1848, Paris est essentiellement le centre de multiples ateliers différents groupant une population hautement qualifiée et d’une exceptionnelle variété ». Le développement du machinisme provoque un « déplacement de la main-d’oeuvre de la campagne à la ville » et une « déqualification des tâches de production ».
En 1848, Auguste Blanqui (1805-1881) observe que ce nouveau travail déqualifié des ouvriers se trouve « soumis aux ordres des machines ».
La fabrique capitaliste
La machine à coudre est inventée en 1830 et le premier magasin de confection est fondé place des Victoires à Paris à l’enseigne du Bonhomme Richard. Dès 1811, des émeutes éclatent contre les « mécaniques » dans les régions industrielles anglaises (le berceau du machinisme), suivies par la révolte des canuts lyonnais,fort inspirante pour Proudhon qui plaide pour la constitution de coopératives ouvrières et pour le mutualisme fondé sur le principe de la libre association comme alternative aux outrances du « capitalisme ».
L’ancien ouvrier typographe devenu correcteur oeuvre pour la justice sociale en « représentant moral du citoyen » face au pouvoir, tout en récusant tout mandat de représentation. Il entend faire bénéficier les travailleurs de la richesse qu’ils créent et faire advenir une société nouvelle, fondée sur la mise en commun des ressources en capital. Pour lui, la justice ne procède pas d’un « ordre extérieur » s’imposant aux volontés, « elle est la forme même de l’action ». Au « libéralisme » politique tel que l’énonce Benjamin Constant (1767-1830), il répond par son souci de la liberté individuelle, c’est-à-dire la liberté effective des individus – la communauté des individus libres n’a d’existence qu’en train de se faire contre ce qui l’entrave...
Ses biographes le situent dans le mouvement de pensée socialiste, dans le sillage de Saint-Simon (1760-1825), « développé après 1825 par l’école saint-simonienne et qui a déjà, en 1840, ses sectes et ses maîtres, Fourier, Owen, Cabet ». Pierre Ansart discerne « deux haines essentielles » dans son oeuvre – celle de la propriété et celle de l’autorité. De fait, il s’agit moins d’une haine que d’une réaction vitale, d’une indignation viscérale et d’une insurgence contre la dévastation qui entend s’attaquer aux causes du mal, c’est-à-dire à la spoliation, plutôt qu’à s’y résigner dans l’impuissance, par un fatalisme et une victimisation convenus : « Proudhon parle au nom des hommes qui s’éprouvent comme des producteurs et qui ont la certitude d’être directement volés de ce qui leur revient normalement et justement (...) Le révolté proudhonien exprime une dépossession dont il aurait une expérience directe et dont il pourrait désigner les auteurs ».
Après son retentissant Qu’est-ce que la propriété ? (1840), tenu pour l’acte de naissance de l’anarchisme, il publie son Système des contradictions économiques (1846), refusant de considérer la grande entreprise industrielle « comme la solution aux difficultés économiques et comme modèle de l’organisation économique ».
Le « libéralisme » s’organise alors « dans un système juridique qui rend possible la liberté pour la propriété de constituer un pouvoir absolu et d’opprimer le travail en accaparant sa force ». C’est bien cette propriété, « pôle central de la production », qu’il dénonce dans son Premier mémoire – il en exige la liquidation tout en précisant que « la terre doit être remise à celui qui la cultive comme l’usine doit être remise en pleine propriété aux ouvriers et employés ». Sa critique concerne le « capital commercial et le capital industriel » ainsi que la propriéte foncière : « Le projet proudhonien vise à restituer à des producteurs dépossédés du contrôle de leur production la pleine maîtrise de leur action dans une nouvelle relation économique égalitaire ». Sa revendication « tend à restituer à l’ouvrier parcellaire, devenu l’esclave de la machinerie, cette appropriation effective du travail qui pouvait être réalisée dans la manufacture et la connaissance unifiante qu’il pouvait avoir de la production ».
L’anarchie, une « philosophie de l’immanence » ?
En toute lucidité, Proudhon reprend à son compte le terme provocateur d’ « anarchie », alors chargé négativement, « synonyme de désordre, de confusion et d’insociabilité » pour signifier sa volonté de « s’opposer à toute soumission aux autorités ».
S’il y avait, bien avant ses écrits, une tradition anarchisante comme celles des Enragés de 1793 voire des Cyniques grecs, il entend suggérer, par l’emploi délibéré de ce terme, une « inversion sociale radicale par laquelle les bases économiques de la société seraient en mesure d’organiser complètement la vie collective de telle façon que les pouvoirs, qu’ils soient économiques, politiques ou religieux, soient radicalement éliminés de la société ». Ce terme suggère ainsi « l’édification d’une société sans précédent historique exigeant une totale inversion des structures sociales et des structures mentales ».
Recusant toutes les autorités, Proudhon écrit que « le mouvement ouvrier doit écarter et remplacer toutes les transcendances et réaliser à tous les niveaux de la réalité sociale la philosophie de l’immanence ».
Ainsi, « le travail s’organise », sans rien attendre d’un gouvernement – les choses se font par la rencontre des producteurs réalisant la « raison collective ». La libre association concilierait les contraires, la liberté de l’individu et l’existence non moins nécessaire de la société.
L’avènement d’un « ordre anarchique » ne sera possible que par la libre intériorisation par chacun d’une contrainte consentie par chaque sujet renonçant aux tristes passions égoïstes. Aucune répression extérieure n’est nécessaire si la limite est intériorisée par chacun.
Lors de la révolution de 1848, Proudhon doute de « l’efficacité révolutionnaire » des violences émeutières et préconise une « création socio-économique spontanée ». Il en appelle à une « liquidation » du régime propriétaire et à l’instauration d’une « anarchie positive » ainsi qu’à l’instauration d’une Banque d’échange ou Banque du peuple qu’il fonde par acte notarié en janvier 1849.
S’il se défie autant de « l’action politique » que des prétendants à la représentation (la « gent officielle » des parlementaires et autres « intellectuels » ou « journalistes » prétendant « éclairer » ou « informer »...), il accepte d’entrer à l’Assemblée constituante pour promouvoir ses « réformes économiques » et « amener les classes ouvrières à la capacité politique ». Précisément, dans son ouvrage, De la capacité politique des classes ouvrières, il fait de « l’idée de mutualité » le « principe de la société future, le modèle qui devrait ordonner tous les rapports économiques et, par dilution des pouvoirs politiques dans la société économique, structurer la totalité de la société ».
Sur les bancs de l’Assemblée, Proudhon côtoye Louis Blanc (1811-1882) qui plaide pour la création d’un ministère du Travail et Victor Hugo (1802-1885) qui note sans aménité son « son de voix vulgaire », sa « prononciation commune » - et ses bésicles – l’autodidacte ne payait pas de mine en orateur...
Emprisonné entre 1849 et 1852 pour avoir critiqué le césarisme du Prince-Président Louis-Napoléon Bonaparte (1808-1873), il ne connait plus que malheurs et incompréhension avant de mourir d’épuisement. Le promoteur d’un système de crédit universel et gratuit, destiné à financer les initiatives des coopératives de production, n’en joue pas moins un rôle essentiel dans l’élaboration de la pensée syndicale française sous le Second Empire affairiste. Il demeure l’un des inspirateurs de l’économie sociale et solidaire et des nouveaux communaux d’aujourd’hui qui manifestent leur détermination à désarmer l’entreprise de dévastation du monde pour renouer avec l’habitable par une disposition commune des sensibilités à se lier pour le meilleur et non plus pour la continuation du pire qui mène son train d’enfer.
Pierre Ansart, Naissance de l’anarchisme, collection Versus, l’échappée, 382 pages, 22 euros.