À la mémoire de Monsieur Mandela

par C’est Nabum
samedi 14 décembre 2013

SEgpa ... Possible !

Comment leur transmettre le message ?

Ce n'est pas parce que la classe est souvent furieuse qu'il faut renoncer à la faire accéder à un peu d'humanité. C'est du moins le parti que j'ai choisi d'adopter dans la tourmente quotidienne de ce groupe en déshérence. Croire en l'élève malgré tout, passer outre les insultes de la veille, les refus de tous les jours, le mépris ou l'indifférence, pour semer quelques graines et espérer, tel est, malgré tout ce que je peux écrire, le combat que je mène face à eux.

Pourtant, ce matin-là, où débute le thème programmé qui doit nous porter jusqu'aux vacances scolaires, il y a de l'agitation dans les rangs. Une histoire de téléphone portable confisqué par un autre professeur et voici que la jeune C, dépossédée de ce qu'elle a de plus précieux au monde, se met dans tous ses états ; Dieu sait qu'elle est capable de beaucoup en ce domaine …

Une jeune fille est en larme, la justice immanente a frappé, intervention d'une justicière qui a joué le bras armé de la pauvre victime … les conditions ne semblent pas réunies pour aborder le sujet du jour. Le directeur vient chercher les protagonistes de l'algarade matinale pendant que je lance les travaux.

B... qui n'a pas encore ouvert un cahier en classe depuis la rentrée, parle de Mandela, de ses années de prison dont il connaît même le nombre. Les autres écoutent, évoquent à leur tour les quelques informations lapidaires qu'ils ont entendues. Au moment où nous mettons en forme leurs connaissances au tableau, voici que reviennent nos standardistes. C, inconsolable, ne semble absolument pas décidée à se mettre au travail. Il faut que je me rende à l'évidence : la vie sans Portable lui est strictement impossible...

Malgré le mauvais vouloir de cette jeune fille, nous parvenons à poursuivre nos échanges. Au bout de quarante cinq minutes de débat, je m'avise soudain de la présence dans la classe de deux garçons, théoriquement exclus de cours. Je les autorise à rester puisqu'ils participent, attentifs pour la première fois, même s'ils ne prennent aucune note. Je les invite même à revenir au prochain cours en dépit de la sanction qui pèse sur eux.

Enfin, je lance les premières images du film Invictus. Je les coupe fréquemment pour décrire ou expliquer la situation, mettre en évidence les contrastes qui apparaissent dès le début. Les élèves répondent, observent, ne crient plus au scandale lors des interruptions, devenus enfin conscients que nous effectuons un travail. Seule mademoiselle C... se retourne, discute, se peigne, refait son chignon avec de grands gestes ostentatoires.

Lorsqu'à l'écran, Mandela évoque la dignité, j'explose alors de colère ou de dépit en lançant à la pimbêche insupportable : « La dignité serait d'avoir une élève et non une potiche quand on traite un tel sujet ! » J'avais tort sans aucun doute mais ce fut plus fort que moi. Je vous fais grâce de la volée d'insultes que la « pauvre » jeune fille me lança en échange ; sans doute découvrait-elle enfin ce qu'est l'humanité …

Curieusement, les autres restèrent silencieux et ne vinrent pas jeter de l'huile sur le feu. Je devrais me contenter de ce miracle : un sujet qui les touche enfin ! Eternel insatisfait, je voudrais encore faire l'unanimité, ramener toutes mes brebis à moi ! Pauvre berger bien naïf, faire entendre raison à cette harpie également, ne sais-je pas que c'est impossible tant qu'elle n'aura pas retrouvé son si cher objet transitionnel ?

Une heure d'un autre cours avec un autre professeur aura-t-elle apaisé la demoiselle et laissé ses camarades dans leurs bonnes dispositions ? Les deux exclus en interne sont allés à la vie scolaire, dans quel état reviendront-ils s'ils ne se sont pas fait la malle ? Rien n'est jamais certain avec ce groupe en ébullition permanente. Sur l'écran de la classe, le film est bloqué à la septième minute, on y voit un township. Il y a tant à leur expliquer sur le parcours exceptionnel de Madiba mais aussi sur l'Apartheid, cette monstruosité sortie de l'esprit détraqué de quelques politiciens ignobles…

J'ai profité de cette heure de répit pour coucher sur l'écran ces quelques mots. Il me tarde de retrouver ces élèves. Ce n'est pas si fréquent de parvenir à les toucher. La sonnerie retentit ; après la récréation, ils reviendront en classe. Le séjour dehors va-t-il, lui aussi briser la magie de l'heure précédente ? Nous marchons sur un fil, à tout moment la chute est possible.

Au retour de cette maudite récréation, plus personne n'écoute. J'ai beau m'agiter devant le tableau, les élèves sont totalement indifférents au professeur. Chacun a une conversation à terminer ou bien tout autre chose à faire que se concentrer sur la vie de Mandela. Les deux exclus sont encore sortis vainqueurs d'une course poursuite dans les couloirs avec un surveillant, la demoiselle au téléphone est toujours branchée sur son obsession et les autres ont sans doute bien des raisons de ne pas suivre …

Que faire ? Abandonner la partie, ne pas les contraindre à l'effort, à la réflexion ? C'est l'impasse dans laquelle ils se sont englués. Ils ont perdu l'habitude de comprendre, d'écouter, de chercher à s'ouvrir sur autre chose que leur petit monde restreint. Il ne faut pas renoncer. Dans l'indifférence générale, je reprends la projection et mes interruptions explicatives.

Je parviens à raccrocher la moitié d'entre eux tandis que les irréductibles se complaisent dans leur inculture et leur futilité. La vacuité des cerveaux est bien la seule assignation sociale qu'ils respectent à la lettre. Lutter contre l'air du temps est une terrible épreuve… Il me faudra plus de trente minutes de prêche dans le désert pour récupérer le plus grand nombre. Seules deux jeunes filles désespérantes de platitude, restent totalement hermétiques à ce que j'explique.

Les autres sont attentifs par séquence. Quand le film tombe dans les séquences psychologiques, ils sortent du cadre. Cette génération, élevée au biberon du zapping et des jeux vidéos, ne peut se concentrer quand l'action vient à se poser. Mes explications n'y font rien. Elles ne sont écoutées que lorsqu'elles viennent compléter une scène qui remue un peu …

En deux heures d'effort, nous avons regardé 30 minutes de film ; le reste du temps j'ai cherché à leur apporter des connaissances, à leur faire découvrir des choses. Travail laborieux, éprouvant mais je n'ai pas cédé à leur formidable volonté de rester dans cette ignorance qu'ils revendiquent, par bravade, sans doute. Il faut batailler ferme pour les guider vers la culture, leur ouvrir les portes du monde. Le Savoir est-il donc si douloureux ?

Descriptivement leur.

 


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