Le spectacle doit continuer
par C’est Nabum
jeudi 18 septembre 2014
Au pied levé
Les coulisses de l'exploit.
Chacun connaît la célèbre phrase que bien souvent les esprits brillants et d'avant-garde diront en anglais. Qu'importe la prétention à tout vouloir estampiller par l'usage abusif et suicidaire de la langue de Shakespeare, c'est en français, bien de chez nous, que je vais vous conter par le détail l'aventure rocambolesque de votre serviteur, alors qu'il se piquait de vouloir jouer les artistes !
L'aventure se déroule dans un petit théâtre de l'une de ces petites villes où les salles de spectacles étaient construites à la manière d'autrefois, c'est à dire simplement : une scène surélevée, un rideau rouge qui coulissera manuellement, un espace assez vaste pour y dresser des tables et des chaises. Une salle polyvalente, dirait-on aujourd'hui, quand on a l'art de tout enjoliver de mots creux. Une salle des fêtes, disait-on alors, quand on savait justement la faire …
Le sol est en parquet. Les outrages du temps n'ont pas altéré la pièce. Elle est agréable et s'y produire est un bonheur que nous avons déjà goûté avec mes amis de LaBouSol. Les musiciens évoluent sur la scène. Elle est assez étroite et si encombrée de tout le matériel nécessaire désormais pour se faire entendre, que le pauvre Bonimenteur, bon à rien en matière musicale, comme en bien d'autres domaines du reste, a dû se réfugier au niveau des spectateurs, au pied du podium réservé aux artistes.
Je dois à la vérité de dire que c'est là que je préfère évoluer, pour raconter chaque chanson ou bien dire un conte. La proximité me semble indispensable à l'art de la parole quand la prise de hauteur convient bien mieux aux autres expressions scéniques. Mais, parfois, pour élever un peu le débat ou faire la mouette, mon rôle préféré, j'ai besoin de monter sur quelque chose : ma caisse à quinze trous, une chaise ou bien n'importe quoi qui pourrait servir de promontoire à vanité.
Le décor est dressé ; le drame va faire son apparition dans ce spectacle approximatif. Le Bonimenteur avance une chaise pour dresser son quintal au-dessus des pauvres mortels qui l'écoutent. Le parquet est fourbe, la chaise trop légère, se prend pour un patin et se dérobe sous moi. Je pars dans une voltige inélégante, réalisant un soleil d'anthologie dans un silence sépulcral.
Ma tête est passée à quelques millimètres du coin d'une table. La chance sourit parfois aux maladroits, je m'ébroue, me relève et poursuis mes boniments comme si de rien n'était. Le spectacle continue … Pendant le morceau suivant, pourtant, un élément intrigue les spectateurs des premiers rangs. Je suis leur regard tout en assurant mon rôle de monsieur si peu loyal vis-à-vis de mes camarades …
Une mare de sang encadre mon pied droit. Je soulève l'objet du délit tout en expliquant l'histoire du vin, son arrivée sur les rives de Loire. Il y a quelque chose de messianique dans la scène. Il ne me manquait plus qu'à partager le pain mais hélas, les convives en étaient au dessert. Une entaille de belle taille, une coupure profonde pisse le sang ; des spectatrices attentionnées m'apportent des serviettes en papier pour éponger la blessure.
Sur le podium, les musiciens sentent bien que l'attention du public ne leur est pas réservée. Il y a comme un flottement dans l'air, d'autant plus que les serviettes sont désormais gorgées de sang. Ils achèvent leur morceau et les applaudissements sont peu nourris. Je reprends mon rôle de pitre sans me soucier du sang qui se répand à nouveau à mon pied.
C'est alors qu'arrive à mon secours une troupe de dames bienveillantes . Armées de pansements et de désinfectant, elles me collent sur une chaise tandis que je poursuis ma présentation. L'une m'éponge le pied quand les autres se chargent de nettoyer le parquet, tout rougi de mes traces sanguinolentes. Le spectacle continue ; mes amis poursuivent leur programme tandis qu' une infirmière, présente dans la salle avec tout le nécessaire à portée de main, se lance dans un soin sur le devant de la scène …
Elle va suturer la plaie avec de nombreux strips, me conseillant naturellement d'aller me faire recoudre. Il n'est cependant pas question d'interrompre ce qui a été commencé. Gardant mon pied blessé sur la cuisse de ma secouriste, je reprends la parole, rentre dans une histoire que le public écoute d'autant plus que la situation est parfaitement inhabituelle. J'ai manqué mon affaire et, au lieu de mourir au pied de la scène pour rentrer dans la légende, je me suis sottement blessé. Il n'y a pas de quoi fouetter un chat.
Le spectacle continue, mon pied est bandé ; le sang arrête de perturber l'attention du public. C'est dans cet appareil que je vais terminer cette séance, continuer à danser pieds nus malgré la douleur qui finit par se faire sentir. Les musiciens ont enfin récupéré l'attention du public.
Ajouterais-je, immodestement, que ce fut un triomphe, non pas dû à nos mérites respectifs, mais aux circonstances de l'aventure. C'est dans un silence de cathédrale que pus dire mes deux contes. Les stigmates de notre seigneur Jésus Christ influencent toujours favorablement les foules, j'avais un public cloué à mes paroles. La soirée terminée, je vendis sans difficulté les quelques livres que j'avais apportés avec moi.
Je dois retenir la leçon pour faire de mes « Bonimenteries du Girouet » un succès d'édition. N'ayant pas été l'amant d'une personnalité politique célèbre, il ne me reste plus qu'à me blesser en direct, à chaque sortie, afin de toucher les futurs lecteurs. J'ignorais qu'il fallait ainsi payer de sa personne pour vendre un livre, même si Valérie T nous a montré le chemin.
« Le spectacle continue. Approchez, approchez, messieurs et mesdames. Écoutez mes histoires à ne pas croire, laissez-vous emporter par les propos du Bonimenteur. C'est au péril de sa vie qu'il se présente à vous, accordez-lui un peu de votre temps et n'oubliez pas de lui prendre son ouvrage, cent fois remis sur le métier ! Merci à vous et à votre bon cœur. »
Cascadeurement vôtre.
Photographies de Georges Asselineau.