Un revenu « national » d’abord et avant tout garanti par la puissance des armes

par Michel J. Cuny
samedi 14 décembre 2024

Comme nous l'avons vu précédemment, du strict point de vue de ce qui caractérise l'économie capitaliste, l'utilisation de la notion de revenu ne se justifie en aucun cas. Elle ne peut servir que de couverture idéologique à ce qui s'inscrit directement en faux contre elle : l'exploitation. Celle-ci dit justement que tout l'enjeu de la mise en œuvre du capital consiste dans le fait, pour les uns, d'accaparer la richesse produite par les autres.

Évidemment, hisser la notion de revenu au plan national ne changera rien à son caractère économiquement fantaisiste.

Mais reprenons ce que Thomas Piketty nous dit de la bonne façon d'isoler cet élément principal de son système d'analyse. Après avoir soustrait, du produit intérieur brut, la dépréciation du capital fixe (qui ne peut pas entrer dans un revenu) - ce qui nous fait passer au produit intérieur net -, il reste à tenir compte des relations d'échange de capitaux avec le reste du monde. Nous aurons alors, nous dit-il, le revenu national.

Pour réaliser cette seconde et dernière opération...
« […] il faut ajouter les revenus nets reçus de l'étranger (ou bien retrancher les revenus nets versés à l'étranger, suivant la situation du pays). Par exemple, un pays dont l'ensemble des entreprises et du capital est possédé par des propriétaires étrangers peut fort bien avoir une production intérieure très élevée mais un revenu national nettement plus faible, une fois déduits les profits et loyers partant à l'étranger. » (Thomas Piketty, op. cit., page 79.)

C'est que les systèmes d'exploitation se distinguent d'un pays à l'autre, et que la différence se trouve stabilisée par les rapports de force spécifiques qui marquent les relations internationales dans le cadre plus général de l'impérialisme économique et militaire. Ainsi, après un conflit (mondial, parfois), les traités portent-ils la marque de ce que le vainqueur a pu imposer au vaincu pour longtemps (jusqu'à la prochaine mise à jour donc). Rien qu'en passant, nous remarquons que, dans cette citation comme dans la suivante, le mot production arrive enfin sous la plume de notre professeur d'économie... Et que c'est justement pour nous dire que cette chère production est, ici de même que partout en système capitaliste, l'objet d'une captation par autrui.

Comme tout un chacun de la face impérialiste du monde, Thomas Piketty sait qu’une part significative du gâteau qui nous intéresse est le fruit d'un travail productif étranger qui ne bénéficie que très marginalement à celles et ceux qui l'effectuent au prix d'une part essentielle de leur temps de vie :
« Il n'est pas anodin pour un pays de travailler pour un autre pays, et de lui verser durablement une part significative de sa production sous forme de dividendes ou de loyers. Pour qu'un tel système puisse tenir - jusqu'à un certain point -, il doit souvent s'accompagner de relations de domination politique, comme ce fut le cas à l'époque du colonialisme, quand l'Europe possédait de fait une bonne part du reste du monde. » (Idem, page 79.)

Tout en citant ses sources, Vladimir Ilitch Lénine ne disait pas autre chose dans son très célèbre "Impérialisme, stade suprême du capitalisme" (1916) :
« L'univers est divisé en une poignée d'États-usuriers et une immense majorité d'États débiteurs. "Parmi les placements de capitaux à l'étranger, écrit Schulze-Gaevernitz, viennent au premier rang les investissements dans les pays politiquement dépendants ou alliés  : l'Angleterre prête à l'Égypte, au Japon, à la Chine, à l'Amérique du Sud. En cas de besoin, sa marine de guerre joue le rôle d'huissier. La puissance politique de l'Angleterre la préserve de la révolte de ses débiteurs."  » (Lénine, Œuvres, tome 22, Éditions Sociales 1960, page 299.)

Et garantit son... revenu national.

Puisque l'Angleterre vient de refaire son entrée en scène ici-même grâce à Lénine, nous pouvons esquisser un rapide retour sur les actionnaires britanniques des mines de platine de Marikana en Afrique du Sud qui auront eu à subir le terrible contrecoup de la hausse de 15 % (75 euros par mois) de la rémunération de mineurs irascibles jusqu'au sang.

Cette hausse peut très bien être devenue, avec le bruit qu'elle a fait, un fort mauvais exemple pour telle ou telle partie de la population travailleuse d'Afrique du Sud. Dans ce cas, et pour autant que les liens de domination instaurés par l'Histoire entre ce pays et la Grande-Bretagne auront multiplié les points d'appropriation de la richesse locale par les intérêts de la City, et si d'autres protestations même plus pacifiques ont débouché sur des hausses de salaires touchant des secteurs entrés dans la propriété d'actionnaires britanniques, c'est le revenu national des compatriotes de la reine Elisabeth qui en aura pris un petit coup.

Autrement dit, et en sens inverse, s'ils ont pu servir à limiter les exigences de ces malheureux émeutiers noirs (qui réclamaient 500 euros), les coups de fusils distribués par les forces de l'ordre sud-africaines l'auront été, pour partie, au profit des investisseurs étrangers..., et par extension, à toutes les parties prenantes (réelles ou imaginaires) à l'effet de retour du revenu national britannique sur les revenus de tout un chacun en Grande-Bretagne.

Ainsi, l'idéal, pour la bourgeoisie britannique, est de savoir faire jouer idéologiquement, jusqu'au dernier des derniers participants à son économie, ce critère du "national" qui n'est en réalité qu'une fiction... que Thomas Piketty va se charger de démolir pour nous dans son langage à lui :
« Aujourd'hui, la réalité est que l'inégalité du capital est beaucoup plus domestique qu'internationale : elle oppose davantage les riches et les pauvres à l'intérieur de chaque pays que les pays entre eux. » (Thomas Piketty, op. cit., page 80.)

Plus que du capital, il veut évidemment nous parler de la répartition du revenu national qui suinte du capital national... La fraternité nationale rencontre donc assez rapidement ses limites...

Michel J. Cuny


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