Blaise Cendrars, le voyageur sans bagage !
par DerWiderstand
mercredi 29 janvier 2025
Il découvre la Russie et le Brésil en « bourlinguant ». Quand, pour nous, les mots écrits par Blaise Cendrars voyagent en première classe !
Beaux, surprenants, poétiques... ils passent dans le noir et blanc de nos existences modernes comme un arc-en-ciel.
Quel contraste ce passage à la couleur !
-Natif de Suisse, Blaise Cendrars quitte son pays pour s'installer à Paris. Pour quel motif ? Est-ce un adieu définitif à ses amis et sa famille ?
Non, car le « Suisse errant », comme le nommait plaisamment Max Jacob, a quitté plusieurs fois la Suisse ! Né à la Chaux-de-Fonds, Blaise Cendrars a passé son enfance à Bâle, à Neuchâtel, et passé presque deux ans à Naples avec ses parents, son frère et sa sœur. Il vient d’avoir 17 ans – et non « à peine seize ans » - comme il le dit au début de la Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France, quand, pour rompre la violence de l’adolescent rebelle, ses parents le laissent partir pour Moscou où il fait un stage de trois mois avant de devenir commis chez Leuba, horloger à Saint-Pétersbourg.
La France est son pays de référence, sans doute à cause de quelques réticences personnelles à certaines valeurs suisses mais surtout en raison de la tradition littéraire de la France : il veut être reconnu avant tout comme un grand écrivain français. Il n’en garde pas moins le contact avec la Suisse, d’abord par la correspondance importante qu’il entretient avec son frère Georges puis, dans les années cinquante, par ses séjours à Genève, Lausanne, au grand hôtel d’Ouchy.
Il s’est marié à Sigriswil en 1949 avec sa compagne Raymone Duchâteau curieuse de connaître la terre de ses ancêtres, mais c’est à Paris, rue Jean Dolent puis rue José-Maria de Hérédia qu’il habite jusqu’à sa mort en 1961.
-Pour beaucoup, la figure de Cendrars demeure dans l'ombre de celle de Guillaume Apollinaire. Pour quelle raison, selon vous, le syndrome de second rôle lui colle-t-il à la peau ?
Peut-être en partie parce que le métier d’écrivain ne consiste pas seulement à écrire mais aussi à investir le milieu littéraire de son temps, à prendre sa place dans les débats qui l’animent et que l’impatience du jeune poète s’accommode mal des compromis. Ce qui l’obsède, c’est l’écriture, la vie et les voyages qui la nourrissent.
Plus tard, devenu romancier, Cendrars reconnaîtra l’utilité pour la diffusion de son œuvre de pratiquer le « métier d’écrivain » : il entretient de nombreuses correspondances avec ses éditeurs, négocie en professionnel avec eux, se dote d’un « agent littéraire » aux Etats-Unis.
Apollinaire - son aîné de sept ans - s’était convaincu bien plus tôt de cet aspect « médiatique » et relationnel !
L’admiration que Cendrars lui voue se double donc dès le départ d’une frustration. À la publication de « Zone » dans Alcools en 1913, Cendrars a eu l’impression d’être « pillé ». Moi, je vois plutôt une confrontation d’égal à égal en poésie : Apollinaire, sans doute inspiré par le texte qu’il a reçu, dessine son propre parcours européen, parallèle, certes, à celui de Cendrars à New York, traversant la même misère, mais opposant sa foi au doute et à la rupture par laquelle le poète conclut Les Pâques à New York. Cendrars, qui sait pourtant pratiquer le dialogue et l’emprunt dans son œuvre, se sent souvent volé. Force est de constater que ce n’est pas toujours à tort. Néanmoins, les images audacieuses fondées sur l’alliance des contraires, la formule-choc, l’intégration des termes techniques, le long poème en vers libres hétérométriques, l’apologie du cirque, de la TSF ou de l’affiche font partie des « idées dans l’air du temps » en 1913.
Apollinaire, après le malentendu initial, a tendu la main à Cendrars à plusieurs reprises ; il lui demande de traduire les Mémoires d’une chanteuse allemande qui paraît en 1913 dans la collection « Les Maîtres de l’amour », puis lui confie la copie de Perceval le Gallois qui sortira en 1918, et il lui présente Robert et Sonia Delaunay en janvier 2013. On n’aime pas toujours avoir des dettes, et Cendrars paie les siennes d’une épitaphe ambiguë dans « Hamac » : « Apollinaire/1900-1911. Durant 12 ans seul poète de France », ce qui ne l’empêche pas de lui rendre hommage lorsqu’il meurt en 1918 et de réaffirmer son admiration à chaque entretien où l’on évoque sa rivalité avec Apollinaire.
-L'invention esthétique associée à Cendrars s'appelle le « simultanéïsme ». Pouvez-vous nous expliquer exactement de quoi elle retourne ?
Le suffixe « isme » nous montre déjà que c’est un mouvement d’avant-garde. Cendrars qui n’a pas l’ambition d’être « chef d’école », préfère le mot « simultané ».
Dans une belle lettre à Sonia et Robert Delaunay, il écrit : « C'est par contraste que les astres et les cœurs gravitent. C'est le contraste qui fait la profondeur. Le simultané est l'art de la profondeur. […]/ Moi je n'ai pas besoin de voir la profondeur. Je suis dans la profondeur. Le voyage est pour moi ce que vous appelez couleurs simultanées./ L'univers est votre métier./C'est votre matière. La poésie est l'esprit de cette matière ».
Lorsque Blaise Cendrars et Sonia Delaunay présentent en 1913 dans leurs bandeaux publicitaires la Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France comme le « premier livre simultané », ils entendent rendre visible une nouvelle conception du livre qui associe poésie et peinture, sons et couleurs dans le choc des sensations qui caractérise la modernité. Cendrars y cherche dans la langue-même du poème un équivalent aux rythmes et contrastes colorés de la peinture de Sonia, tandis que celle-ci poursuit un travail sur la perception des couleurs que son mari explore sur des bases scientifiques.
-A la suite de son voyage en Russie, Blaise Cendrars écrit la fameuse « Prose du Transibérien ». Mais certains doutent de la véracité de ce trajet en train. Qu'en savons-nous au juste ?
Bien sûr, on a cherché à établir les faits. Blaise Cendrars n’a pas pu faire à l’époque qu’il indique le voyage dont il trace l’itinéraire parce qu’en raison de la guerre russo-japonaise le parcours de la ligne avait été modifié : elle n’allait plus comme il le dit à Port-Arthur, cédé aux Japonais, mais à Vladivostok. Claude Leroy suggère qu’il a pu voir à Moscou le Transsibérien à quai, avant de partir pour Saint-Pétersbourg, ou encore monter dans les wagons du Transsibérien à Paris où ses parents l’avaient conduit à l’exposition universelle de 1900. Des toiles panoramiques défilaient derrière les vitres pour donner aux visiteurs l’illusion du déplacement. Mais on ne voit pas non plus à quel moment de sa vie, avant 1913, il aurait pu faire ce trajet…qui rejoint ainsi son expédition en Chine et ses chasses en Afrique parmi les voyages d’écriture.
Lorsque Pierre Lazareff, grand patron de presse ami de Cendrars, lui pose la question « mais le Transsibérien, vous l’avez pris ? », il aurait répondu « qu’est-ce que cela peut te faire puisque je vous l’ai fait prendre à tous. » Pour moi, c’est la seule réponse juste.
-Le voyage de Cendrars en Brésil semble moins connu. Pouvez-vous nous en circonscrire le contexte (motif, date, l'oeuvre qui s'y rattache) ?
Dans les faits, Cendrars fera trois voyages au Brésil : le premier de janvier à août 1924. Après une court escale à Rio, il débarque à Santos et gagne São Paulo où il prononcera trois conférences, assiste au Carnaval de Rio, séjourne dans la fazenda de Paulo Prado puis dans celle de Luiz Bueno de Miranda au Morro Azul, avant de visiter avec ses amis modernistes le Minas Gerais ; il y retourne de janvier à juin 1926 puis de septembre 1927 à janvier 1928.
Du premier voyage, il revient avec le roman qui le rendra célèbre, L’Or, écrit sur le bateau du retour, un projet de film de propagande sur l’histoire du Brésil que la révolution de l’été 1924 balaie, de très nombreux poèmes dont seule la première section paraît au Sans Pareil en 1924 sous le titre Feuilles de route, avec les dessins de Tarsila do Amaral.
Les autres poèmes s’égrènent dans les revues ou sont offerts à Tarsila pour le catalogue de sa première exposition. On peut voir cette rencontre avec le Brésil comme un coup de foudre dont toute l’œuvre porte la trace depuis Feuilles de route jusqu’au dernier recueil de récits Trop c’est trop, en 1957. Il dira sobrement : « J’avais déjà perdu un bras à la guerre. J’étais violemment indiscipliné. La sauvagerie, le sertao brésilien, brousse et bled, me convenait. »
-Cendrars est-il connu en dehors du monde francophone ? Comme l'est, par exemple, Saint Exupéry. Existe-t-il une place Cendrars au Brésil ? Des timbres à son effigie ?
Certes, l’œuvre de Cendrars – qui a rencontré et apprécié Antoine et Consuelo de Saint-Exupéry – n’a pas atteint la notoriété mondiale du Petit Prince… Néanmoins, Cendrars qui se voulait « du monde entier » est sorti des frontières. S’il n’a pas réussi à conquérir l’Amérique comme il l’aurait souhaité au début des années trente, il s’est bien rattrapé depuis.
Un ouvrage de Maurice Poccachard édité par l’AIBC en témoigne : il recense et documente en images la plupart des traductions qui existent de par le monde dans un ouvrage de plus de 300 pages où l’on découvre des traductions en 33 langues.
En 2023 à New York une exposition au Morgan Library, Blaise Cendrars (1887-1961) : Poetry is Everything « contenue dans un espace de taille appartement-studio » exposait le Transsibérien – on y parlait assez peu de Cendrars mais la critique des journaux comblait certaines lacunes (voir l’article de Jay Bochner, « Le retour de ‘L’errant des bibliothèques’ à New York », dans Constellation Cendrars n° 8) .
Au Brésil, les études de langue et de littérature françaises ont ces dernières années perdu beaucoup de leurs crédits d’enseignement, mais elle y fut très vivante et il est permis d’espérer : l’année 2025 célèbre les relations France-Brésil et fait la place belle aux échanges culturels transatlantiques...
-Pouvez-vous nous présenter l'association que vous présidez ?
L’AIBC (Association internationale Blaise Cendrars), dont le siège est en France et le CEBC (Centre d’études Blaise Cendrars) dont le siège est en Suisse sont deux associations amies qui préparent à tour de rôle Constellation Cendrars, une revue annuelle publiée chez Garnier (sur papier et sur le site de l’éditeur).
Depuis 2018 un séminaire universitaire ouvert aux chercheurs, étudiants et lecteurs de Cendrars se tient à l’INHA, 2 rue Vivienne à Paris : « Cendrars et ses éditeurs » publié dans Constellation Cendrars n° 4 et 6 ; « Faire création de tout : Cendrars multimédial », de 2022 à 2024, dont on peut lire la première saison dans Constellation Cendrars n° 8. La saga brésilienne de Blaise Cendrars, 2024-2025 a pris le relais. Vous y serez les bienvenus.
Marie-Paule Berranger.
L'association AIBC promeut l'oeuvre de Blaise Cendrars. La cotisation simple est de 35 euros. Le vendredi 14 février, Lena Bader évoquera pour nous « Cendrars et les visages de Paris » ; le 14 mars, Emilien Sernier parlera de « La langue de Cendrars ». La présidente de l'AIBC se nomme Marie-Paule Berranger.
Contact : mariepaule.berranger@dbmail.com. Le programme du séminaire est consultable sur le site https://constellation-cendrars.ch