Le recteur de la Grande Mosquée de Paris a-t-il défié les nazis ? L’énigme Kaddour Benghabrit

par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
samedi 22 mars 2025

Sous l’ombre du minaret de la Grande Mosquée de Paris, au cœur d’une France occupée par la barbarie nazie, un homme discret, Kaddour Benghabrit, aurait orchestré un sauvetage audacieux. Entre 1940 et 1944, des Juifs traqués auraient trouvé refuge dans ce lieu sacré, protégés par de faux certificats et une solidarité inattendue. Mais qui était ce recteur énigmatique ? Que savons-nous vraiment de ses actes ? 

 

Un homme au croisement des mondes

Kaddour Benghabrit n’est pas un inconnu lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate. Né en 1868 à Sidi Bel Abbès, en Algérie, dans une famille bourgeoise d’origine tlemcénienne, il grandit entre deux cultures : l’islam malékite et l’influence coloniale française. Théologien formé à la prestigieuse université Al Quaraouiyine de Fès, il entame une carrière dans la magistrature algérienne avant de s’élever au rang de haut fonctionnaire au service de la diplomatie française. En 1926, il fonde l’Institut musulman de la Grande Mosquée de Paris, un projet ambitieux voulu par la France pour célébrer son lien avec ses colonies musulmanes. Ce lieu, inauguré avec faste, devient un symbole d’un islam intégré à la République.

 

 

Mais Benghabrit est plus qu’un administrateur pieux. C’est un homme de réseaux, un diplomate habile qui navigue entre les exigences de Vichy, les attentes des autorités coloniales et les aspirations des musulmans de France. Grand-croix de la Légion d’honneur en 1939, il est aussi un amateur de musique, de théâtre et de mondanités, une figure flamboyante qui fréquente les élites françaises comme les officiels allemands. Cette ambivalence intrigue : comment un homme si lié au pouvoir a-t-il pu défier l’ordre nazi ? Sa personnalité complexe est la clé de cette énigme historique.

 

 

L’Occupation allemande, à partir de 1940, place Benghabrit dans une position délicate. La Grande Mosquée, sous sa direction, devient un lieu stratégique : un refuge spirituel pour les musulmans, mais aussi un espace où se croisent résistants, Juifs en fuite et informateurs. Les archives montrent qu’il maintient des relations cordiales avec les autorités d’occupation, organisant même des réceptions pour des officiers allemands. Pourtant, des témoignages suggèrent qu’il agit dans l’ombre, utilisant son statut pour protéger des vies. Cette dualité – collaboration apparente et résistance souterraine – est au cœur de son histoire.

 

Faits, témoignages et zones d’ombre

L’histoire du sauvetage des Juifs par la Grande Mosquée de Paris émerge principalement de récits oraux et de documents épars. L’un des cas les plus célèbres concerne Salim Halali, un chanteur juif algérien de renom. Selon la légende, Benghabrit lui aurait fourni une attestation de confession musulmane et aurait fait graver le nom de son père sur une tombe du cimetière de Bobigny pour tromper les autorités nazies. Halali, connu pour ses mélodies envoûtantes, aurait ainsi échappé aux rafles. Ce récit, popularisé par le film Les Hommes libres (2011) d’Ismaël Ferroukhi, est devenu un symbole de l’humanisme de Benghabrit.

 

 

D’autres témoignages évoquent un effort plus large. Le docteur Albert Assouline, un résistant juif, affirme dans les années 1980 qu’entre 1940 et 1944, jusqu’à 1 732 personnes – Juifs pour la plupart, mais aussi parachutistes britanniques ou résistants – auraient trouvé refuge dans les sous-sols de la Mosquée. Il mentionne des tickets de rationnement comme preuve, un détail précis mais invérifiable aujourd’hui. Une note de Vichy, datée de 1940, corrobore partiellement cette hypothèse : elle accuse la Grande Mosquée de délivrer "frauduleusement" des certificats de confession musulmane à des Juifs, notamment d’origine maghrébine, dont les noms arabes facilitaient la dissimulation.

 

 

Pourtant, les archives officielles restent muettes ou ambiguës. Les rapports de Benghabrit et de ses collaborateurs, rédigés en 1944 pour se défendre d’accusations de collaboration, ne mentionnent aucun sauvetage massif. Pourquoi ce silence ? Était-ce une prudence stratégique face à une Libération incertaine ? Ou bien les actes de résistance étaient-ils limités à des initiatives individuelles, sans réseau organisé ?

 

Une constellation de courage

Kaddour Benghabrit n’a pas agi seul. À ses côtés, des figures moins connues ont joué un rôle crucial. Abdelkader Mesli, un imam de la Mosquée, est l’une d’elles. En 1942, suspecté par Vichy de falsifier des certificats, il est envoyé à Bordeaux comme représentant de la Mosquée. Là, il intègre un réseau de résistance, fournissant des faux papiers à des Juifs et des résistants. Arrêté par la Gestapo en 1944, déporté à Dachau, il survit et meurt en 1961. Une place parisienne porte aujourd’hui son nom, témoignage discret de son héroïsme. Mesli incarne une résistance active, complémentaire à la stratégie plus subtile de Benghabrit.

 

 

Les Francs-tireurs et partisans (FTP) algériens, souvent des ouvriers laïcs, auraient également contribué. Selon le cinéaste Derri Berkani, auteur du documentaire Une résistance oubliée (1991), ces nationalistes auraient acheminé des Juifs, notamment des enfants séfarades, vers la Grande Mosquée. Leur motivation, loin d’être religieuse, relevait d’une "conscience prolétarienne " et d’un rejet du nazisme, en écho aux appels de Messali Hadj ou Ferhat Abbas. Cette solidarité entre immigrés juifs et musulmans, forgée dans les ateliers et les quartiers populaires, humanise l’histoire et rappelle les liens historiques entre ces communautés.

Enfin, les proches de Benghabrit, comme sa fille, ont perpetué sa mémoire. Elle rapporte avoir entendu, après sa mort en 1954, des récits de sauvetages, poussant à l’apposition d’une plaque dans la Mosquée pour honorer ces actes. Mais ces témoignages familiaux, bien que touchants, manquent de précision. Ils s’ajoutent à ceux de Philippe Bouvard, qui affirme que sa mère juive fit appel à Benghabrit pour libérer son père adoptif, ou d’Albert Assouline, dont les souvenirs tardifs alimentent le débat. Ces voix, sincères mais fragiles, dessinent une mosaïque d’humanité dans un Paris assombri par l’Occupation.

 

 

Un symbole disputé

Les actions attribuées à Benghabrit et à la Mosquée ne se limitent pas à une question de survie. Elles s’inscrivent dans un contexte politique et colonial tendu. La France de Vichy, en révoquant le décret Crémieux en 1940, retire la citoyenneté aux Juifs algériens, les exposant aux persécutions. Dans ce chaos, la Grande Mosquée devient un pont improbable entre deux mondes opprimés : les Juifs déchus et les musulmans colonisés. Benghabrit, en protégeant des Juifs, défie-t-il Vichy par humanisme ou par calcul diplomatique, pour préserver l’image d’un islam tolérant au service de la France ? La réponse reste floue.

Après la guerre, les conséquences sont paradoxales. Benghabrit reçoit la médaille de la Résistance avec rosette en 1947, une distinction rare qui suggère une reconnaissance officielle de ses actes. Pourtant, il ne revendique jamais publiquement ces sauvetages, peut-être par modestie ou pour éviter de raviver des tensions dans une France en reconstruction. La Grande Mosquée elle-même sombre dans l’oubli de cette page héroïque, ses archives restant inaccessibles aux chercheurs. Ce silence institutionnel contraste avec l’émergence, dès les années 1990, d’un récit popularisé par des documentaires et des films, amplifiant la légende au détriment des faits.

Sur le plan mémoriel, cette histoire devient un enjeu contemporain. Elle offre un contrepoint aux tensions entre communautés juives et musulmanes en France, ravivées par les conflits au Proche-Orient et l’antisémitisme moderne. Des voix comme celle de Derri Berkani ou de Mohammed Aïssaoui, auteur de L’Étoile jaune et le Croissant (2012), y voient un symbole de fraternité à réhabiliter. Mais cette récupération soulève des questions : jusqu’où peut-on célébrer une figure sans preuves solides ? L’héroïsme de Benghabrit, réel ou amplifié, interroge notre besoin de héros dans une histoire collective marquée par la honte et la douleur.

 

Pourquoi pas "Juste parmi les nations" ?

Depuis 2005, un dossier est ouvert à Yad Vashem pour attribuer à Benghabrit le titre de "Juste parmi les nations", une distinction réservée à ceux qui ont risqué leur vie pour sauver des Juifs. Pourtant, malgré des appels à témoins et des récits émouvants, la reconnaissance n’a pas abouti. La raison principale tient à la rigueur des critères de Yad Vashem : il faut des preuves irréfutables – documents, témoignages croisés de survivants – et la démonstration d’un risque personnel direct. Or, les archives de la Grande Mosquée de Paris sont inexistantes ou fermées, et les témoignages, comme celui du docteur Albert Assouline, sont trop tardifs et isolés.

Serge Klarsfeld, historien et figure incontournable de la mémoire de la Shoah, incarne ce doute. S’il salue l’initiative de chercher des Justes musulmans, il note qu’aucun rescapé de son association n’a corroboré l’ampleur des sauvetages. Pour lui, Benghabrit a peut-être agi ponctuellement, mais sans organiser un réseau structuré. Cette prudence est partagée par des historiens comme Benjamin Stora ou Michel Renard, qui soulignent l’absence de traces dans les rapports officiels de 1944. L’ambiguïté de Benghabrit – ses liens avec Vichy et les Allemands – complique aussi son cas : un Juste doit être irréprochable et son rôle diplomatique brouille les lignes.

Enfin, des facteurs politiques entrent en jeu. Reconnaître Benghabrit comme Juste pourrait raviver des débats sur le passé colonial français ou sur les relations franco-israéliennes. Certains y voient une réticence à honorer un musulman dans un contexte géopolitique sensible. Pourtant, des figures comme Abdelkader Mesli ou Mohammed Helmy, un médecin égyptien reconnu Juste en 2013, prouvent que Yad Vashem n’exclut pas les musulmans. Pour Benghabrit, le mystère persiste : héros discret ou mythe utile ? Peut-être les deux, dans une histoire où la vérité reste à portée de main, mais hors d’atteinte.

 

Un héritage à fleur de mémoire

Kaddour Benghabrit est mort en 1954, laissant derrière lui une Grande Mosquée silencieuse sur ses secrets. Son arrière-petit-fils, Merwane Daouzli, déplore cet oubli : "Ma famille est attristée par l’absence de mémoire, alors qu’il a sauvé des vies". Cette frustration résonne avec celle de chercheurs et de citoyens qui voient en lui un pont entre les peuples. Que reste-t-il de ses actes ? Quelques noms sauvés, une plaque discrète, et une légende qui grandit dans les récits modernes.

 

 

L’histoire de Benghabrit n’est pas celle d’un résistant flamboyant à la Jean Moulin. C’est celle d’un homme pris dans les rets de l’Histoire, jonglant avec ses devoirs et sa conscience. Ses silences, autant que ses actions, parlent de la complexité humaine face à l’horreur. En croisant les sources – des notes de Vichy aux souvenirs de Philippe Bouvard –, on devine un courage discret, peut-être beaucoup moins spectaculaire que dans les films, mais réel. Une vérité qui, comme un murmure sous les voûtes de la Grande Mosquée de Paris, attend encore d’être pleinement entendue.


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