Lui ou elle ? Le chevalier d’Éon, l’espion qui brisa les genres

par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
vendredi 21 mars 2025

Dans les majestueuses galeries du château de Versailles, un homme – ou une femme ? – tisse sa légende. Charles-Geneviève d’Éon de Beaumont, né en 1728 à Tonnerre, a dansé sur le fil de l’histoire, espion du roi Louis XV, maître du travestissement, bretteur émérite. De Saint-Pétersbourg à Londres, il a séduit les puissants, défié les conventions et joué avec son identité jusqu’à en perdre le contrôle. Ascension fulgurante, chute tragique : son destin, entre gloire et misère, révèle les dessous d’un siècle troublé. 

 

Une enfance entre ombre et lumière

Le 5 octobre 1728, dans l’hôtel d’Uzès à Tonnerre, une petite ville bourguignonne aux ruelles pavées, naît Charles-Geneviève Louis Auguste André Timothée d’Éon de Beaumont. Fils de Louis d’Éon, fonctionnaire royal, et de Françoise de Charanton, il porte dès le baptême un nom qui mêle prénoms masculins et féminins. Un présage, peut-être, de sa vie à venir. Dans ses mémoires, Les Loisirs du chevalier d’Éon, il raconte être né "coiffé", enveloppé de membranes fœtales, au point que le médecin hésite sur son sexe. Anecdote ou fable ? Le doute s’installe déjà, comme une brume sur les vignes de l’Yonne.

 

 

Élevé dans une famille de petite noblesse désargentée, Charles grandit entre rigueur et ambition. À 15 ans, il quitte Tonnerre pour Paris, où il intègre le collège Mazarin. Brillant, il décroche un diplôme de droit à 21 ans et devient avocat au Parlement. Mais c’est l’escrime qui forge son corps frêle. Il excelle dans cet art viril, malgré une silhouette délicate qui intrigue. Ses contemporains le décrivent comme un jeune homme aux traits fins, presque féminins, une énigme ambulante dans les salons parisiens. En 1753, son essai Considérations historiques et politiques attire l’œil de Louis XV, qui le nomme censeur royal. À 25 ans, il entre dans le jeu des puissants.

Ce n’est pas un hasard si le prince de Conti, cousin du roi et maître du "Secret du Roi" – un réseau d’espions parallèle à la diplomatie officielle –, repère ce jeune homme atypique. Lors d’un bal masqué à Versailles, Charles apparaît travesti en femme, si convaincant que Conti, émerveillé, voit en lui un atout unique. "Cette femme est un homme !" s’exclame-t-il, selon la légende, devant un Louis XV amusé. Ainsi commence l’ascension d’un espion qui usera de son ambiguïté comme d’une arme, dans une Europe au bord de la guerre.

 

Un pion sur l’échiquier de Louis XV

En 1756, la guerre de Sept Ans éclate, opposant la France et ses alliés à l’Angleterre et la Prusse. Louis XV, lassé des intrigues de cour, mise sur une diplomatie secrète pour contrer ses ennemis. Le chevalier d’Éon, alors âgé de 28 ans, est envoyé à Saint-Pétersbourg sous une double identité : Charles, l’officiel, et Lia de Beaumont, sa persona féminine. Sa mission ? Convaincre la tsarine Élisabeth Ire de s’allier à la France. Déguisé en femme, il s’infiltre comme lectrice au palais d’Hiver, glissant des messages codés entre les lignes des romans qu’il lit à la souveraine. Élisabeth, flattée par cette "demoiselle" cultivée, signe l’alliance en 1757. Un véritable triomphe.

 

 

De retour en France, le chevalier d’Éon est nommé capitaine des dragons, un grade militaire qui contraste avec son apparence fragile. Blessé au combat en 1758, il gagne la croix de chevalier de Saint-Louis, distinction rare pour un homme si jeune. Mais Louis XV le rappelle bientôt pour une nouvelle mission : Londres, 1762. Sous couvert de secrétaire d’ambassade, il doit espionner les côtes anglaises et préparer un hypothétique débarquement. À Londres, il brille dans les salons, charme le roi George III et sème le trouble avec ses tenues ambiguës. Les Anglais parient sur son sexe – jusqu’à 300 000 livres sterling ! –, tandis qu’il subtilise des documents secrets pour Versailles. Sa plume acérée et son épée affûtée en font un homme craint et admiré.

 

 

Pourtant, cette ascension fulgurante porte les germes de sa chute. À Londres, il vit grand train : 22 domestiques, 12 chevaux, des réceptions somptueuses. Quand l’ambassadeur Claude-Louis-François de Régnier de Guerchy arrive en 1763, une rivalité éclate. Guerchy, jaloux, l’accuse de trahison ; le chevalier riposte en publiant des libelles incendiaires, dévoilant des secrets d’État. Louis XV, furieux, le rappelle, mais Charles refuse et menace de livrer des dossiers compromettants aux Anglais. Ce chantage audacieux – l’un des plus spectaculaires du siècle – le propulse au sommet de sa gloire, mais le roi ne pardonne pas. En 1774, à la mort de Louis XV, son sort bascule.

 

Une identité imposée

Louis XVI, successeur austère de son grand-père, hérite d’un espion ingérable. En 1775, il charge Beaumarchais, dramaturge et ex-agent secret, de négocier avec le chevalier d’Éon à Londres. Contre une rente viagère et la restitution des documents, le roi exige une condition humiliante : qu'il vive en femme, officialisant une rumeur qu’il a lui-même entretenue. Le 23 octobre 1775, Charles signe un acte où il se déclare "femme depuis toujours". Était-ce un aveu sincère ou une capitulation stratégique ? Les historiens s’interrogent encore, mais le voici devenu la "chevalière d’Éon", condamnée à troquer l’uniforme contre la robe.

 

 

De retour en France en 1777, il défie l’ordre royal en se présentant à Versailles en tenue de dragon. La cour s’esclaffe, Marie-Antoinette offre des robes, mais Louis XVI, inflexible, le contraint à l’obéissance. À 49 ans, Charles s’incline, non sans amertume. Il excelle toujours à l’escrime – une anecdote raconte qu’il bat des hommes en jupons, sous les rires des spectateurs –, mais son étoile pâlit. 

 

 

Ce choix imposé soulève une question : le chevalier d’Éon a-t-il été victime de son propre jeu ? À Londres, les caricatures le moquent, mi-homme, mi-femme, tandis qu’à Paris, on le voit comme un excentrique fini. Pourtant, certains, comme Voltaire, saluent "l’amphibie", cet être inclassable qui a bravé les normes. Sa chute n’est pas qu’une déchéance : elle révèle un XVIIIe siècle fasciné par l’ambiguïté, où l’identité devient un théâtre. Mais pour Charles, le rideau tombe trop tôt.

 

L’exil et l’oubli

En 1785, le chevalier d’Éon s’installe à Londres. Ses dettes s’accumulent, ses rentes s’épuisent. Pour vivre, il donne des leçons d’escrime, parfois en robe, devant un public curieux. La Révolution de 1789 le trouve ruiné, offrant ses services aux sans-culottes qui le snobent. En 1791, il vend sa bibliothèque de 8 000 ouvrages, fruit d’une vie de bibliophile, pour survivre. L’homme qui a séduit les tsarines et défié les rois n’est plus qu’un vestige.

En 1796, blessé lors d’un duel, il cesse de combattre. Sa santé décline ; en 1804, il est emprisonné pour dettes, libéré cinq mois plus tard, brisé. Paralysé par une chute en 1806, il végète dans une mansarde londonienne avec miss Mary Cole, une vieille amie qui accepte de l'héberger. Le 21 mai 1810, à 81 ans, il s’éteint dans la misère la plus noire.

 

 

Son autopsie, réalisée par le docteur Copeland, chirurgien, devant 17 témoins, lève le voile : "J’ai trouvé les organes mâles parfaitement formés", note-t-il. La nouvelle fait à peine frémir une Europe en guerre. Enterré à St Pancras, sa tombe disparaît sous les bombardements de 1940. Mais son histoire survit. À Tonnerre, Philippe Luyt, un collectionneur local, conserve son épée et ses reliques, tandis que le musée du chevalier d’Éon perpétue sa mémoire. À Londres, des gravures jaunies rappellent l’homme qui fit trembler les cours.

Cette fin tragique contraste avec son passé glorieux. Le chevalier d’Éon, qui a joué avec les masques, finit démasqué, mais incompris. Sa chute illustre le prix de l’ambition dans un monde qui pardonne mal l’audace. Pourtant, son legs perdure : pionnier de l’espionnage moderne, il a redéfini les frontières du possible, laissant derrière lui un mystère qui défie encore les siècles.

 

Un miroir du XVIIIe siècle

L’épopée d’Éon reflète les tensions d’une époque. Sous Louis XV, le "Secret du Roi" incarne une monarchie en perte de contrôle, cherchant à survivre par des moyens détournés. Le chevalier d’Éon, avec son génie et ses frasques, est le produit de ce système : un pion brillant, mais jetable. Son travestissement, loin d’être une simple ruse, interroge les rigidités sociales du XVIIIe siècle. Dans une société où le genre dicte tout, il brouille les lignes, suscitant fascination et rejet. Les paris londoniens sur son sexe – jusqu’à des sommes folles – montrent un public avide de scandale, mais incapable d’accepter l’ambiguïté.

 

 

Ses actions ont des répercussions concrètes. En Russie, son rôle dans l’alliance avec Élisabeth renforce la France face à la Prusse ; à Londres, ses rapports secrets influencent la stratégie française, même si le débarquement n’a jamais lieu. Mais son chantage de 1763 fragilise la diplomatie royale, exposant ses failles. Après sa mort, son cas inspire des réflexions sur l’identité : en 1974, Soljenitsyne voit en lui un symbole de liberté individuelle face aux tyrannies. Aujourd’hui, certains y lisent une figure queer avant l’heure, bien que le chevalier d’Éon n’ait jamais revendiqué une telle identité.

Le chevalier d’Éon reste un paradoxe : héros ou opportuniste ? Sa vie, croisée dans les archives de Versailles, les mémoires de Beaumarchais et les gazettes anglaises, révèle un homme qui a défié son temps, au prix de sa chute. Son histoire, comme un miroir brisé, renvoie les éclats d’un siècle où l’audace pouvait tout offrir et tout reprendre.

Charles d’Éon de Beaumont n’était ni tout à fait homme, ni tout à fait femme, mais un kaléidoscope d’identités façonnées par la nécessité et l’ambition. De Tonnerre à Londres, il a gravi les échelons du pouvoir, dansé avec les rois, puis trébuché dans l’oubli. Son ascension, portée par un talent hors norme, s’est brisée sur son orgueil et les caprices d’un monde impitoyable. Pourtant, dans sa chute, il laisse une trace indélébile : celle d’un esprit libre, trop grand pour son époque. Qui était-il vraiment ? 


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