2008 : l’été de tous les Festivals (Festifaux)

par Cauvin
mardi 22 juillet 2008

Festivals d’Art en commun, ou comment être transporté par les Arts, dans les Arts, oh oui.

L’affiche sur le boulevard est discrète. Pas de tapage. Zéro paillette. Juste une vue de la capitale striée de traits épais aux couleurs appuyées, avec en final un Paris haché de brisures tourmentées. L’Art efface la ville. A l’arrivée un souffle chaud vous enveloppe. Déjà intriguées, les femmes serrent le bras sur leur sac à main et pressent le pas. Il règne là, dès l’abord, une certaine agitation, comme si, au moment de descendre le grand escalier gris, on s’apprêtait à entrer dans un autre monde. Une légère tension dans l’air. Rien d’étonnant à cela, car disons-le tout de suite : une salle de spectacle est là, avec sa grande gueule ouverte. "Salle de spectacle" ? Peut-être… mais en mettant un grand "s" majuscule à la fin de "spectacle".

SpectacleS ! Bienvenue à Ras la température, l’un des happenings live les plus excitants de ce début de siècle déjà riche en explorations artistiques.

Hall d’accueil. Une odeur lourde et prégnante, légèrement épicée, un étang sous le soleil où pointe aussi une touche industrielle de matière plastique à vif. Le lieu est ouvert, largement ouvert. A la place des traditionnelles files d’attente, sages et ennuyeuses, une joyeuse pagaille. La foule ! Cette rencontre entre création artistique et population est diablement excitante. Le côté souterrain donc décalé, presque clandestin, ajoute à l’étrangeté de cette mise en situation chamboulée. L’underground, mot magique entre tous, l’underground, cri de ralliement de la contre-culture beatnik, et bien l’underground, cette fois, on y est et vraiment. Où allons-nous ? Vers quels tunnels secrets ? Seule certitude : rencontrer l’Art, le vrai, l’art qui va de l’avant, qui étouffe sous les palais officiels.

Au portillon le tourbillon est ininterrompu. Je suis entouré par des acteurs qui simulent l’indifférence avec le côté flottaison ondulatoire des foules modernes. Mise en abyme. Billet d’entrée ? Oui il y a un billet d’entrée, mais son prix est modique - culture pour tous oblige - et fortement stylisé. Je reconnais immédiatement la patte de Magasok Jobibi-Féstragknhop, une artiste accomplie, très world, à suivre, particulièrement dans ses déchirures érotico-urbaines post-mondialistes. Un petit rectangle de carton mauve avec une face traversée en son milieu par un large trait noir. Comme pour montrer un chemin. Comme pour montrer une voie, la route. Je souris, comprenant soudain l’ironie mordante et fondatrice de ce détournement de panneau indicateur.

Tel je suis. Malgré tous ces magazines d’art moderne lus et relus, et malgré ces kilomètres parcourus à travers les installations interactives, les ateliers ouverts, les spectacles de rue, les live-sets, les espaces de participation alternative, les opéras visuels, les performances multidimensionnelles, les résidences de fabrication artistique, les friches réhabilitées, les interventions de désordre poétique, les pavillons créatifs, les parcours d’art vivant, les scénographies territoriales mobiles, les expériences subversives municipales, les actions hors-les-murs, les créations participatives, les événementiels populaires... Je suis là. Encore là. Toujours là. Pour le spectacle. Dans le spectacle. Marathonien du mouvement, décalé forcément. A l’écoute.

Encore un escalier à descendre. Je suis les flèches, amusé de retrouver un parcours labyrinthique semblable à tant d’autres...

Une scène s’ouvre. La pièce s’appelle Mairie de Clichy, enfin, non, c’est plutôt un lieu. Les gens s’arrêtent, certains sont assis, d’autre debout, le regard perdu en direction d’un fossé qui sépare deux scènes parallèles, en attente. Soudain je marque le pas. Devant moi à mes pieds une œuvre est là, posée à même le sol. Pour surprendre. Surprendre tous les sens, l’odorat aussi. Décalé. Au centre d’une sorte d’éventail déployé, une concrétion liquide, jaune et verte, tournoyante et sensuelle, d’où jaillissent des rayons translucides, à peine jaunes, parsemés de petits monticules de matière beige, comme des petites planètes. L’œuvre a été comme jetée par terre, telle un éclat de transgression purulente, exhalant en se brisant un trop-plein de sens. L’Espace gît à mes pieds. Le soleil et les planètes. Au passage le coup asséné à la fameuse verticalité du tableau est terrible. Une vague d’émotion artistique monte en moi. Catharsis. Autour de moi les spectateurs sont bousculés, submergés. L’œuvre montrée là DERANGE, car l’Art toujours dérange. Et ce n’est pas fini. Encore le spectacle. Qui ne finit pas. Qui ne vous lâche pas : juste au-dessus, accrochée au mur, une sculpture métallique. Lignes épurées, sinueuses. Son titre : Interdiction de fumer […] Elle est creuse. Je me penche. A l’intérieur, posée sur un fond de plastique noir, une page de magazine déchirée, porteuse de ce message : capillaire. Gros caractères blancs sur fond rouge. Loin très loin il porte ce message graphique […]. Sous les cheveux la plage, quelque chose comme ça […]. Cela me rappelle la Fiac, l’année dernière, Toinossi Apataloque-Bibatchouchi dans ses œuvres (un mot d’explication au passage : pourquoi le nom double ? Le nom double, c’est parce qu’on est deux fois plus intéressant… façon comme une autre de marquer sa différence !) Toinossi, très cross-culture, totalement épuré, cette toile par exemple : Explosion de jambon-beurre 3018. Grandiose. Populaire – au sens de populairatif… Mais pas le temps de m’attendrir.

La performance va commencer. Un brouhaha s’élève, avec des couleurs qui débouchent à l’entrée sur la gauche, un fracas mécanique fait irruption puis se calme soudain car le rideau s’ouvre. On entre, acteurs et spectateurs mêlés. Chacun prend sa place, les acteurs en particulier, tout de suite dans l’action. Les trois coups sont remplacés par un gimmick techno. Pulsion. Et c’est parti. Les spectateurs sont répartis de part et d’autre de la scène, derrière une paroi vitrée, à demi cachés dans la pénombre. Drum’n metal. Et parfois un solo strident. Frisson rythmé.

Assis devant moi subitement, un petit Noir avec une grande casquette. Art conceptuel ? Acteur ou spectateur ? Vacillement de nos questionnements rayés de sens. Faire sens. Casquette inversée. Retournement des valeurs.

Tout à coup la parole fuse :

- Les côtelettes étaient un peu froides, déclare à sa voisine une dame à côté de moi. Le ton est calme mais sans appel. L’autre acquiesce. Et le silence retombe. Pas de réplique. Très seventies cette façon de prendre le spectateur à la gorge, par surprise, avec une interrogation fondamentale, qui secoue. Toujours bousculer les poncifs, renverser les clichés. Les autres autour de nous ont été surpris, certains ricanent pour cacher leur gêne, pas moi. Je savais ! L’habitude de ces mises en scène soudain propulsées dans l’inconnu, totalement déjantées… Absolument moderne.

La scène est maintenant remplie. Zéro échappatoire. Des gens. Plein de gens. L’art, le vrai, est l’art des gens. Le gimmick techno arrive comme pour sonner le rassemblement. Une seule note ; ponctuation tendue, sérielle. Pas le temps de voir le titre de la scène qui va suivre. Compilation horizontale de corps verticaux, ancrée dans une spatialité résolument multipolaire. La danse redécouverte, une danse totalement insolite, les pieds cloués au sol. Entre pogo-punk, pour le tremblé des épaules, et tango argentin pour le penché acrobatique, en avant, en arrière, sur les côtés. La synchronisation est parfaite. Pantins mécaniques. Agités et résignés.

Ce type de chorégraphie à la fois statique et chaotique doit beaucoup à Manouéloz Vikaboumess-Plof2. Ses courses vidéo-figuratives par équipes avec pinceaux à la main, rollers aux pieds, et des clips qui défilent sur la toile qu’il s’agit de peindre. Un mur de coloriage géant ! J’ai fait l’expérience, personnellement, la semaine dernière. Une rencontre avec le public, un regard anthropologique, un vrai vivier créatif, fait pour moi, moi, infatigable arpenteur des champs interrogatifs. Il s’agissait d’inventer une nouvelle confrontation à l’espace avec le rôle central, en creux, des roulettes. La peinture en mouvement. La peinture de la glisse. Chacun à son tour lancé pour saisir l’image vidéo et d’un coup de pinceau la happer sur la toile. Le concept avait de quoi séduire. L’expérience m’a marqué, en abyme, du fait de mes chutes plurielles - coudes, fesses, genoux, visage (nez) - des chutes presque mécaniques, en forme de projections dans l’espace, multiples, chaotiques, porteuses d’une éloquence plastique. Un imaginaire qu’on ne connaissait pas générant un cocktail apocalyptique de figures renversées, déconcertantes et revendicatives… Peinture de la pente ? J’ai admiré la plénitude de la bosse sur mon front. Mais passons. Je ne vais pas vous assommer avec mes références, mes expériences. Toutes ces années passées au service de la culture… Pour la culture… Mais aussi dans la culture… cela laisse des traces.

Un acteur habillé en clochard se présente. Retour au théâtre. Le texte a toujours sa place sur le plateau. Une voix forte qui lance une prédiction. La prestation est puissante ; le résultat de dizaines et probablement de centaines d’heures de répétition, cela ne fait aucun doute. C’est l’oracle des tragédies, venu annoncer le sort qui nous attend. Il détache et traîne ses mots comme pour dire :

- Malheur ! Malheur ! Malheur ! Malheur à moi ! Malheur à vous !

Parfois sa voix est couverte par la musique qui envahit tout l’espace, ses mots se perdent, puis réapparaissent. Alors les acteurs baissent les yeux, comme à la messe au moment de l’offrande. Les spectateurs font de même, tout en jetant des petits regards furtifs sur le prêtre qui maintenant déambule dans les travées, agitant sa puanteur devant lui. Tout en pointant un doigt accusateur sur chaque participant, un à un, ses lèvres remuent pour psalmodier des menaces rituelles. Au même moment un acteur derrière moi explique à son téléphone que le téléphone ne passe pas. Le cadre cherchait probablement à lancer un appel au secours. Le clochard passe et le téléphone casse. Vacuité, en creux, des moyens de communication modernes. La mise en scène est superbe. Faites place ! La séquence prophétique se termine par une bénédiction à la foule et un regard de mépris. Il tourne les épaules et disparaît dans les coulisses.

C’est alors que la régie lance un "Pont de Neuilly" en bande annonce. Les spectateurs, jusque-là un peu cachés dans le noir, disparaissent derrière une projection vidéo représentant la Seine, vue d’un pont, en accéléré. Rupture. Arrachement. Je ne sais pourquoi je pense à ces vieux films muets tournés en extérieur, sans mise en scène ni mouvement de caméra, avec juste un paysage qui défile dans un léger tremblement. Et nos yeux sont bien malgré nous émerveillés de cette apparition soudaine, le vieux fleuve en procession au milieu des cubes de verre et d’acier. Et c’est nous qui sommes projetés.

Puis brutalement la vidéo s’arrête. Retour sur la mise en scène initiale ; les spectateurs de chaque côté de l’estrade, fantômes à la mine dépitée, à moitié invisibles dans l’anonymat des travées. Mais cette brusque échappée a brutalement soulevé acteurs comme spectateurs dans une autre dimension. Excavation. Elévation. Evasion (tentative d’). Sacré coup de poker de la part du metteur en scène. Il faut décidément une attention de tous les instants pour saisir toutes les dimensions de Ras la température, une performance d’une rare intensité, qui associe toutes les formes d’expression artistique, tout le contraire du petit train-train qui imprègne tant de productions pseudo contemporaines, de ces pauvres trouvailles de ménagères et ménagers moyens qui cheminent sur leur petit chemin tout tracé, au milieu de tous leurs semblables.

Le calme règne maintenant. Je reprends mon souffle pendant que le spectacle reprend son petit train-train chorégraphique.

Soudain, alors qu’on annonce un nouveau sketch intitulé "Franklin-Roosevelt", un cri retentit. En anglais. Le cri est aussitôt repris en clameur par une petite troupe de comédiens anglo-saxons. Comme un refrain de rock’n’roll, le chanteur et les chœurs. Ils sentent l’inquiétude et ce Cri est Cri de libération. Ils sortent, ravis, avec des voix fortes pour se rassurer.

Du coup je décide de m’arracher, une pointe de regret nichée en creux. Mais je préfère suivre la marche des acteurs, anglais de surcroît, donc totalement à rebours de la belle France bien merdique - Fait chier la France, super chier moi. J’ai toujours préféré les Anglo-Saxons, ce sont eux les plus forts.

Retour dans les coulisses. Correspondances  : ce mot résonne dans les couloirs qui mènent aux différentes scènes. Irruption massive de la poésie, clin d’œil baudelairien, en creux, dé-ca-lé. Impossible de ne pas penser à Stefan Panpan-Kuku, l’Introuvable, le Révolté, fou tellement fou.

Les correspondances s’enchaînent en une spirale poétique infinie. Les acteurs sont sous tension. Ils marchent et marchent, le souffle court. Ils ont hâte de voir la suite, d’autres réalisations, loin des sentiers battus. J’ai perdu la trace des Zangliches de tout à l’heure. Je suis seul. Dans ces couloirs bizarrement le moindre éclat de voix un peu fort résonne comme un appel au secours, ou une agression, on en retire toujours un sentiment de peur. Sans doute l’effet de la sensibilité artistique des participants, exacerbée par cette expérience d’immersion totale à la recherche de l’Art. Ce lieu est le lieu de tous les partages, alors un éclat de voix tout de suite vous concerne et vous transperce. On tressaille.

Je me dis qu’il faut en finir. Direction la sortie, épuisé, en nage.

Ras la température n’est pas une sinécure. A la fois intime et gigantesque, organique et géométrique, organisée et désorientée. On ne sort pas indemne de ce lieu. Faut-il y aller ? Oui, bien sûr. Le visiteur reste fasciné par la puissance de ces œuvres, par leur capacité à transformer les êtres humains en figures, par la tension que dégagent les rencontres improbables entre différentes matières, hommes et choses mis en creux, abîmés et piétinés par une révolte artistique, crotte de bique.


Lire l'article complet, et les commentaires