« Imitation of Life » (1934) : les Blancs ont gagné !
par Nicolas Cavaliere
lundi 30 juin 2025
« Et je vis le Congo, serpentin de moire, traversant la forêt dans un éclair noir ! »
Lorsque le Prolétariat a fait sa révolution en Russie tsariste, le résultat ne s’est pas fait attendre. Les Rouges sont devenus des Blancs. Tout ce qui avait amené à une explosion de vie s’est condensé en un nombre de symboles envahissants et d’images prédatrices qui ont fini par étouffer l’étincelle au point que l’histoire s’est terminée moins d’un siècle après. Il était évident que cela ne durerait pas. Tout ce qui a été produit ne l’a pas été par amour de soi ni par amour de l’autre. C’est un tiers qui a pris l’ascendant, ce tiers fantôme, cette sorte de Saint-Esprit qui retient la semence de l’esprit profane et l’utilise contre soi et contre l’autre.
Le film « Imitation of Life », réalisé par John M. Stahl en 1934 et dont les vedettes au générique sont Claudette Colbert et « le roi du Pré-Code » Warren William, dévoile à travers Delilah, le personnage principal joué par Louise Beavers, la nature de ce tiers fantôme. Delilah sans l’énoncer clairement sait clairement qui est l’ennemi. Et cet ennemi est son amie.
(Point de départ des divulgâchages) Au début du film, Bea, interprétée par la pétillante et lucide Claudette Colbert, embauche Delilah en tant que maîtresse de maison sur un malentendu qui révèle les objectifs simples des deux veuves : s’en sortir nanties de leurs filles respectives. Bea a repris l’affaire de son défunt mari et vend du sirop d’érable (dont la découverte remonte aux Indiens d’Amérique). Bea rétribuera Delilah avec son toit et les quelques moyens qu’il abrite, c’est tout ce que Delilah demande pour elle et sa fille. Cela convient parfaitement à Bea, qui se régale chaque matin des pancakes de Delilah. Delilah, sans arrière-pensée, lui confie la recette familiale secrète qui les rend si savoureux, et Bea, sans la moindre arrière-pensée elle non plus, ouvre une boutique en front de mer qui permettra à son sirop d’érable et aux pancakes de Delilah de rencontrer une clientèle locale, sans avoir avancé aucun des fonds nécessaires à la rénovation et à l’adaptation du lieu, simplement par les grâces de son bagout et de son sourire. Cinq ans plus tard, alors que l’affaire est rentable et que les dettes sont payées, un homme qui passe par-là (un génial Ned Sparks, un type d’acteur comme on n’en fait plus !) et qui se délecte lui aussi des fameux pancakes de la domestique lui conseille d’adopter la mythique stratégie de Coca-Cola : « box it ! » (ou « bottle it ! »). En vendant la farine sous un emballage accrocheur, emballage reprenant l’image de Delilah déjà placée en enseigne sur la boutique, ce sera un carton, lui assure-t-il. Bea, sans arrière-pensée, adopte l’idée et le succès arrive vite. Elle devient millionnaire. Delilah se contente d’une part minime et préfère continuer à vivre avec son ancienne patronne. Elle est heureuse comme ça.
Peola, la fille de Delilah, se confrontera vite à ce qu’elle pense être une oppression raciale du fait de la complexion de sa mère, alors qu’aucun teint de peau, le futur le prouvera, ne prédispose à la marginalité. Peola refuse d’imiter sa mère non en raison de sa couleur mais parce que sa mère représente le monde ancien, celui qui prend soin de l’autre et incarne une vérité affective, une loyauté immédiate. Peola veut sa place dans le monde de Bea et se moque bien de celui de sa mère, décrit comme arriéré par les forces mêmes qui exploitent ses richesses, son savoir, sa culture, son amour. Delilah en est bien consciente. Elle ne veut pas être une mère distante que sa fille aimerait comme une relique de musée. Le choc des valeurs pour autant est sourd. Delilah mourra de cette violence inouïe, de ce silence brut qui la déstabilise dans sa chair, dans son âme. Elle sera chèrement pleurée, à sa demande, pendant des funérailles démesurées. À l’écran, cela ressemble à la fois au baroud d’honneur de l’ultime étincelle qui restait et à son intégration dans un ensemble auquel elle était vouée à rester étrangère.
Quelle place tient la sous-intrigue romantique entre l’ichtyologiste Stephen Archer (Warren William), Bea et sa fille Jessie dans ce schéma plus large ? Stephen Archer représente une figure masculine rassurante, mais il reste ambigu : il est à la fois soutien, partenaire potentiel et objet de désir pour deux femmes de générations différentes. Bea, en tant que femme d’affaires accomplie, incarne une modernité féminine qui bouscule les normes de genre. Mais cette réussite a un prix : sa fille Jessie se sent négligée, et son attirance pour Stephen révèle un besoin d’attention, d’amour, mais aussi une volonté inconsciente de rivaliser avec sa mère, une volonté encouragée par l’indépendance même de sa mère, qu’elle imite spontanément. Cette intrigue secondaire souligne que les tensions intergénérationnelles ne sont pas l’apanage des personnages de couleur. Elle montre que même dans un contexte de privilège socio-culturel, les femmes - et en particulier les mères et les filles - sont prises dans des logiques de sacrifice, de transmission et de malentendus affectifs. Là où Peola rejette sa mère pour fuir une identité qu'elle juge obsolète, Jessie entre en conflit avec la sienne pour exister en dehors de son ombre. Et ce n’est pas un hasard si ces deux récits se croisent sans jamais vraiment dialoguer : le film juxtapose deux tragédies maternelles, l’une marquée par la race (« course, compétition » en anglais), l’autre par le genre et la classe, pour mieux montrer comment la même structure héritée fragmente les liens les plus intimes. Et bien entendu, entre Bea et Jessie, la tragédie tourne vite court, car un symbole primitif laissé par Delilah, retrouvé post-mortem, leur permet de contourner leurs ressentiments immédiats, qu’elles ne savent ressentir qu’abstraitement.
Le passé de l’homme blanc en recherche de prospérité, le navigateur, le colon, l’esclavagiste, le marchand, s’est transmis toujours plus atténué jusqu’à Bea, qui en applique insensiblement les principes dans un contexte où ce qui découle de ce passé se reproduit sous une forme atténuée, censurée même, où l’apparence de civilisation ne fait que masquer la violence symbolique du système capitaliste, persistance en codes et en textes de la force qui s’accapara les terres de peuples indifférents puis une fois la matière sous la main se saisit du sens que ces autochtones donnèrent aux endroits et aux fabrications qui étaient les leurs pour les vendre à un reste du monde anonyme dans une imitation vouée à être toujours plus pâle, le temps venant effacer les racines affectives qui étaient la source des inventions, des découvertes, de l’art même de nommer. Le passé de l’homme blanc est un mythe ténébreux qui doit rester obscur, quitte à mettre en avant les mythes positifs d’autres civilisations passées ou lointaines pour cacher aux modernes la vérité de leur âme. Violence-fleuve qui charrie pour l’avènement du confort universel tout le sang de ce qui voudrait aimer local, sans occultation de ce qui est rude, sale, noir, transparent. Le blanc se veut opaque. S’il se représente sans cesse ce n’est pas pour être à nu, c’est pour paraître plus habillé que les autres. Ses symboles il court les prendre chez les autres, à la fois Prométhée, César, Bourbon, Bonaparte et Lénine. Partout des aigles.
Il était donc fatal que Delilah parvînt au sort qui l’accablera au point de la tuer. Sa fille est l’enfant du monde avant d’être la sienne. Ce monde mécanique, qui recherche le cycle et non la lignée sinon l’alignement, ce passé de conquêtes scientifiques et militaires, est le tiers fantôme qui se moque d’une maternité privée du père, privée d’une semence brute remplacée par des composants de synthèse, purs produits d’une intelligence théorique qui pense et surveille sans observer. Une intelligence que les prolétaires russes ont poursuivi allègrement, trop contents de montrer à leurs patrons de l’autre côté du miroir ce qu’ils étaient capables d’accomplir. Pour rester des Rouges, il aurait fallu qu’ils aient été des Peaux-Rouges.
Quelques années après la sortie de ce film, l’innovation humaine parvint à un premier paroxysme avec les camps d’extermination européens et la bombe atomique américaine. Les images qui en résultaient, l’emballage médiatique et publicitaire qui allait avec, avaient prévenu les quelques autochtones encore en vie : « bientôt, vous serez des nôtres ». Une fois convertis, ils n’en sauraient rien.