Mélancolie au sud d’Annick Le Scoëzec Masson
par Bradomin
samedi 26 mai 2012
Un roman d’apprentissage qui se situe dans les années 1960 est déjà tout un paradoxe. La génération des Teenagers (comme on disait alors) à Rochefort comme dans le reste de la France et dans une partie considérable de l’Occident, ne se contentait plus de ruer dans les brancards, elle était bien décidée à déboulonner le cocher. Le contexte de Mélancolie au Sud, le premier roman d’Annick Le Scoëzec Masson, est celui des révoltes de la jeunesse en Mai 1968. Bien sûr, dans une ville comme Rochefort, bastion de la royauté française, maintenant à l’écart des grands axes, les événements contemporains résonnent de façon plus lointaine, comme à travers un tamis. Une des qualités du livre d’Annick Le Scoëzec Masson, écrit dans une langue riche et ouvragée, toute en nuances et en demi-teintes, est de faire sentir au lecteur, au point de lui faire partager, la tension entre les deux « histoires » en présence : d’une part, la déferlante moderne contre les interdits, les tabous, le pouvoir et l’autorité au sens large ; de l’autre, une intangible et infrangible lenteur provinciale qui amortit le choc des siècles comme l’entrechoc des passions, des idées ou des modes. Les personnages de Mélancolie au Sud sont à la croisée des temps, au carrefour de ce réseau de contradictions, d’oppositions violentes ou larvées, conscientes ou confuses. La romancière nous restitue fidèlement, avec humour et tendresse, Rochefort et ses demoiselles rose bonbon – à l’époque d’un film vraiment original -, mais aussi la Charente indolente, la mer qui a laissé Brouage s’enliser dans les terres, la Côte Sauvage ou le pont de Matrou et son vieux transbordeur.
En même temps, l’Histoire s’est figée dans la vase, au milieu de rien. Les bassins de radoub de la cité de Colbert sont vides depuis longtemps et, pour l’heure, c’est la base d’aviation qui est menacée. Restent l’ennui, la torpeur, la résignation – ou les chimères. Alors, au milieu des rituels de l’adolescence provinciale, bientôt blasée ou rangée de toutes les façons, comment résister à l’attrait du Marin de Rochefort ?
Le Marin semble échapper aux contingences spatio-temporelles. Il n’a pas de lieu, pas de racines – aux yeux des autres, en tout cas. Ne dit-on pas qu’il est « sans attaches » ? Il incarne à merveille l’Ailleurs (« A beau mentir qui vient de loin ») et une apparente liberté, surtout s’il a vingt ans – et vous aussi. Voilà, sans doute, ce qui a séduit Hiasmine, le personnage central de Mélancolie au Sud : le charme de l’inconnu, joint à la liberté du Grand Large, dissimulant, mais pas toujours, quelque blessure inguérissable. C’est là que le particulier rejoint l’universel – et que la littérature se fond dans l’histoire qu’elle transcende et rachète.
Extrait :
- Tu te trompes sur mon compte, à propos de Joseph.
La voix de Béatrice, subissant une inhabituelle loi de la gravité, allait s’échouer sur les pavés ; elle y glissait, s’immobilisait dans une anfractuosité avant de s’infiltrer comme une eau de pluie. Rues du vieux Rochefort. L’arc de triomphe qui donnait sur l’ancien Arsenal. Au couchant, placé dans un certain axe de l’artère tracée en face, on pouvait voir l’astre se cadrer dans la porte. C’était une affaire de géométrie, de galaxies et de calculs mis au point par les astronomes et les architectes d’un grand Louis. L’orgueil des Rochefortais, l’objet de leurs récits les plus admiratifs, l’évocation d’une réalité qui, pour eux, ne devait plus rien à l’histoire. Béatrice connaissait le prodige. Elle l’avait vu avant même que d’apprendre à marcher. Un phénomène extraordinaire qu’elle ne manquait jamais de lui rappeler lorsqu’elles abandonnaient les allées verdoyantes du jardin de la Marine. La rue de l’Arsenal offrait, droit devant, l’emblème de la monarchie française sous son angle le plus symbolique. Depuis plus de deux siècles, les jours d’équinoxe, elle regardait décliner le soleil.
- Toi, bien sûr, tu te promènes toujours dans des choses idéales.