Entre écriture et oralité, Ismaël l’oratorio
par DerWiderstand
mardi 15 octobre 2024
Je n'ai jamais vu Henry Le Bal déclamer des vers, mais je l'ai observé servir des verres à ses convives à la faveur d'un récent vernissage. "Vin blanc ou vin rouge ?", question de goût et de couleurs ! Serviable et attentif, Henry Le Bal sait aussi être directif. Très directif. Trois qualités qui sied à un metteur en scène.
Une vocation, cependant, c'est tout autre chose ! Car vocation veut aussi dire « appel ». L'homme de théâtre essaie de repondre à ce mystérieux appel en celabrant la « présence réelle ». Dans cette lutte, inégale parce qu'intérieure, entre le paraître et l'apparaître, le voilement et le dévoilement il arrive que l'écriture tende vers l'"orature". L'orature n'est pas la littérature orale. "Orature", le concept n'est pas de moi ; il appartient à Martin Adamiec, comédien alsacien passionné d'oralité. Je lis donc à voix haute un extrait d'Ismaël, l'ora-torio d'Henry Le Bal, pour voir ce que cela donne. J'ai beau m'imaginer dans la nef (le navis, le « navire ») d'une cathédrale... mais l'orature, c'est autre chose !
On parle d'orature à partir du moment où le narrateur et l'auditoire participent d'une même voix. Ainsi, nul besoin de trop de didascalies et autres indications de bas de page pour que les plis narratifs s'ouvrent, les âmes résonnent et que l'actualité s'invite dans la trame de l'histoire.
Il faut dire que le titre de l'oeuvre, « Ismaël » - nom presque homonyme d'« Israël », "Dieu écoute !" - ne peut pas ne pas résonner avec l'insoutenable actualité. Quand, les hommes, en Terre Sainte comme ailleurs, perdent le sens de l'écoute, ils perdent du même coup le sens de l'autre et finissent par s'entre-tuer.
- "De quelle nation me parles-tu ? De celle des abandonnés par leur père ? Des enfants de l'injustice ?". Ismaël parle à l'ange. En écrivant ces mots, Henry Le Bal se met à l'écoute de l'ange, peut-être devant les flots de la mer ? Il nous rappelle, en agitant les oeuvres littéraires, qu'Ismaël c'est aussi Moby-Dick, chef d'oeuvre de Melville. Moby-Dick "a envie de naviguer, de voyager, de parcourrir le monde", mais Henry Le Bal, promeneur solitaire rêvant face aux flots toujours recommencés de la mer bretonne, n'est-il pas, à son tour, un double de Moby-Dick ? Qui sait ? En tous cas, sous son regard vigilant, les acteurs jouent Ismaël et Luce (Luce, du latin "lucia", serait-elle une allégorie de la lumière qui dévoile ?) au rythme de la musique expérimentale de Michel Boënec.
Pari gagné ! Les sons et les âges - sous les masques des per-sonn-ages - se confondent avec complicité ! Le public, lui, se confond en applaudissements, double des vagues de la mer qui clapotent sans fin. Lorsque les acteurs quittent l'espace sacré de la cathédrale, Ismaël disparaît, Luce s'éteint. "Chers oratoriens, voudriez-vous un verre de vin blanc ?"
Le public, jamais rassasié de voyage, en redemande. Fort de ce succès, Henry Le Bal prépare-t-il une suite à Ismaël ? Si oui, la fameuse épreuve de l'arc qui incombe à Ulysse à son retour de Troie en contient des milliers !.. L'arc de la pensée, les flèches des mots. Ulysse de retour à Ithaque et Pénélope incrédule, en reflets de miroir, mutatis mutandis, d'Ismaël et de Luce ? Pourquoi pas ? Le théâtre ne connaît pas de frontière. Puisés dans des sources narratives différentes, les personnages se complètent, et parfois se répondent. À travers les sons et les âges.
Ismaël, le livret
Éditons Paquetà. 79 pages. 15 €