L’apotropaïque…
par C’est Nabum
lundi 14 octobre 2024
La patte de lapin…
Il advint qu'un individu redoutant que le ciel ne lui tombe sur la tête, se mit dans l'idée de se construire un bateau pour naviguer sur la Loire. Si l'entreprise pour le commun des mortels es t fort délicate, demande patience, adresse et savoir-faire, pour notre ami, la chose se compliquait singulièrement tant le bonhomme était superstitieux.
Tout lui était prétexte pour conjurer le mauvais sort par quelque croyance ancestrale dont il se faisait fort de perpétuer l'usage. Il y avait dans sa quête absurde d'amulettes, de talismans et de pratiques conjuratoires, un comportement aussi maniaque qu'excessif qui frisait la folie. Il ne pouvait rien entreprendre sans des gestes rituels qui confinaient aux pratiques ésotériques.
Le choix de l'essence fut pour lui un casse-tête. Il y avait cependant des évidences comme se refuser à utiliser du noyer pour une raison évidente tout comme le sapin et tous les résineux afin de ne pas faire de son embarcation son ultime demeure. Ses collègues mariniers évoquèrent bien le métal, plus facile d'entretien pour faire une coque imputrescible mais notre lascar entendait toucher du bois en cas de menace.
Après bien des recherches, il jeta son dévolu sur un bois exotique : le mancenillier. La chose peut sembler déraisonnable mais dans son cas, rien n'était trop beau pour écarter tout risque de mauvais œil. Ce choix allait à l'encontre de ses principes puisque cet arbre, originaire des Caraïbes, est surnommé "arbol de la muerte" au Venezuela, il est considéré comme l'un des arbres les plus dangereux au monde, et en effet toutes ses parties sont toxiques, de l'écorce à la résine, des fruits et jusqu'au pollen lui-même.
Seules de très grandes qualités justifient une exploitation de l'ordre du rituel : les indigènes commencent par brûler le sol sur toute la surface couverte par la ramure de l'arbre à abattre, avant que de s'enduire le corps, entièrement dénudé, d'une huile protectrice.
L'arbre abattu est ensuite laissé en séchage près d'une dizaine d'années avant que d'être débité en scierie. Ils obtiennent des planches dignes de la plus belle des qualités du noyer qui de plus sont hors d'atteinte des nombreuses variétés xylophages. Une pure merveille pour faire un bateau quand on cherche la petite bête.
Naturellement ce choix absolument extraordinaire greva considérablement le budget du projet. L'homme eut la délicatesse de ne demander aucune subvention pour financer son entreprise. Il y aurait vu une marque d'exagération tout autant qu'un signe néfaste. Il convient selon sa manière de concevoir un projet et de ne dépendre de personne quand on entend mettre tous ses œufs dans le même panier.
L'équipement de son embarcation méritait de respecter les principes de la numérologie et des croyances diverses. C'est ainsi qu'il utilisa 7 aiguilles pour fixer le mat sans se soucier de la symétrie habituelle. Il pensa aussi à une planche de rive asymétrique elle aussi pour contraindre les éventuels passagers à y déposer en premier le pied droit. Le chanvre s'imposa à lui à condition de ne faire aucun nœud de pendu.
Ainsi, il en allait ainsi pour tous les détails tandis qu'un fer à cheval, un trèfle à quatre feuilles et une patte d'lapin figuraient sur le girouet, en guise de sculpture porte-bonheur. Rien ne manquait à l'appel pour placer son bateau sous les meilleurs auspices. Il fut du reste baptisé selon les usages ancestraux de la Marine et dans le respect des rituels qui prévalaient jadis avec un prêtre dûment estampillé par l'église catholique et apostolique. L'eau bénite venait de la cathédrale tandis que Saint Nicolas, Saint Clément et Sainte Catherine assuraient tous trois l'assurance céleste.
Fort de toutes ses précautions et d'une assurance fluviale anticipant toutes les avanies possibles, notre homme valida son embarcation afin qu'elle puisse transporter des passagers tandis qu'il se chargea de passer les agréments indispensables à la pratique dans les règles. Il se montra assez circonspect lorsque l'expert lui fournit agrément pour transporter 12 passagers. Sachant fort bien compter et s'estimant à même de n'avoir pas besoin d'un homme d'équipage, il se dit que jamais il ne faudrait atteindre le total diabolique de 13 à son bord.
Vous pouvez constater que notre marinier mettait tous les atouts de son côté pour naviguer sereinement sans rien craindre du mauvais sort. C'est bien ce qu'il fit une bonne partie d'une expérience qui au fil du temps lui donnait toute satisfaction et quelques ressources appréciables. Il avait tout lieu de se réjouir de tous les atouts qu'il avait su mettre de son côté pour défier les périls habituels de la navigation fluviale
L'euphorie sans doute le gagna au point de manquer de vigilance quand un jour, maudit entre tous, il lui arriva une succession d'avanies et d'incidents qui le conduisirent au naufrage, fort heureusement sans qu'il ne transportât le moindre passager. Pour des raisons fort obscures encore, selon les experts dépêchés sur les lieux du naufrage, aucun dysfonctionnement et aucune faute de pilotage ne pouvaient expliquer le drame.
On se perdait en explication pour comprendre et déterminer ce qui avait pu le conduire à sa perte. Chacun avançait son hypothèse, elles étaient toutes plus saugrenues les unes que les autres. On ne parvenait pas à démêler l'écheveau des petits faits qui le menèrent ainsi à cette disparition inexplicable au milieu de flots pourtant fort paisibles.
Il fallait se rendre à l'évidence, l'impondérable venait de frapper de manière aveugle. Rien ne justifiait ce drame. On cessa les investigations, on rangea le dossier après avoir indemnisé les héritiers puis l'incident fut rangé dans les mystères inexplicables si fréquents sur la Loire.
Personne n'avait alors pensé à regarder le calendrier : l'incident eut lieu un vendredi 13. Pour un bateau dont la devise échappait au commun des mortels, il est tout à fait naturel que ce détail n’éveillât aucune curiosité. Pourtant, quand on s'appelle : « L'Apotropaïque ! » voilà bien un jour où ne pas mettre le pied sur le pont surtout en passant sous le pont de Beaugency.
Le diable se cache toujours dans les détails !