Focus éclairant sur l’énigmatique Cimabue, longtemps obscurci par les brumes du passé, au Louvre
par Vincent Delaury
jeudi 30 janvier 2025
- Cenni di Pepo, dit Cimabue, « La Vierge et l’Enfant en majesté entourés de six anges » (« Maestà », nouvellement restaurée par le C2RMF, Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France), 1280-1290, tempera sur fond d’or sur bois (peuplier). Musée du Louvre, Paris
Dans un premier temps, je parcourrai cette expo monographique en présentant Cimabue tout en suivant le fil de mes pensées sur le moment, à savoir pendant le parcours effectué, et, dans un deuxième temps, j'insisterai davantage sur le focus fait sur deux chefs-d'œuvre, l'un majuscule (La Maestà), l'autre, en comparaison, minuscule (toute petite taille), La Dérision du Christ, en abordant, comme regardés à la loupe, certains de leurs détails, des plus parlants, afin de montrer, si possible, tout en se plongeant dans l'Italie du XIIIe siècle, en quoi Cimabue, pourtant moins connu que d'autres artistes illustres de la Renaissance italienne (Léonard de Vinci, Michel-Ange, Raphaël, Botticelli, Piero della Francesca, Donatello et Le Caravage, « le peintre assassin ! »), a participé pleinement de la vie culturelle de l'époque, marquée par de grands changements philosophiques, spirituels, scientifiques et artistiques.
- Comme un air de Botticelli, un tableau longtemps attribué à un certain/incertain Cimabue : « La Vierge et l’Enfant », vers 1500, tempera sur bois, atelier ou école de Alessandro Filipepi, dit Botticelli (Florence, vers 1445 - Florence, 1510), musée du Louvre-Paris
Le premier Cimabue du Louvre !
Au fait, qui était Cimabue ? De lui, qui était pourtant considéré comme un peintre majeur de la pré-Renaissance italienne né vers 1240 à Florence et mort en 1302 à Pise, avouons-le, on ne sait pas grand-chose. Comme le rappelle un panneau d'introduction dans le musée, lançant cette exposition comptant une quarantaine d'œuvres et divisée en sept sections, allant du « Mythe littéraire à la redécouverte des œuvres » (prologue) à « Cimabue et l'invention d'une peinture libre, vivante et colorée » (focus sur la découverte de La Dérision du Christ), en passant par « Une fascination pour l'art oriental : la peinture en Italie au milieu du XIIIe siècle », « Les années 1280 : une période d'effervescence artistique », « L'Italie et la Méditerranée au XIIIe siècle », « La Maestà de Cimabue : l'invention d'une peinture moderne » et autres « La récente restauration de la Maestà du Louvre », on ignore, à vrai dire, presque tout de la vie et de l'œuvre, jusqu'à la signification même de son surnom Cimabue - à prononcer, soit dit en passant, "tchi", "ma", "boué".
- À l’entrée de l’expo « Cimabue : aux origines de la peinture italienne », du 22 janvier au 12 mai 2025, Musée du Louvre, Paris (Aile Denon, 1er étage, salle Rosa (717))
Pour info, il reste encore aujourd'hui, malgré les recherches avancées à son sujet, un grand mystère, et c'est peut-être mieux ainsi (le secret participant du grand mystère et de la force de l'art, selon moi) : nous ne connaissons qu'une dizaine de peintures de sa main, conservées dans une poignée d'institutions prestigieuses (musée des Offices à Florence, Louvre-Paris...), auxquelles on peut ajouter quelques mosaïques à Florence et Pise ainsi que des fresques, particulièrement dégradées, dans la basilique S. Francesco d'Assise.
Cimabue « fut en quelque sorte la cause initiale du renouvellement de la peinture », dixit Giorgio Vasari en 1550. En fait, c'était un pionnier de la peinture occidentale, aux coups de pinceau audacieux, né à Florence aux alentours de 1240 : de toute évidence, Cimabue est loin d’être un simple artisan de la peinture religieuse médiévale, il est un novateur et ce dans un monde où la peinture était encore dominée par des images rigides (essentiellement religieuses) et stylisées issues de la tradition byzantine ; il ose redonner de la vie, comme le fera plus tard un certain Caravage, à ses figures, osant injecter de la profondeur et de la lumière dans un univers jusque-là plutôt plat comme une... feuille de papier (ou feuille d'or). Loin des icônes immuables, il crée des personnages HUMAINS, avec des expressions et des volumes qui bouleversent la rigidité médiévale, sachant que son invention la plus notable est certainement l'introduction d’une perspective plus réaliste, notamment grâce à une subtile gestion tant de la lumière que de l’ombre. On peut dire qu'est à l'œuvre, avec lui, une révolution plastique. Car, si aujourd'hui, la perspective nous semble évidente, il s'agissait, à l’époque, d’un véritable tour de force.
- Des madones en veux-tu en voilà au sein de l’expo-enquête « Cimabue. Aux origines de la peinture italienne » au musée du Louvre, Paris
Et Cimabue, au fond, est l'un des tout premiers peintres à chercher à représenter le monde tel qu'il l'observait. Il a été l'initiateur du développement de la grande peinture toscane : Giotto, Duccio et Simone Martini ont subi son influence. Son intuition d'une nouvelle conception picturale, s'accompagnant d'une « modernité » fondamentale (c'était un artiste novateur à plus d'un titre, se démarquant de l'art byzantin orthodoxe en lui assimilant les influences gothiques et l'art de l'Antiquité tardive, tout en inventant un nouveau langage figuratif, n'hésitant pas à carrément introduire des éléments « réalistes », entre autres, des motifs d'orfèvrerie), annonce, ni plus ni moins, les Temps modernes.
- Giotto di Bondone (Colle di Vespignano (Toscane), vers 1267 - Florence, 1337), détail de « Saint François d’Assise recevant les stigmates », peint sur bois (peuplier), vers 1298, musée du Louvre, Département des Peintures
Avec lui, le médium Peinture, fait de rimes colorées, devient une œuvre d'art singulière, affirmant la patte de l'auteur [ce n'est pas pour rien que son « suiveur » Giotto di Bondone est souvent considéré comme le premier peintre de l'Histoire de l'art occidental à avoir signé une œuvre, la peinture en question étant une fresque située dans la chapelle Scrovegni (ou chapelle des Éremites) à Padoue, réalisée circa 1305, sur cette fresque, Giotto aurait inscrit son nom en latin : « IOCTUS » (Giotto), l'artisan médiéval faisant alors place à l'artiste annonçant une Renaissance du regard sur l'activité artistique, voire désormais l'artiste peintre en tant qu'individu distinct, reconnaissable à sa griffe], devient une œuvre d'art - autonome, sans forcément tout le flonflon religieux autour - conçue pour émouvoir et pour émerveiller. Ce n'est sans doute pas un hasard non plus si le premier à citer le nom de Cimabue ne fut autre que le grand poète Dante Alighieri (1265, Florence - 1321, Ravenne) au début du XIVe siècle. Ainsi, celui-ci, dans La Divine Comédie (Le Purgatoire - Chant XI), a écrit (c'est rappelé, fort à propos, sur une cimaise du parcours) : « Cimabue se crut, dans la peinture, Maître du champ, mais on crie pour Giotto. Tant que de lui, la gloire s'obscurcit. »
- Des visiteurs au chevet d’une sacrée découverte (2019) : « La Dérision du Christ », petite peinture sur bois de peuplier, par Cimabue, datant de 1285-1290
En outre, toujours au rayon Histoire de l'art et Cimabue, mais cette fois-ci, en raccordant celui-ci à l'histoire-même du Louvre en tant qu'institution publique, il faut savoir que le premier tableau attribué à Cimabue entré au Louvre (en 1802, restant attribué au maître jusqu'en 1840, alors que le visage sublime de la femme représentée, il suffisait d'avoir un tant soit peu l'œil !, est hyper botticellien [La Vierge et l'Enfant, vers 1500, tempera sur bois, atelier ou école de Alessandro Filipepi, dit Botticelli (Florence, vers 1445 - Florence, 1510)], est en fait, en réalité, une œuvre peinte près de 200 ans après sa mort : il a fallu attendre la fin du XIXe siècle, et surtout la deuxième moitié du XXe siècle, pour que notre connaissance de Cimabue se précise.
Cimabue, il m'a bu, il m'a buée, jusqu'à la ciguë : vite, une bouée !
Tout d'abord, à l'entrée, un œil agrandi (provenant d'une pièce de Cimabue, détail) affiché sur un immense panneau, cachant la suite : qu’est-ce à dire ? S'agit-il de l'œil du peintre ? Du regardeur ? Du Christ ou de Dieu, dit omniscient, omniprésent et omnipotent, façon « Dieu seul me voit » ? Ou bien, tout simplement, par les temps qui courent (il se dit même que les espions du Kremlin, puissants affidés de Poutine, seraient infiltrés chez nous, jusqu'à l'Élysée), de l'œil de Moscou ? On s'interroge. Mystère. Allez-y, sinon, Ci-Gît-Ma-Bue-au-Lou-Vre, c’est formidable. C’est tout au fond de la galerie de la peinture italienne au Louvre. Nouvelle expo-enquête, après Van Eyck (printemps 2024) et Watteau (automne-hiver 2024), passionnante, aux origines de la peinture transalpine (entre Moyen Âge et Renaissance), autour de deux chefs-d’œuvre : une restauration (d’un grand tableau), La Maestà ["La Majesté", vers 1280], et une redécouverte d’un tout petit tableau, La Dérision du Christ ("blasphème religieux" ?, vers 1285-1290), acquis en 2023 par l’État français (mis en vente en 2019), « un trésor national acquis par le Louvre », dixit le musée, sur un panneau explicatif.
Au sein de cimaises alternant lumière et ombre (entre gris vanille et gris foncé tendant au bleu nuit), le défilé d'œuvres étourdissantes, certes toutes religieuses (c'est l'époque qui veut ça, que de madones à l'enfant ! Par moments, ça confine même, dans le rapprochement proposé d'œuvres quasi similaires, la plupart étant agrémentées d'or, au « jeu des 7 erreurs » !), peut commencer. Et c'est vertigineux. Quid de ce qui se donne à voir, sans jamais s'épuiser ?
- Détail de « La Dérision du Christ » (Florence, vers 1300, tempera sur bois), par Lippo di Benivieni (documenté à Florence entre 1296 et 1316), musée des Beaux-Arts, Strasbourg
En image, dans un tableau très proche de La Dérision du Christ (vers 1285-1290) de Cimabue, peint par Lippo di Benivieni quelques années après celui de Cimabue, vers 1300, on y voit, façon vieille pub Manpower des années 1980 inspirée de L’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci (1452-1519), des gars qui tendent de petits bâtons blancs fins au Christ, se dressant comme autant de lignes de fuite tracées dans l'air, sortant semble-t-il tout droit de La Bataille de San Romano d’Uccello, l'une de ses versions étant conservée au Louvre (celle de la National Gallery étant la plus aboutie), comme pour mieux le dessiner, ce Sauveur sacrifié, en perspective – c’est vraiment étrange. Car il s'agit en fait de se moquer de lui, voire de le rouer de coups, parce que suspecté d’être mytho – « Ah oui, tu prétends être le Prophète ?! Alors, prouve-le ! » Ce tableau fait écho à celui de Cimabue, faisant partie d’un diptyque aux allures de polyptyque (éparpillé) dont on a définitivement perdu certains éléments (tableautins disparus).
- Le giotto, précédemment mentionné, et la « Maestà » de Cimabue, de dos, dans l’expo du Louvre-Paris : "Aux origines de la peinture italienne)
Pour certaines pièces, dont la MAESTÀ (impressionnante, à la verticalité toute solennelle, on se sent tout petit devant, ou plutôt dessous, c'est de l'immersif d'antan) du maestro, on voit le dos des œuvres, en accrochage recto-verso. C’est soit tout pourri (humidité, qui forme des cartographies inconnues de couleur rouille ou charbon), soit ça s’apparente à de la marqueterie répétitive façon Supports/Surfaces ; il s’agit d’un « parquetage ». J’ai pensé à Louis Cane (1943-2024), artiste qui aimait inlassablement répéter, dans sa période des débuts, des motifs, façon all-over. Est-ce le regard contemporain qui conduit à (presque) préférer s’intéresser au dos des toiles, leur revers, plutôt qu’à leur surface peinte (recto, avers) prévue, de prime abord, pour être exclusivement regardée ? Cela m’a quelque peu amusé, ce goût contemporain pour se concentrer sur l’envers du décor. D'autant plus qu'autant, récemment au Louvre, dans l'expo Revoir Van Eyck (du 20 mars au 17 juin 2024), on découvrait, limite stupéfait, comment une cosmogonie miniature sibylline à l'œuvre, sous forme d'imitation de faux-marbre, qui se manifestait, en loucedé, derrière la magnifique Vierge du chancelier Rolin (vers 1435) restaurée, autant, là, on ne découvre rien qui ne soit d'une telle ampleur, question mise à jour d'une édifiante découverte. Certes, cela offre comme un retour dans le temps, façon le dessous des choses observées au plus près (voir comment les œuvres étaient encadrées et conservées à l'époque), mais, franchement, cela n'a pas le même impact significatif, « ontologiquement », voire métaphysiquement (ou métaphoriquement) parlant.
- Détail du sublime tableau d’un peintre byzantin (anonyme), « Madone Kahn », vers 1272-1282, tempera et or sur bois, peuplier (panneau), sapin (cadre) H. 130 ; l. 77 cm. Washington, National Gallery of Art, donation Otto H. Kahn. Courtesy National Gallery of Art, Washington
Dans un autre tableau, qui, dans mon souvenir, n’est pas de la main de Cimabue (assez souvent, ici, le distinguo avec les autres artistes réunis dans le parcours est difficile à établir, il s’agit en fait d’un peintre byzantin anonyme et c’est encore, histoire de creuser le même sillon, une Vierge à l'Enfant, intitulée Madone Kahn, vers 1272-1282, tempera et or sur bois, peuplier (panneau), sapin (cadre)), les traits dessinés – les lignes d’or que forment les plis sur le vêtement foncé – sont tellement marqués – à savoir fortement contrastés – qu’on dirait qu'ils sont gravés (positif/négatif), comme creusés dans le support en bois, c’est très beau, très « précieux ». J’ai alors pensé à Damien Deroubaix, peintre contemporain talentueux, adepte également, dans sa pratique aventureuse, des sillons et de la gravure. Peinture ancienne ici, certes, mais qui trouve, au demeurant, des résonances actuelles. C’est-y pas beau, ça ?
- Maître de San Martino, « La Vierge et l’Enfant avec douze scènes de la vie de sainte Anne et de Joachim ». Vers 1280-1290, tempera sur bois. H. 164 cm ; l. 130 cm. Pise, Museo nazionale di San Matteo Su concessione del Ministero della Cultura – Musei nazionali di Pisa – Direzione regionale Musei Nazionali Toscana – Firenze
- Un « bébé vieux » (détail) dans le tableau de Cimabue « La Vierge à l’Enfant », dite « Madone Gualino », vers 1285. Tempera et or sur bois (longtemps attribuée à Duccio), Turin, Galleria Sabauda, collection Gualino
Dans un autre tableau (de la main de Cimabue en personne : La Vierge et l’Enfant , dite Madone Gualino, vers 1285, par Cenni di Pepo, dit CIMABUE, connu à Rome, Pise, Assise et Florence de 1272 à 1302, tempera et or sur bois, provenance Turin), il y a un détail vraiment marrant : un bébé peint (le Christ), comme souvent dans la peinture ancienne (les têtes de bébés sont, par moments, étrangement, et délicieusement, foirées – c'est du comique involontaire !), avait une tête de papy, des cernes sous les yeux. On dirait aussi, le p'tit bougre, qu’il a une tonsure (crâne dégarni). Di Pepo a fait un pépé, logique ! D’ailleurs, un Parcours Enfants, proposé dans le circuit, dit : « Tu ne trouves pas que Jésus ne ressemble pas vraiment à un enfant ? » Je me suis dit que les deux avaient fusionné : le vieux monsieur dessinateur croisé juste avant + le jeune garçon à tête d’ange dessiné (le Christ enfant), s’apparentant à un bébé vieilli avant l’heure, à tête de grand-père : Benjamin Button, mazette, sors donc de ce corps !
À la toute fin, le musée allait fermer, on s’approchait de 17h35 et des poussières, c'était lundi dernier. Une visiteuse âgée, quelque peu hargneuse, criait sur une surveillante de salles black en lui tendant son téléphone portable sous le nez : « Mais puisque je vous dis, hurlait-elle, que je ne vous ai pas filmée ! Je faisais juste une photo d’un tableau, regardez, il est là ! C’est terrible, vous êtes flic ? Vous êtes flic, c’est ça ?! Je déteste les flics ! Je ne vous filmais pas, bordel !! » Puis des agents de salles, fatigués de leur journée (station debout), perplexes ou amusés (l’expo sur les fous, Madame, me suis-je dit !, du Moyen Âge aux romantiques, jusqu’au 3 février prochain, est juste un peu plus loin !), sont venus, en nombre, la calmer. Ça a marché. Peu après, à un agent bienveillant (la tempête sous un crâne chez la visiteuse puissamment énervée s’était calmée et, ce dernier, ma foi, ils ne le sont pas tous car souvent débordés, semblait sympathique), cette même dame montrait, toute fière, sur son écran de smartphone, en les faisant défiler, les photos qu’elle avait prises des œuvres pendant sa visite au musée. Sacralisation de l'icône Do It Yourself ? Et privilégierons-nous, à l’ère de la reproductibilité technique tous azimuts, l’écran qui reproduit (platement) plutôt que (la vérité nue de) la pièce originale ?
- Dessin d’humour publié dans « Le Canard enchaîné » #5438, mercredi 29 janvier 2025
Allez, promis, je reviendrai au Louvre. On s’y fait grave des histoires, avec les œuvres (l’expo-dossier Cimabue, de haute volée, finit en beauté avec un Giotto architectonique splendide, comme tiré au cordeau, bien connu des initiés du musée, le sublimissime Saint François d’Assise recevant les stigmates, aux airs de super héros avant l’heure, à la Spider-Man, peint sur bois de peuplier vers 1298) et, peut-être davantage encore (le facteur humain aidant), hors-cadre : alléluia !
Entre nous, avant un retour succinct aux deux œuvres phares du parcours (La Maestà et La Dérision du Christ), au moment où j’écris ces lignes, je me demandais, en parallèle, puisque le Louvre, et ses affres (le monument est « très dégradé »), véritable manne financière pour l’État (selon Le Canard enchaîné, l’établissement disposerait de 265 millions d’euros dans ses caisses et pourrait, au total, si opération réussie, sur 485 millions d’ici à 2027), font actuellement parler d’eux, mis à la une à la télé ou dans la presse écrite – « En quoi un Président de la République (Emmanuel Macron présentement, le sphinx Mitterrand, machiavélien au possible, par le passé, ou autres) est-il compétent ou expert pour s’occuper, tout personnellement, de notre Louvre ? » Les travaux d’étanchéité (infiltrations, fuites et infrastructures vétustes signalées), OK bien sûr, car, visiblement, ça urge. Mais, alors que le prix du billet d’entrée du musée est déjà exorbitant (22€), pourquoi davantage faire payer plus cher l’entrée pour les touristes étrangers, qui ont déjà leurs propres frais (bouffe, logement hôtels, transports, achats de babioles-souvenirs, etc.) ? De plus, pourquoi la Joconde superstar, qui provoque certes des embouteillages et autres carambolages de visiteurs, dans sa salle d’exposition à demeure (la Salle des États, qui pose problème selon Laurence des Cars, la directrice du musée du Louvre, « [cette salle] où nous nous trouvons aujourd’hui [le mardi 28 janvier dernier, jour des annonces du Chef de l’État] devrait être un lieu d’émerveillement. Pourtant, cette salle qui accueille la Joconde est chaque jour le lieu d’une intense agitation et génère de la frustration chez nos visiteurs »), devrait-elle être victime, façon fashion victim, de son succès donc être mise ailleurs (dans un espace propre qui l’isole et l’oblige, bien malgré elle, à faire bande à part), avec, à la clé, très certainement, un prix (hallucinant aussi ?) d’entrée spécifique pour la voir en exclusivité ? C’est pô juste, comme dirait Titeuf. Non ?
- Expo collective foisonnante, un peu folle !, « Figures du Fou - Du Moyen Âge aux Romantiques », jusqu’au 3 février prochain, musée du Louvre, Paris
Cimabue, un révolutionnaire de l’art religieux
Ce qu’il faut savoir : la Maestà (vers 1280-1290) par Cimabue, en provenance de Pise (Église San Francesco), appartenant depuis plus de deux cents ans au musée du Louvre, prise de guerre en 1813 par Napoléon 1er (bouh !), pendant l'occupation de ses troupes en Italie, que l’exposition actuelle met en avant, est souvent qualifiée d’« acte de naissance de la peinture occidentale ».
En effet, cette peinture d'importance marque un tournant dans la façon dont les scènes religieuses sont représentées, tant en peinture qu’en sculpture (on trouve quelques rondes-bosses dans le parcours), avec un artiste inspiré qui ose tout bonnement dépasser la pure figure iconographique pour proposer une scène ô combien vivante : il est à noter que cette Vierge trônant en majesté, que d’or autour d’elle !, créant l’illusion de la réalité (ce tableau, de près comme de loin, a une très forte présence), se distingue assurément par la solennelle humanité de la Vierge, sa monumentalité s’inspirant notamment de la sculpture de Nicola Pisano. Et, à coup sûr, la restauration toute récente, et véritablement spectaculaire, de cette œuvre majestueuse, qui marque l’invention d’une peinture libre, colorée et narrative (bénéficiant de l’émulation artistique autour de Cimabue dans les années 1280), participe de sa vitalité nouvelle.
- Bouteille tenue par un personnage des « Trois Acolytes » : support du tombeau de saint Dominique, église San Domenico, Bologne, Pise, vers 1264-1265, Marbre, atelier de Nicola Pisano (Apulie ?, vers 1220 - Pise ?, avant 1284), Florence, Museo Nazionale del Bargello
Avant, elle était, avouons-le, plutôt austère, si ce n’est éteinte, car regrettablement obscurcie par des couches de vernis jaunis ; en outre, Cimabue, maître très célèbre en son temps, tomba dans l’oubli jusqu’au XXe siècle ; il fut longtemps, hélas, un homme « dans l’ombre ». Haute de plus de 4 mètres, désormais, sa Maestà rayonne de mille feux. On dirait, en la regardant, que l’on vient d’appuyer sur l’interrupteur pour l’allumer : que la lumière soit ! Cette œuvre ayant retrouvé, comme par magie (bravo aux restaurateurs du C2RMF !), la flamboyante fraîcheur de ses roses tendres et de ses bleus lapis-lazuli sur fond d’or (trace de l’art byzantin, que l’on retrouve aussi dans un certain hiératisme des figures).
- Quid de cette pierre bleue ? Du lapis-lazuli, pardi !
Bonne idée, près de cette Maestà à la composition parfaitement organisée et équilibrée [on dirait une fusée parfaite qui viendrait d’atterrir sur Terre ! On ne se lasse pas, que l’on soit croyant ou athée (grâce à sa pure beauté formelle), de contempler cette madone « humaine », avec son Enfant Jésus assis tranquillement sur elle, entourée d’anges à qui elle montre son cher fils, qui tient puissamment dans sa main gauche un rouleau (c’est très réaliste), avec, à sa base, quatre prophètes (de gauche à droite : Jérémie, Abraham, David et Isaïe) qui, pour le coup, sont représentés en buste, discutant et montrant leur étonnement devant l’apparition de la Vierge en majesté avec son fiston divin], cette expo pédagogique montre concrètement une pierre bleue de lapis-lazuli, en provenance d’Afghanistan, un pays, comme on le sait, loin de l’Italie. C’était le pigment le plus cher au XIIIe siècle, il est broyé en poudre (Cimabue, grand consommateur, en raffolait, l’appliquant presque pur sur sa Maestà), puis mélangé à un liant à base d’œuf pour obtenir un bleu étincelant. Eh oui, dans les ateliers à l’époque, autrement dit il y a 700 ans, les tubes de peinture n’existaient pas ! Les artistes-artisans, très souvent aidés d’assistants en tous genres, faisaient eux-mêmes leurs couleurs, via quelques secrets de fabrication, en mélangeant différentes poudres avec de l’œuf.
Bref, qu’elle est impressionnante, et profondément touchante, cette Vierge humanisée, à la fois divine et presque vulnérable, des plus iconiques (c’est une star de la peinture religieuse classique), baignant dans un espace de l’entre-deux, qui semble à la fois sacré et réel, tout en relevant, dans sa réalisation, d’une prouesse technique magistrale, celle-ci agissant comme une invitation merveilleuse à entrer dans le tableau, quitte à soulever sa surface en aplats chatoyante et brillante, afin d’explorer l'âme, ad libitum.
Mais attention, ne faisons pas l’impasse sur le Christ... adulte ! L’autre grande sensation, visuelle et spirituelle, de cette expo-dossier réside, à côté de la surpuissante Maestà, dans la révélation de La Dérision du Christ, un panneau inédit (restauré, lui aussi) retrouvé il y a 6 ans chez des particuliers en France : il s’agit là d’une pièce unique, presque oubliée du grand public - attention, ceci est un tableautin, il est donc tout petit, et exposé, ici, sous vitrine, il passe relativement plus inaperçu que l’immense Maestà qui, a contrario, attire l’œil instantanément !
- Un tout petit chef-d’œuvre de la peinture occidentale, signé Cimabue, loin de la monumentalité de son impressionnante « Maestà » : « La Dérision du Christ », vers 1285-1290 (appartenant à son diptyque franciscain, reconstitué dans le circuit de l’expo « Cimabue, aux origines de la peinture italienne » de l’institution parisienne reine), composition peinte sur bois (peuplier) H. 25,8 cm ; l. 20,3 cm. Musée du Louvre-Paris
Pour la petite histoire, La Dérision du Christ a été acquise en 2019 par le Louvre, pour, accrochez-vous, 24 millions d’euros. Prix loin d’être dérisoire, donc ! Cette pièce unique appartenait à un diptyque franciscain : le Louvre la montre à côté de deux éléments de ce diptyque regrettablement démembré (les aléas du temps), venus de Londres et de New York. Qu’y voit-on ? On y voit le pauvre, dans tous les sens du terme, Jésus-Christ moqué, entouré de soldats qui le raillent avant sa crucifixion. Ce sujet était rare et audacieux : c’est bel et bien une scène de moquerie brute, montrée frontalement, loin des représentations pieuses habituelles, et qui témoigne de la modernité de Cimabue, cherchant à ancrer sa peinture, si vivante, dans une réalité humaine profondément émotive.
- Vue, en contre-plongée, de la fameuse « Maestà » (détail, circa 1280-1290), par Cimabue, au musée du Louvre, Paname
Et si, devant les bleus et ors splendides de sa Maestà, j’ai pensé à Vermeer (ce sont les couleurs fétiches du maître de Delft), devant le réalisme désarmant de cette poignante Dérision du Christ, j’ai encore pensé au « cash » Caravage, grand amateur de la monstration en peinture de la violence exacerbée et du théâtre de la cruauté humaine. D’ailleurs, pas loin du Cimabue, montrant avec force détails l’attroupement des bourreaux laissant voir orteils, jambes musclées et orteils, on découvre, sur des sujets similaires, quatre panneaux de son « cadet » Duccio, livrés une vingtaine d’années plus tard. Ces mêmes personnages, davantage en relief, se situent désormais dans des architectures palatiales raffinées, avec une perspective, certes encore hésitante, qui commence toutefois nettement à se mettre en place. Bref, avec Maestro Cimabue pour guide, si ce n’est messie de la peinture, une révolution (visuelle) est en marche et elle n’est pas prête de s’arrêter ; l'avenir lui donnera raison, ce que montre très bien cette petite expo didactique bien fichue.
- Duccio di Buoninsegna (Sienne, documenté à partir de 1278 – 1318), en haut à gauche : « Le Deuxième Reniement de saint Pierre, Le Christ devant Caïphe ». En bas à gauche : « Le Troisième Reniement de saint Pierre, La Dérision du Christ ». En haut à droite : « La Flagellation ». En bas à droite : « Le Couronnement d’épines », 1308-1311. H. 100 ; l. 53,5 cm – H. 99 ; l. 53,5 cm. Sienne, Museo dell’Opera del Duomo. Opera della Metropolitana
Par contre, il y manque fâcheusement, à l’entrée, un dépliant gratuit qui permettrait d’accompagner, au mieux, notre redécouverte de cette peinture double, Maestà et Dérision du Christ comprises. Aussi, malgré quelques bémols émis (trop d’œuvres redondantes, l’insistance quelque peu forcée sur le dos des peintures, l’absence d’une plaquette gratuite introductive), cette expo-découverte estampillée Cimabue et consorts au Louvre est à faire, car une véritable leçon de peinture s’y déroule, via un artiste précurseur (Cimabue, à cheval entre l’épanouissement de l’art médiéval et les prémices de la Renaissance italienne, est un véritable chef d’orchestre de la peinture, mâtinant technique innovante, balbutiements de la perspective avec mise en place d’une sensibilité spatiale avant-gardiste qui fera date et traitement inédit des sujets séculaires religieux), tout en permettant de voir l'art à travers le prisme de l’Histoire. Alors, par Toutatis, on y go !
Expo-événement « Revoir Cimabue. Aux origines de la peinture italienne », au Louvre à Paris, jusqu’au 12 mai 2025. Catalogue de l’expo sous la direction de Thomas Bohl, réunissant les contributions d’une quinzaine d’auteurs. Éd. Louvre/Silvana Editoriale, 279 p., 42€. Rens. : www.louvre.fr. Pour infos : un documentaire, De Cimabue à Giotto, les premiers maîtres italiens, insistant avec pertinence sur les peintures toscanes de la première moitié du XIIIe siècle encore très marquées par les icônes orientales, sera diffusé sur arte.tv à partir du 9 mars prochain et sur Arte le dimanche - jour du Seigneur ! - 16 mars 2025.