ASE : Par-delà les récriminations, faire retour à la protection de l’enfance et à l’éducatif
par guylain chevrier
mercredi 13 novembre 2024
Il n’y a pas de famille sans histoire, mais il y a des histoires plus complexes que d’autres qui nécessitent l’intervention éducative. La protection de l’enfance se situe dans l’esprit d’une République protectrice, soucieuse du bon développement de l’enfant. Non seulement pour lui, sa famille, mais aussi pour la société, car de mauvaises conditions d’éducation peuvent aboutir à la difficulté à ce qu'il s'y intégre, voire à ce qu’il se retourne contre elle. Mais aussi, à laquelle il pourrait manquer en lui faisant défaut, car derrière chaque enfant il y a un citoyen en herbe. Le système d’alerte en protection de l’enfance est l’objet de beaucoup d’attention, et a abouti à être sans doute l’un des meilleurs outils pour porter à la connaissance des services compétents, des situations de difficulté éducative motivant une intervention. Il repose sur la fluidité des informations transmises par ceux qui sont témoins de celles-ci. Sans leur action de signaler, rien ne peut fonctionner, hormis les cas où les parents ou les enfants eux-mêmes en appellent à une aide.
Le signalement d’enfants en risque ou en danger, un système d’alerte pour protéger, malmené
La méconnaissance, ne serait-ce que partielle de la protection de l'enfance et des procédures de prise en charge de l’Aide sociale à l’Enfance (ASE), peut, non seulement, nuire au signalement d'enfants en risque ou en danger par les non-professionnels, le simple citoyen, mais aussi par des professionnels du secteur de la petite enfance, du social ou du médico-social, qui n’interviennent pas directement dans ce domaine. Un article sur le sujet publié dans la revue Métiers de la petite enfance, témoigne des difficultés rencontrées par ces professionnels face au signalement d'un enfant en risque ou en danger (1) : « Par conséquent, certaines fausses idées sont souvent véhiculées issues de l'histoire de l'ASE et de certains scandales médiatiques où elle est perçue comme « retirant les enfants », « brisant les familles » ou aggravant la situation. En résistant au repérage et aux signalements, le professionnel pense qu'il se prémunit contre les risques souvent véhiculés par les médias, d'une protection de l'enfance défaillante notamment en termes de maltraitance institutionnelle. »
On a même pu entendre, dans certains médias, qu'il vaut mieux laisser des enfants maltraités dans leur famille plutôt que de les confier à l'ASE. Les faits sont venus récemment rappeler la réalité, un enfant de 4 ans a été découvert au domicile de sa mère "présentant des traces de brûlures sur le corps et des ongles arrachés", ainsi que « des trous dans le cuir chevelu". Une ordonnance de placement provisoire a été émise, confiant l'enfant à l'aide sociale à l'enfance (ASE), avec une enquête ouverte par le parquet pour "actes de torture et de barbarie", "violences habituelles sur mineur de 15 ans par ascendant" et "soustraction de parent à ses obligations légales compromettant la santé, la sécurité, la moralité ou l'éducation de l'enfant" (2). Le 119, Allô enfance en danger, doit pouvoir jouer son rôle en toute sérénité.
Si tout système pour s’améliorer se doit à la critique, aucun n‘étant parfait, pour autant, la brebis galeuse maltraitante ne doit pas justifier de voir partout la peste, comme cela est parfois fait, au nom de bons sentiments dont on sait l'enfer pavé. A-t-on conscience que traiter ce sujet à l’emporte-pièce risque d’aggraver la situation de milliers d'enfants, en nourrissant la résistance à signaler ce qu’ils subissent ? Il faut replacer ce sujet, devenu sociétal et brûlant, dans un contexte médiatique dont les réseaux sociaux sont un modèle, fonctionnant sur le mode du clash, du scandale, loin d'une approche impartiale. Un sujet sensible parce qu’il s’immisce dans l’intimité de la famille, qui peut faire peur, et donc recette.
La parole d'anciens enfants placés est sacralisée dans ce contexte, monopolisant l'attention avec ceux qui passent leur temps à parler d'un "système à bout de souffle", qui placerait à tire-larigot, fabriquerait des sans diplôme et des sans domicile fixe, pendant que les travailleurs sociaux, ceux du terrain, restent inaudibles, et que la confusion domine. Comment peut-on rendre l'ASE en totalité responsable de difficultés rencontrées par ceux sortis du dispositif ? Ne résultent-elles pas, à tout le moins pour une part, des situations de marginalité, de carence sinon de maltraitance qui sont à l'origine de leur placement, et les ont abîmés et parfois pour la vie, détruits ?
La protection de l’enfance, par-delà les idées reçues, chiffres et réalités
Rappelons à toutes les familles que la loi protège la vie privée (art. 9 du code civil). Et que, la protection de l’enfance est une politique catégorielle, qu’elle concerne 2,17 % des moins de 18 ans et 1,41 % des 18-21 ans, avec 344.662 mineurs et majeurs qui sont pris en charge au 31 décembre 2022 (source : Observatoire National de la Protection de l’Enfance), sur plus de 14 millions de mineurs en France (Chiffres INSEE, hors Mayotte). 1963 établissements relèvent de l’Aide sociale à l’enfance (agrément ASE), et 129.109 professionnels travaillent dans ce champ. On est passé de 275.194 mineurs pris en charge en 2011 à 310.577 en 2022 (+13 %). Les prises en charge jeunes majeurs ont augmenté de 62 % entre 2011 et 2022 (Source ONPE). Côté dépenses, le budget des départements alloué à l’Aide sociale à l’enfance atteint 9,3 milliards d’euros en 2023 (4 milliards en 2001), il a doublé en 20 ans. Une politique sociale construite de longue date, bien encadrée par la loi (3) avec de multiples dispositifs, des moyens de contrôle, qu’il s’agisse des services concernés, des institutions d’accompagnement et d’accueil, des usagers qui ont aussi des droits étendus. C’est un service public qui concerne des situations bien repérées, allant des difficultés rencontrées par les parents dans l’exercice de leurs responsabilités éducatives, à des défaillances sérieuses, jusqu’à des maltraitances graves pour lesquelles il faut agir sans délai.
Environ 40% des situations signalées après évaluation sont classées sans suite. Les mesures à domicile, telles les Actions éducatives à domicile (AED), sont aussi nombreuses que les mesures de placement, et ces mesures sont, pour un tiers, administratives et donc, avec l’adhésion sinon à la demande des parents, voire du mineur. Et que, pour les placements, un quart sont administratifs. Les parents étant systématiquement associés dans ces procédures administratives ou judiciaires, s’ils n’ont pas commis l‘irréparable sur leur (s) enfant (s) (infraction pénale). L’intérêt supérieur de l’enfant (4) étant la première condition à toute intervention. Il y aussi les contrats jeune majeur pour les 18-21 ans qui ne bénéficient pas de ressources ou d'un soutien familial suffisants, et continuent ainsi d'être pris en charge par l'ASE. Bien des idées reçues servent à entretenir une approche contentieuse sur ce sujet, comme celle selon laquelle la protection de l’enfance ne concernerait que les pauvres, et donc une politique de classe. Ce qui est tout simplement faux et grotesque, car toutes les familles par-delà les classes sociales sont concernées.
Un travail de prévention est tenté si les conditions en existent, mais lorsque la situation présente un risque trop important ou un danger, il n’y a alors pas d’autre choix que le placement pour protéger : Violences physiques, telles que fractures, ecchymoses, hématomes, griffures, morsures, brûlures, arrachage de cheveux - violences psychologiques : brimades, privations, enfermement, harcèlement moral, rejet (humiliations, insultes, dévalorisations…) - Négligences lourdes : privation des éléments indispensables au bon développement et au bien-être de l'enfant (nourriture, soins, hygiène, sommeil, affection) … - abus sexuels révélés et/ou constatés et/ou rapportés. - possible syndrome lié à de la maltraitance : syndrome du bébé secoué, syndrome de Münchhausen…
De l’évaluation de situations sinscrivant dans la complexité à une juste posture professionnelle
Ce que l’on cherche à évaluer : les conditions d’éducation, les éléments de risque ou de danger, la capacité d’une famille ou d’un enfant à se saisir d’une aide, les ressources d’une famille, la chronologie d’une histoire… Pas question de recherche de preuves pour faire le procès d’une famille, disqualifier qui que ce soit, mais de transformer des difficultés en demande d’aide, par un travail de prise de conscience, afin d’y apporter des réponses appropriées. Cela, en conservant une hauteur, une distance, qui consiste à accepter de ne pas tout savoir ou comprendre, en étant prudent dans nos jugements, pour réunir les moyens d’une intervention qui s’appuie autant que possible sur les compétences parentales et celles du mineur, celles de son environnement. C’est laisser l’ouverture à un espace d’appropriation où peut se tricoter la relation éducative et se créer un climat de confiance.
Un très bel exemple d’une situation de protection de l’enfance a été publié dans le journal Le Monde intitulé « Protection de l’enfance : « C’est grâce au foyer que ma vie va bien » (5). Il montre comment une information préoccupante faite par l’établissement scolaire concernant une adolescente en difficulté éducative, reçue dans un premier temps avec colère par sa mère, s’est ensuite avérée être une chance, et après un placement, comment cette jeune fille en pleine réussite scolaire et sa mère en tirent les conséquences, en saluant le travail réalisé. Mais ce n’est pas la tête dans le guidon qu’on peut le voir, car le travail éducatif agit par effets différés, en tenant compte de la complexité, sur le moyen-long terme, loin des visions simplistes.
En protection de l’enfance, on rencontre certaines situations marquées par le phénomène de reproduction d’un schéma familial, qui perdure et peut se transmettre par différents biais, en fragilisant l’enfant. Se mettre en danger est parfois une façon d’exister pour ceux qui n’ont pas reçu, dans leur prime enfance, l’amour ni la tendresse qui fait une estime de soi qui protège l’existence contre bien des maux et des risques. Il faut parfois des fugues à répétition, et les mésaventures malheureusement qui y sont liées, avec des éducateurs toujours présents qui reprennent les choses après, qui ne lâchent rien, comme pour dire « tu vaux le coup », pour qu’un jour, telle ou tel jeune arrête, entende dans sa tête l’écho du travail éducatif que les événements font remonter, pour se prendre enfin à bras-le-corps, et entreprendre un vrai parcours de vie. Un conflit de loyauté avec les parents est parfois aussi présent dans les situations de placement, qui font que l’enfant va embrasser ce schéma et le défendre malgré lui, par amour pour eux, en se rendant même responsable de ce qu’il a subi.
On sait combien parfois même, réglant des comptes avec leur propre histoire familiale en souffrance, certains peuvent en projeter la responsabilité sur l’institution qui les a protégés, un mécanisme bien connu par les professionnels de l’ASE, mais souvent incompris.
Les difficultés ne manquent pas, dans un contexte de manque ou de mauvaise utilisation des moyens, de détresse de certains professionnels face à l’augmentation du nombre de situations à gérer, du climat public qui entoure cela, avec une crise de la vocation qui vient. Côté structures d’accueil, c’est la saturation, non-seulement en raison de l’augmentation des mineurs placés, mais aussi des mineurs étrangers non-accompagnés (MNA), qui sont passés de 5000 en 2014 à près de 20.000 aujourd’hui (Source : vie-publique.fr). L’interdiction de l’accueil en hôtel après la loi dite Taquet, du 7 février 2022, n’a rien réglé au problème de jeunes qui sont parfois tellement déstructurés, qu’ils ne peuvent plus être placés en accueil collectif où ils posent des problèmes insolubles, lorsque leur comportement met en danger les autres. Le secteur pédopsychiatrique n’ayant pas les places d’accueil nécessaire, l’ASE est parfois démunie pour accompagner certaines problématiques psy, pour lesquelles la seule solution est le cadre médical et non les institutions ordinaires mises en difficulté, vis-à-vis de quoi la critique est facile.
Un beau métier et une haute responsabilité, sans miracle ni gourous
Le métier d’éducateur spécialisé est formidable, il y a derrière un idéal social, humaniste, une richesse, à travers l’action de contribuer à donner un avenir à des enfants qui sinon seraient dans l'abîme, et à leurs parents souvent la chance de reprendre le fil des choses autrement, en étant soutenus. Et si les parents sont abandonniques, trop défaillants, de faire que l’enfant puisse avoir un avenir à travers son propre projet de vie, une voie qu’il doit entreprendre pour lui-même qui n’est jamais aisée et sûre, car il n’y a pas de recette miracle. L’échec existe, ne pas le reconnaître c’est croire au pouvoir des gourous. Il n’y a que des situations particulières auxquelles on doit tenter de trouver, une réponse toute aussi particulière. Celle qui puisse donner ou redonner du sens aux choses après certaines épreuves, à travers la possibilité d’un projet personnel, de vie, une perspective, avec l’espoir au bout du bonheur.
1-Pauline HAUVUY, psychologue clinicienne, spécialisée dans le développement de l’enfant et de l’adolescent, Les difficultés des professionnels face au signalement d’un enfant en danger, revue Métiers de la petite enfance, n°254 février 2018.
2- "Brûlures sur le corps, ongles arrachés, trous dans le cuir chevelu" : Un enfant de 4 ans victime de sévices, sa mère suspectée
3- La protection de l’enfance est encadrée par la loi n° 2007-293 du 5 mars 2007 « Réformant la protection de l’enfance » qui distingue l’information préoccupante (IP) du signalement concernant les enfants en danger ou en risque de l’être, et a créé la Cellule départemental de recueil, de traitement et d’évaluation de ces informations. Elle a été renforcée par la Loi n° 2016-297 du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant, qui a remis l’intérêt de l’enfant au centre du dispositif, et la Loi n° 2022-140 du 7 février 2022 relative à la protection des enfants, qui a renforcé le contrôle de leur accompagnement pour prévenir le risque de maltraitance institutionnelle.
4- Convention internationale des droits de l’enfant du 20 novembre 1989 de l’ONU, ratifiée par la France en 1990.
5-Protection de l’enfance : « C’est grâce au foyer que ma vie va bien » https://www.lemonde.fr/societe/article/2017/02/28/c-est-grace-au-foyer-que-ma-vie-va-bien_5086872_3224.html
Guylain Chevrier. Docteur en histoire, formateur et chargé d’enseignement à l’Université, ancien travailleur social.