L’abbé Pierre, piètre sous-produit
par Pale Rider
samedi 7 septembre 2024
Naguère personnalité préférée des Français, l’abbé Pierre voit sa statue déboulonnée à cause des multiples turpitudes qu’il a commises pendant un demi-siècle, couvert par des prélats soucieux de sauver l’institution. Dans ces conditions, comment le chrétien peut-il encore être crédible ?...
On le sait ici, je suis protestant. Vu le sujet qui nous occupe, on pourra dire : « Tant mieux pour lui » (il n’est pas catho) ou : « Tant pis pour lui » (il est chrétien). C’est la deuxième version qui est hélas la bonne, car, à part quelques sérieux différends théologiques qui ont une incidence sur le vécu (au sens où il ne s’agit pas de jeux purement intellectuels), protestants et catholiques professent le même Christ ; et d’ailleurs, la Réforme, historiquement, est issue du catholicisme. Donc, je me sens personnellement sali par l’abbé Pierre.
Des goupillons, la grenade
Et c’est bien pourquoi ce qu’on apprend (et on en apprendra encore) sur l’abbé Pierre me met dans une colère noire. Toute une vie passée à faire le bien, à secourir les malheureux, à plaider pour la justice sociale jusqu’à siéger sur les bancs de l’Assemblée Nationale, à développer un magnifique mouvement international, Emmaüs, dont la marque de fabrique consiste à mettre au travail des gens que la misère et les accidents de la vie ont plongés dans le désespoir. Et toute cette vie d’engagement faite au nom du Christ ! Et tout cela entaché, souillé post mortem, par des révélations concordantes. J’ai même appris de source directe qu’un diocèse des Alpes détient des rapports sur le sieur Henri Grouès remontant à 1965 : ça promet ! Que ne les eût-on diffusés plus tôt ! Seulement voilà : il faut protéger la réputation de l’Église catholique. Inutile de dire que la grenade pleine de fiente lui explose aujourd’hui à la figure (déjà avec l’affaire Jean Vanier…).
Là où Camus cala
On sait aussi que j’aime beaucoup Albert Camus. Pour faire bref, ce que j’ai toujours aimé chez cet homme qui fait tant de bien à sa manière, c’est qu’il ne se racontait pas d’histoires et que, s’il se mentait, ainsi qu’il le confesse indirectement dans La Chute puis plus directement dans Le Premier Homme, il ne tenait pas longtemps avant de confesser ses arrangements avec la réalité de sa vie. Or, sur quoi portaient ses accommodements ? Sur son comportement de Don Juan, d’homme à femmes, de womanizer comme on dit en anglais. Dans un carnet préparatoire au Premier Homme, roman quasiment autobiographique, Camus écrit : « J. a quatre femmes à la fois et mène donc une vie vide. » Si elle n’était que vide, ce ne serait pas si grave. Le problème, c’est qu’elle fait du mal à autrui, en l’occurrence à l’épouse (à l’épouse aimée), Francine, que l’infidélité chronique de son mari poussera à la dépression et à la tentative de suicide – symbolisée, dans La Chute, par la femme qui se jette dans la Seine sans que le « juge-pénitent » lui porte secours.
Alors, pourquoi admirer Camus et réprouver Henri Grouès, son aîné d’un an ? Parce que Camus, lui, ne se parait pas du nom de chrétien, parce qu’il ne compromettait pas le Christ par ses actes peu reluisants. On peut même aller jusqu’à dire, comme on le lit dans un ouvrage paru en 2019,(1) qu’un des éléments (certes pas le seul) qui ont empêché Camus de devenir disciple de ce Christ pour qui il n’avait « que vénération et respect », c’est qu’il n’était pas prêt à renoncer à ses infidélités. Il avait compris qu’au Christ on donne tout, sans se ménager un domaine réservé (par exemple les femmes) : « Le christianisme qui est une religion totale, […] ne peut admettre cet esprit où l’on fait seulement la part de ce qui doit, à son sens, avoir toute la place », disait-il.(2) Apparemment, pour l’abbé Pierre, et malgré la force respectable de son implication en faveur des pauvres, le christianisme n’était pas une religion totale.
On rétorquera que les humains ont leurs faiblesses, que nul n’est parfait, ce dont je conviens d’autant plus aisément que le Christ est venu pour sauver les humains qui, sans exception, sont tous pécheurs. Néanmoins, il faut faire la différence entre un, voire des instants d’égarement, et une attitude systématique (et systémique au niveau de la hiérarchie qui a couvert ces agissements) qui ne relève plus du dérapage mais du vice cultivé, entretenu, non affronté, non soigné, non confessé. L’abbé Pierre n'a pas dérapé dans l’inconduite sexuelle : il s’y est complu, et de la pire façon qui soit : par l’agression, par le vol de relations non consenties, ce qui, là encore, fait une différence radicale par rapport à Camus sur qui, jusqu’à présent, aucune allégation de violence faite à une femme ne circule.
Ne pas se tromper de modèle
Reste le gros problème connexe : celui de la crédibilité des chrétiens. Or, des faux-témoins du Christ, il y en a. Lisez les admirables chapitres 5 à 7 de l’Évangile selon Matthieu : Jésus y parle de la cohérence entre la foi et les actes. Quand cohérence il y a, les gens s’en émerveillent (5.16). Mais quand l’arbre porte de mauvais fruits, ceux qui disent « Seigneur, Seigneur » sans faire la volonté de Dieu seront les plus gravement condamnés (7.15-23). La plupart des chrétiens se situent entre les deux : jamais complètement fidèles au Christ dont ils se réclament, mais pas non plus des hypocrites radicaux dont la vie serait totalement contraire à l’éthique chrétienne (pour employer un terme moderne) ou aux commandements divins (pour employer un langage plus biblique). On a vu une pancarte sur une église américaine : « Réservée exclusivement aux pécheurs » (« For sinners only »). Il y a dans ce slogan une vérité profonde.
Quelques conclusions à tirer de tout cela. D’abord, que tout « païen » qui ne veut pas devenir chrétien en arguant du fait que les chrétiens ne sont pas des modèles… a raison. En effet, aucun chrétien ne mérite la vénération, sentiment que, hélas, l’abbé Pierre s’était attiré. Cela, ça s’appelle de l’idolâtrie.
Et là encore, Camus nous éclaire. Dans une lettre écrite à Francis Ponge le 20 septembre 1943, il fait au sujet du christianisme cette remarque admirable : « …on ne doit pas juger d’une doctrine par ses sous-produits, mais par ses sommets. »(3) Il la reformulera dans un entretien en 1948. Encore faut-il préciser qu’il se référait à des chrétiens éminents (les « sommets ») : Saint Augustin, Pascal, Bernanos, etc., qui sont tous des êtres imparfaits. C’est pourquoi il faut monter un cran au-dessus : pour le chrétien, le sommet du christianisme, c’est… le Christ. Et le protestantisme insiste beaucoup pour dire qu’il est le seul sommet, le seul Seigneur, le seul Sauveur, sans sous-fifres ni intermédiaires, fussent-ils au bénéfice du sacrement d’ordination (qui n’existe pas en protestantisme ; un pasteur n’a pas de statut sacré).
Autrement dit, deuxième conclusion : que personne n’abuse de l’argument des mauvais chrétiens pour s’abstenir de devenir soi-même chrétien. L’honnêteté consiste à ne pas trop regarder les sous-produits que nous sommes, mes coreligionnaires et moi, mais le sommet, le Christ, dont les Évangiles rendent si admirablement compte. Comme son nom l’indique, la doctrine chrétienne s’évalue à partir du Christ, pas à partir de toutes les déformations écrites ou vécues qui l’ont trahi.
Fort heureusement, il existe quand même des chrétiens et des chrétiennes qui dégagent une lumière particulière, et dont la vie est, comme on dit, probante. Sachons les reconnaître, sans jamais les vénérer.
1- Philippe Malidor, Camus face à Dieu, Excelsis, 2019.
2- Actuelles I, volume Essais, p. 380 de l’édition de la Pléiade de 1965.
3- Albert Camus – Francis Ponge, Correspondance 1941-1957, Gallimard, 2013, p.92.