Comment David Ricardo retombe toujours à pieds joints sur la quantité de travail

par Michel J. Cuny
mardi 12 novembre 2024

Outre que le prix de marché, cette écume que la loi de l'offre et de la demande produit par-dessus le flot de la valeur d'échange, réelle, naturelle, peut réussir à présenter comme équivalentes des marchandises incorporant des quantités de travail différentes, il est le seul instrument dont nous disposons pour nous repérer économiquement parmi l'ensemble des produits. Cela se retrouve dans la gestion même de la production et des choix dont elle est l'objet. Par ses variations de niveau, le prix de marché aide à distinguer les bonnes ou les moins bonnes occasions d'investir. C'est ce que nous rappelle David Ricardo :

« Ce n'est qu'en raison de telles variations que le capital est parfaitement réparti dans les quantités requises, et sans plus, entre les productions des diverses marchandises demandées. Lorsque le prix augmente ou diminue, les profits dépassent leur niveau général ou tombent en deçà ; le capital est alors attiré vers les emplois où la variation de prix s'est produite, ou en est détourné. » (Idem, page 109.)

Nous retrouvons bien, là, le balancement permanent entre l'offre et la demande... Et même une certaine façon pour le capital de se répartir...

L'analyse économique ne peut cependant se satisfaire de la seule observation des processus tels qu'ils apparaissent à nos regards et à notre expérience quotidienne. Il s'agit, pour elle, de saisir les systèmes de causalité qui sont sous-jacents. Pour David Ricardo, cela consiste à revenir à ce qui fait véritablement loi scientifique sous cette loi d'occasion qu'est celle de l'offre et de la demande : la question des quantités de travail, et donc la redoutable question de la survie du travailleur...
« Avec le progrès de la société, le prix naturel du travail a toujours tendance à augmenter, car l'une des principales marchandises qui règle ce prix tend à devenir plus chère en raison de sa plus grande difficulté de production. Cependant, les améliorations dans l'agriculture ou la découverte de nouveaux marchés d'où on peut importer des vivres, peuvent, pendant un temps contrecarrer la tendance à l'augmentation du prix des biens nécessaires, et même provoquer une baisse de leur prix naturel  ; les mêmes causes produiront des effets comparables sur le prix naturel du travail. » (Idem, page 114.)

D'où nous inférons que, pour David Ricardo, ce n'est pas le déséquilibre réel entre les quantités de nourriture produites et l'augmentation de la population qui compte. Ce qui compte, ce qui menace l'équilibre économique et social, c'est l'évolution de la valeur réelle des biens nécessaires à assurer la survie de l'ouvrier et de sa famille, et le confort convenu qui va avec.

Nous allons bientôt voir que c'est là que la rente foncière pointe le bout de son petit nez.

Pour nous avancer sur le délicat terrain de la rente, armons-nous de la présentation que David Ricardo a bien voulu en donner :
« La rente est cette part du produit de la terre payée au propriétaire foncier pour l'usage des facultés productives originelles et indestructibles du sol. » (Idem, page 88.)

Part payée par qui ? Par le fermier, qui, de son côté, emploie des travailleurs agricoles, et utilise non seulement la terre qu'il loue auprès du propriétaire, mais les bâtiments et les outils qui s’y rattachent. De la vente des produits de la ferme, il déduira la rémunération du personnel qu'il emploie, l'usure des bâtiments et des outils, le montant des loyers dus au propriétaire, les divers impôts : le voici en présence de son profit. Rien qui, jusqu'ici, différencie le fermier d'un etrepreneur de l'industrie. Point de rente. C'est-à-dire, dans le langage de David Ricardo : point de rémunération pour l'usage des facultés productives originelles et indestructibles du sol.

C'est que nous avons feint d'oublier quelque chose. D'une certaine façon, la nature, ça marche tout seul. Certes, le travail agricole est rude. Mais la nature elle-même n'est pas avare de quelques miracles : pour peu qu'il y ait des pommiers, il y aura bientôt des pommes ; pour peu que, dans un sol adéquat, on plante une autre variété de pommes, il n'y aura bientôt plus qu'à se baisser et fouiller la terre elle-même pour en dégager ces mêmes pommes de terre dans une quantité "extraordinairement" plus grande.

Un peu de travail (laisser quelques pépins de pomme ici ; quelques pommes de terre enfouies là), un peu de patience... Et le tour est joué ! Voilà donc ce qui serait constitutif de la rente.

Pour qui est propriétaire du sol...

Mais revoici David Ricardo :
« Il reste cependant à examiner si l'appropriation de la terre et la création de la rente qui en découle, ne feront pas varier la valeur relative des marchandises indépendamment de la quantité de travail nécessaire à leur production. » (Idem, page 89.)

S'il faut en croire le début de cette phrase, la rente serait la conséquence directe de l'appropriation de la terre, c'est-à-dire de l'appropriation privée de cet outil de production qu'est (semble-t-il) la nature, ou un petit coin de celle-ci. Cependant que la seconde partie introduit un petit quelque chose auquel David Ricardo tient beaucoup, mais qui prend ici une figure un peu étrange : le travail de production.

Effectivement, la nature, c'est tout uniment : "facultés productives originelles et indestructibles du sol". Cela travaille... Dieu ou divinités divisées, cela travaille... pour le propriétaire. Qu'il loue sa parcelle à un quelconque fermier tout occupé, lui, à louer les bras des cueilleurs de pommes et autres arracheurs de pommes de terre, et voici que la rente due aux "facultés productives originelles et indestructibles du sol" lui tombe dans la poche (rente absolue).

Plus seront grandes ces miraculeuses "facultés" par rapport à celles dont bénéficieront les terres appartenant à des propriétaires moins chanceux que lui, et plus sa rente sera considérable (rente absolue, plus rente différentielle)...

Mais peut-on dire, pour autant, que Dieu ou les divinités divisées "travaillent" pour les propriétaires terriens ? C'est ici que Ricardo entre en contradiction avec lui-même. Puisque voici une production qui ne prendrait pas sa valeur économique dans un temps de travail (humain). Est-ce possible ?

Michel J. Cuny

 


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